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Faut-il ou non exposer les corps des momies incas découvertes en 1999 au sommet d’un volcan andin ? La polémique fait rage entre les autorités culturelles de la province de Salta et le Ministère de la culture argentin soutenu par la majorité des communautés indigènes. Au pied des Andes, le MAAM (Musée d’archéologie de haute montagne) de Salta, sous la pression des autorités touristiques, prévoit de montrer dans quelques semaines les corps parfaitement conservés depuis 500 ans de 3 enfants sacrifiés selon les rites Incas. A Buenos Aires, au contraire, on voit d’un mauvais œil cette initiative qui ne correspond plus aux tendances de la muséologie contemporaine. D’autant que les corps appartiennent à une culture préhispanique dont les descendants, encore nombreux au pied de la cordillère des Andes, sont partagés sur l’opportunité de l’exhibition.
En mars 1999, après un mois de recherches, une équipe internationale d’archéologues financée par le National Geographic découvre les momies de 3 enfants. Ceux-ci ont été sacrifiés selon les rites incas, c’est à dire le plus près possible du soleil, au sommet du volcan Llullaillaco, à 6630 mètres d’altitude.
Les recherches se font dans des conditions climatiques apocalyptiques, avec des températures avoisinant les moins 40, des tempêtes de neige subites qui ensevelissent le camp de base. L’anthropologue allemand Johan Reinhardt n’en est que plus admiratif pour ce sanctuaire du peuple précolombien. « Les conditions de nos recherches n’ont fait qu’accroître mon respect pour l’exploit des Incas, qui ont non seulement creusé les tombes mais aussi construit des abris avec des pierres trouvées sur le sommet à plus de 6000 mètres d’altitude. » Les corps qui reposent dans ces tombes, les plus hautes du monde, sont ceux de la « fillette foudroyée », une enfant de 6 ans au corps brûlé par la foudre, de la donzelle, ou « vierge du soleil », d’une adolescente d’une quinzaine d’années et d’un garçonnet de 7 ans. L’enfant a dans son trousseau des miniatures gravées représentant des troupeaux de lamas.
Les momies sont confiées au laboratoire d’anthropologie de l’Université catholique de Salta. Des chercheurs chiliens mais aussi péruviens et des archéologues du Smithsonian Institute de Washington, un musée dédié aux cultures indigènes, sont impressionnés par le parfait état de conservation des momies. Pour éviter la prolifération des bactéries dans les tissus humains, les corps sont conservés à une température de moins 13 degrés.
Après des années d’observations scientifiques, les autorités de la province de Salta, qui ont financé l’expédition, les études, et les locaux permettant la conservation optimale des corps, désirent recueillir les fruits de leur investissement. Elles veulent exposer les momies dans le Musée d’archéologie de haute montagne ( MAAM), inauguré en novembre 2004.
Question éthique
« Nous nous sentons presque obligés vis-à-vis des habitants de Salta qui nous le demandent de montrer les momies », affirme Gabriel Miremont, directeur du MAAM. « Ce musée est au service de la communauté et les visiteurs ont le choix d’entrer ou non dans la salle qui expose les corps », poursuit-il .
Americo Castilla, directeur des musées et du patrimoine au Ministère de la culture argentin, est lui résolument contre : « La tendance actuelle est de ne pas montrer des restes de corps humain en les exhibant comme des trophées. Ce n’est pas éthique. »
En réalité, si on veut voir des momies incas en Argentine, il suffit d’aller au Musée ethnographique de la ville universitaire de La Plata, à une cinquantaine de kilomètres de Buenos Aires, ou dans le petit musée de la bourgade de Cachi aux pieds des Andes, à quelques heures de piste de Salta. « Le musée de La Plata a une politique d’exposition archaïque issue du XIXe siècle, où exhiber des restes humains était exotique. Nous vivons à une autre époque et par simple respect pour les descendants des Incas, je ne suis pas favorable à ce que soient montrées des momies qui ont été enterrées rituellement. De plus, leur valeur historique et scientifique pourrait être compromise par une exposition », affirme Ines Baffi bio-archéologue du Musée ethnographique de Buenos Aires.
La polémique gronde aussi parmi les descendants des peuples pré-hispaniques. Une minorité d’indigènes, estimant que le musée de Salta est un lieu sacré, est favorable à ce que leur culture soit montrée au public. Ces voix affirment que « l’éthique ne repose pas dans l’alternative de montrer ou ne pas montrer les corps mais plutôt dans la manière dont les momies sont exposées » .
L’AIRA (Association indigène de la République argentine), qui regroupe 70% des communautés indigènes, est résolument contre et évoque « la profanation d’un lieu sacré » qui a été ressentie « comme une violation de la culture de nos ancêtres ».
Par Antoine Bigodesde Buenos Aires
Le Temps. Genève, le vendredi 14 octobre 2005.
© Le Temps, 2005 .