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Révélation : comment et pourquoi la banque française a largué ses filiales dans un pays en pleine débâcle financière.
« Partis comme des voleurs ? » L’expression fait s’étrangler un cadre de haut rang du Crédit agricole quand en évoque les conditions dans lesquelles la « banque verte » a quitté l’Argentine, en mai dernier. Le Crédit agricole possédait dans ce pays trois filiales importantes, les banques Bisel, Suquia et Bersa. Au total, le groupe contrôlait entre 6 et 8 de l’activité bancaire argentine.
Le vendredi 17 mai, à la fermeture des guichets, ce réseau de banques lui appartenait encore.
Le lundi 19, à la réouverture, tous leurs clients et salariés avaient été « transférés » sous le contrôle du Banco Nacion une grande banque publique d’Argentine.
L’opération s’est négociée, ni vu ni connu, durant le week-end, entre banquiers français et argentins, avec intervention des politiques à la clef. Des familles de cadres français ont pris l’avion subrepticement. Pour donner le change, les enfants sont allés à l’école jusqu’au dernier moment. Les résidences dans les quartiers chics de Cordoba, ville où siège la Banque Bisel, ont été déménagées. Envolés, disparus, les Français! En quarante-huit heures, le Crédit agricole a tiré un trait sur son aventure dans la pampa. Pénalisant au passage ses clients argentins qui avait confiance en une grande banque privée française? La réponse n’est pas si simple.
Plusieurs mois après, l’émotion n’est pas retombée.
Une délégation de clients de Banco Bisel s’est rendue récemment à Paris en vue de préparer une action en justice contre la banque. Leur avocat, Mt Jean-Pierre Gastaud, se déclare décidé à attaquer devant le tribunal civil. Au Crédit agricole, le sujet Argentine est encore sensible. Lors du comité de groupe du 2 juillet, Jean Laurent, le directeur général de Crédit agricole SA, a perdu son calme après avoir été titillé sur cette question. « C’est la première fois qu’il se fâche depuis qu’on la connaît », relève un participant. Du coup, des représentants syndicaux, préoccupés par les zones d’ombre, ont posé des, questions écrites. C’est Marc Antoine Autheman, l’un des bras droits de Laurent, qui a répondu, lui aussi par écrit, avec la conscience tranquille : « Les alors établissement public, avait obligations vis-à-vis des clients ont été respectées et seront respectées à l’avenir » C’est précisément ce que contestent les clients mécontents. Ils parlent de rupture de la confiance, de garanties financières évaporées et de trahison, en fin de compte.
Rappel historique : Le Crédit agricole arrive en Amérique du Sud par le Chili en 1986, dans le cadre d’un projet de la Communauté européenne datant de 1983. Bruxelles cherchait alors des partenaires bancaires européens pour transférer du capital et des savoir faire dans le Chili de l’après dictature. Aux côtés des Italiens du San Paolo-IMI, le Crédit agricole, alors établissement publique, avait pris environ 20 % du Banco de Désarrollo, sorte de BDPNM chilienne pour le développement social et rural. De fil en aiguille, le Crédit agricole est entré en relation avec une banque argentine, Banco Bisel, elle-même résultant de la fusion d’une quinzaine de coopératives de la riche province agricole de Santa Fe, au nord de Buenos Aires. En 1996, les Français mettent le doigt dans l’engrenage: ils achètent 15 % de Bisel. « Le projet nous intéressait, c’était de l’agrobusiness, une philosophie proche de la notre », se rappelle un des acteurs qui ont mené cette offensive. Deux ans plus tard, le (crédit agricole possédait près de 70 % du capital et se retrouvait seul aux commandes d’un groupe bancaire employant plus de 2 000 personnes, pour un coût d’acquisition global supérieur à 150 millions de dollars.
A l’époque, les ambitions de développement en Argentine sont soutenues financièrement par Paris. En février 2000, le CA, via sa filiale Bisel, met 157 millions de dollars sur la table pour acquérir la Banque Suquia, omniprésente dans la région de Cordoba. A elles deux, Suquia et Bisel détiennent 347 agences. Par ailleurs, le Banco Bisel grappille. En 1999, il achète la Banque Bersa (Banco de Entre Rios), l’année suivante, deux agences de l’ex-Banco Almafuerte, puis sept agences du Banco Israelita de Cordoba, « Le Groupe Bisel joue un rôle essentiel dans l’ensemble du tissu local des provinces de l’intérieur comme banque des particuliers, des PME ou du négoce agricole », rappelle un observateur français. Quand Jean Laurent explique, en septembre 2002, dans un magazine interne du groupe, que « la participation de la Caisse nationale du Crédit agricole au capital du Banco Bisel était plus de nature historique que stratégique », il minimise la réalité. L’Argentine a fait partie intégrante de la stratégie du groupe en Amérique latine. Seulement la stratégie a change. Et la crise financière argentine a précipité le départ du mutualiste français.
Des plombiers ouvrant les coffres au chalumeau
Du strict point de vue bancaire, ce que les expatriés du Crédit agricole ont vécu en Argentine cri 2001 et 2002 s’apparente à un stage commando accéléré. La « pesification asymétrique des bilans », le corralito, les amparos ... ,autant de contraintes locales inimaginables de ce côté-ci de l’Atlantique. Dès le début de l’été 2001 filtrent les premières rumeurs sur la fin du PEG, le principe de convertibilité fixe peso-dollar au taux de 1 pour 1.
Dans l’urgence, les Argentins convertissent leurs pesos et vident leurs comptes. Entre le 30 juin et le 30 novembre 2001, le système bancaire perd 25 % de ses dépôts. Pour stopper l’hémorragie, fin novembre 2001, le gouvernement instaure le corralito, autrement dit le blocage des dépôts. Mais la tempête juridique se lève, sur fond de rivalité entre le pouvoir exécutif et judiciaire. Sur le million de clients de la Banque Bisel, 60000 auraient déposé plainte. Les magistrats déclarent la mesure inconstitutionnelle. Le corralito est assoupli.
Début 2002, les juges locaux obtiennent la possibilité de prononcer des amparos (des référés), exécutables immédiatement et sans appel suspensif, afin que les clients puissent récupérer leurs fonds. La suite relève presque des faits divers. Des juges se présentent dans les agences, brandissant leurs amparos, accompagnés de plombiers pour ouvrir les coffres au chalumeau si le fonds de caisse ne suffit pas, des directeurs de succursale sont mis en garde à vue.
La « pesification asymétrique des bilans » complète le tableau. A compter du 14 janvier 2002, les dollars sont convertis d’office au taux de 1,4 pour 1 peso; 10.000 dollars en banque deviennent ainsi 14.000 pesos. De leur côté, les crédits restant convertis au taux de 1 pour 1. « D’un trait de plume, la valeur des bilans est mécaniquement amputée de 28 %, constate laconiquement un analyste d’une grande banque, On les place de fait en position de déséquilibre, » Du coup, les filiales du Crédit agricole, comme toutes les banques de détail, sont confrontés à des problèmes de liquidités, Fin 2001, la maison mère envoie une équipe de « nettoyeurs » pour sauver ce qui peut l’être, il est vrai que l’addition commence à être salée. Entre le deuxième semestre 2001 et début 2002, le Crédit agricole a dû consentir une rallonge de près de 130 millions de dollars pour relancer la machine. Désormais, Paris ne veut plus payer sans contreparties.
Pour rester en argentine, les Français posent leurs conditions, que les autorités fassent cesser les emparés, que les imprécisions réglementaires soient semblées, que la « pesification » soit compensée. Au fil des mois, les hommes du Crédit agricole font monter la pression, raconte un témoin du premier cercle. Ils s’étaient fixé une limite, en gros, fin avril. Mais la situation ne s’améliore pas. A la mi-mai, ils se rendent à la banque centrale : "Nous ne sommes plus là pour discuter des conditions de notre maintien, expliquent ils. Le Crédit agricole s’en va, Nous venons discuter les modalités de notre dépôt," » Si les Argentins pensaient qu’il s’agissait d’un bluff, ils se trompent : il est déjà trop tard. Des hauts gradés de la banque verte arrivent de Paris et de New York pour finaliser le retrait.
Pour sauver les filiales,
un décret d’urgence nationale
Entre le samedi 18 et le dimanche 19 mai, une solution de continuité est trouvée in extremis, non sans le renfort de pressions politiques. Il est vrai que Carlos Reuteman, l’ex-pilote de FI devenu gouverneur de la province de Rosario, et José Manuel de la Sota, gouverneur de la province de Cordoba, sont deux des candidats probables à la présidentiels de 2003. Impossible pour eux de laisser Bisel et Suquia couler. Le gouvernement signe un décret d’urgence nationale fondé sur l’article 35 de la loi bancaire argentine. A proprement parler, le Crédit agricole ne vend pas ses filiales, il en transfère l’activité (dépôts et salariés, dans un premier temps) à trois nouvelles banques dépendant du Banco Nacion, qui prend ainsi le relais. Ce dispositif permet au Crédit agricole de soutenir que nul n’a été lésé, que l’opération, conforme à la loi bancaire, est transparente pour le client, puisque finalement seul l’actionnaire principal a changé.
L’accusation réfute ce système de défense en rappelant que toute la stratégie ont confié leur épargne à la banque commerciale de la Banque Bisel était axée sur son adossement au Crédit agricole. De faite, la relecture de certaines déclarations est édifiante. Le 6 décembre 1998, dans un entretien au quotidien Clarin, le directeur général du Crédit agricole, Lucien Douroux, déclarait : « je veux remarquer que notre présence majoritaire dans la Banco Bisel donne la sécurité à l’épargnant et au système bancaire argentins », ajoutant même : « La Caisse national est responsable de la liquidité et de la solvabilité ». « Fort de cet engagements, des milliers d’épargnants argentins ont confié leur épargne à la banque vert », estime l’un des clients du banco Bisel. Selon lui, le Crédit agricole « ressassait à satiété » son statut de banque internationale afin de donner confiance aux déposants. Effectivement, sur les documents commerciaux de l’époque, le logo du Crédit agricole est accolé à celui de Banco Bisel. « Or la confiance est le principal produit que vendent les banques » souligne cet interlocuteur. Par ailleurs, si les comptes ont bien été transférés des anciennes banques vers les nouvelles sans conséquences immédiates, qu’en sera-t-il à moyen terme? « Le cas du Crédit agricole a été jugé, ici, comme scandaleux.
Les Argentins ont été très choqués et surpris, d’autant que le Crédit agricole jouissait d’une excellente image de marque », raconte une journaliste française à Buenos Aires, Selon le quotidien régional La Capital, le 21 mai, à Cordoba, 3 000 personnes ont manifesté aux cris de « Français, fils de putes! »
Aujourd’hui, il existerait un projet crédible de reprise du Banco Bisel par des coopératives agricoles de la région de Rosario. Quoi qu’il en soit, le 19 septembre, cent vingt jours après la réunion au sommet du 19 mai, la licence des « anciennes » banques Bisel, Suquia et Dersa leur a été définitivement retirée, comme le prévoit la réglementation bancaire.
C’est la fin du tango de la banque verte.
Par Gilles Lockhart
L’Expansion, novembre 2002. Numéro 669.