Accueil > Empire et Résistance > Union Européenne > Un Etat de mal-être
Quelques semaines après les élections au Parlement européen et les élections anticipées au Royaume-Uni et en France, il serait peut-être utile de tenter une approche de la réalité du continent qui, aujourd’hui encore, et après des siècles de colonialisme et de génocides à domicile, se considère toujours comme le « Phare civilisateur de l’Humanité » et entend continuer à influencer, de manière manifeste, l’Amérique Latine.
Depuis l’époque de la Vice-royauté, la fascination pour les idées européennes et l’utopie de copier la Révolution Française ont fait l’objet d’un grand débat jusque dans les rangs des patriotes, entre ceux qui croyaient qu’il fallait faire une Révolution « à la française » et ceux qui pensaient que la libération de notre continent impliquait une série d’accords avec « les ennemis de nos ennemis » pour renforcer notre position émancipatrice. Mariano Moreno et José de San Martín ont peut-être été les visages les plus visibles de ces débats. La contribution de chacun d’eux à la libération du continent, sur le plan factuel et pratique, nous donne aussi une idée du succès concret de chaque stratégie.
Par ailleurs, à propos de la situation présente pathétique du tombeau de José de San Martín, jamais reconnu dans sa dimension réelle et honoré comme l’est Artigas, occupant la centralité de la Place Principale de Montevideo. San Martín reste encore « caché » à l’intérieur de la cathédrale de Buenos Aires, qui non seulement a conspiré contre l’émancipation américaine en tant que bras colonisateur du Royaume d’Espagne, mais a été présent dans toutes les conspirations contre le mouvement populaire argentin depuis ces années-là. Peut-être que « l’ignorance belgraniene » de certains gouvernements, assumant un rôle mineur pour San Martín, a fait qu’il n’a reçu toujours pas l’hommage qu’il mérite. Belgrano lui-même, sauvé par San Martín de son échec dans l’Armée du Nord, ne serait pas d’accord avec une telle stupidité.
Des années plus tard, l’invasion franco-britannique explicitera le rôle que la « grande Europe » assignait à notre pampa et la décision de San Martín de remettre son sabre à Juan Manuel de Rosas rendra encore plus explicite son opinion sur les « civilisateurs européens ».
Déjà au XXe siècle, le péronisme a fait son apparition, promouvant l’indépendance des facteurs de pouvoir et d’influence internationales de l’époque, et proposant ce qui aurait dû être, et n’était pas, une dimension stratégique et définitive de notre politique étrangère : la Troisième Position et le Nationalisme Populaire.
L’Europe a détesté et a toujours détesté le Péronisme, comme elle a détesté tout ce qui menace son hégémonie idéologique et politique, et le disqualifie comme autoritaire. Les mêmes qui ont tué des millions de personnes en Afrique, les mêmes qui ont détruit l’Algérie, les mêmes qui ont condamné l’Inde au servage, les mêmes qui ont massacré et violé des femmes et des enfants dans toute l’Amérique latine, nous disent que le péronisme est autoritaire et que le « populisme » est une menace pour la communauté. Cela se produit avec la contribution opportuniste de certains camarades qui, dans leur vocation de séminaristes européens tous frais payés, nous disent que la mise à jour du péronisme est le progressisme de l’Agenda 2030, explicitant ainsi une remarquable vocation de soumission euro-centriste.
C’est dans ce contexte que se sont déroulées les récentes élections en Europe, avec deux banquiers à la tête des gouvernements du Royaume-Uni et de la France, dans cette nouvelle politique des « pays gouvernés par leurs propriétaires » que nous a apportée le néolibéralisme mondialiste après l’effondrement du mur de Berlin. Depuis lors, les entreprises transnationales et le Département d’Etat ont décidé qu’avec la fin de la « menace communiste », il était possible de désinvestir dans les droits sociaux puisque la menace de changements indésirables disparaissait.
L’alternative à celle des « pays gouvernés par leurs propriétaires » mise en pratique ces dernières années semble être le nouvel « internationalisme financier progressiste », héritier imposteur de l’ancien internationalisme ouvrier de la gauche européenne et qui trouve dans le Parti socialiste européen son plus grand articulateur institutionnel.
Entre-temps, les grandes sociétés transnationales ont construit l’option de l’ultra-droite pour « économiser encore plus », car elles ne peuvent même pas supporter l’existence d’États, d’impôts et de salaires en relation de dépendance, les trois grands ennemis de cette mondialisation. De même que dans notre enfance on convoquait des monstres de toutes sortes pour nous discipliner, aujourd’hui l’ultra-droite apparaît, créée par elle-même, pour générer des « accords démocratiques » afin de nous libérer de ce « danger », ce qui revient en réalité à assumer l’injustice sociale actuelle comme permanente face à la possibilité « d’être encore pire ». La dérive conservatrice de l’ancien porteur de changement est tout simplement aberrante. Le triomphe culturel de cette droite financière, nettement pire que l’ancienne droite politique - il suffit de comparer Jacques Chirac à Emmanuel Macron pour comprendre de quoi il s’agit - semble d’une ampleur gigantesque.
Dans ce scénario, seuls quelques leaders réellement populaires méritent d’être distingués pour leur cohérence et leur courage. Jeremy Corbyn au Royaume-Uni, Jean-Luc Mélenchon en France et Sahra Wagenknecht en Allemagne, qui dans son excellent livre « Les vaniteux, un contre-programme en faveur de la cohésion sociale », remet sévèrement en cause ce qu’elle considère comme la dérive de la gauche européenne autoproclamée et d’une partie de la gauche latinoaméricaine.
Le cas de Corbyn nous donne une idée claire de ce que signifie cette « nouvelle gauche européenne », bras politique sur le continent du Parti démocrate US et de la Banque Internationale. Une petite analyse chiffrée des récentes élections britanniques nous permet de voir que la prétendue « perte de représentativité » du Labour à l’ère Corbyn n’était qu’un mensonge visant à l’évincer de la direction du Labour au Royaume-Uni, pour ne pas s’être soumis au Département d’État et aux politiques de son allié stratégique, le génocidaire israélien Benjamin Netanyahou. En effet, Starmern’a obtenu que 1,6% de plus que Corbyn en 2019, soit 33% des voix, bien loin des 40% de Corbyn en 2017. Cette « grande élection » est due au désastre tory de Rishi Sunak, à l’accord de Starmer pour évincer Corbyn et accepter d’être un Premier ministre « obéissant » du Département d’État au Royaume-Uni, et à un système électoral de circonscriptions uninominales, qui fausse considérablement le rapport entre les sièges remportés et les suffrages exprimés.
Le système électoral français, encore pire que celui du Royaume-Uni, mis en place sous la Cinquième République avec un scrutin uninominal dans le seul but d’empêcher le puissant Parti communiste français de l’époque de prendre le pouvoir, a été le principal facteur, avec l’accord explicite entre le Nouveau Front Populaire et le macronisme, qui a empêché la majorité parlementaire de la force de Marine Le Pen, qui, de toute façon, est restée la plus votée lors du scrutin avec près de 34 % des voix devant le Nouveau Front Populaire, qui en a obtenu 28 %. L’ensemble de la « gauche », qui n’est appelée ainsi que dans un geste de compréhension condescendante, dispose de 182 députés sur 577 sièges.Près d’un tiers contre 67% des sièges détenus par le macronisme et la force Le Pen. À cela il faut ajouter que toutes les forces du Nouveau Front populaire qui n’appartiennent pas à la France Insoumisede Mélenchon, sont plus heureuses de voir un accord « républicain » avec Macron - qui restera en poste jusqu’en 2027 - que de soutenir le candidat de Mélenchon au poste de Premier Ministre, puisqu’il n’est même pas le candidat de la France Insoumise lui-même, mais la députée à l’Assemblée Nationale Clémence Guetté, élue dans la deuxième circonscription du Val-de-Marne.
L’Amérique Latine doit cesser de se regarder dans le « miroir européen ». Le progressisme des néolibéraux à prétention écologique et multiculturelle n’est pas une option à envisager dans nos pays pour le triomphe des gouvernements populaires. Le « vieux populisme latinoaméricain » de Perón, Cárdenas et Vargas est beaucoup plus important dans notre histoire et notre présent. Le progressisme euro-centriste a neutralisé le potentiel de transformation du populisme latino-américain. Alors que le populisme est apparu lorsque les conditions étaient déjà réunies pour remplacer l’oligarchie foncière par la bourgeoisie industrielle et une nouvelle classe ouvrière pour diriger le régime d’accumulation par la substitution des importations, le progressisme émerge comme une « délégation » lorsque le déclin du régime néolibéral mondial a commencé, mais que le pouvoir du capital financier et corporatif basé dans l’hémisphère nord n’a pas encore été affaibli et que son remplacement par un autre secteur n’est pas encore en vue. Il en résulte une incapacité du progressisme à promouvoir des changements structurels. C’est ce dont souffrent les secteurs populaires européens et ce que nous devons éviter en Amérique Latine.
C’est notre histoire, nos idées et nos traditions qui nous sortiront de ce labyrinthe, et non l’admiration absurde de ce qui se passe en Europe, qui n’a rien de louable.
Le Nationalisme Populaire reste notre clé. L’autre est une mode coloniale opportuniste.
Marcelo Brignoni* pour La Tecl@ Eñe
La Tecl@ Eñe. Buenos Aires, le 10 juillet 2024.
Traduit de l’espagnol pour El Correo de la diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi.
El Correo de la diaspora. Paris, 9 décembre 2024.