Les sociétés se protégent elles-mêmes ; la culture reproduit des ressemblances. Par conséquent ce qui est étrange, le hors contemporain, tend à être neutralisé. Le mécanisme ad hoc est la ségrégation, l’exclusion. Méticuleusement Michel Foucault nous enseigne - « Histoire de la folie à l’époque classique » - que dans la modernité occidentale (capitalisme industriel) l’espace de marginalisation de « l’irrationalité » fut perfectionné en développant pour cela les dispositifs « scientifiques » pertinents : l’asile et le médecin psychiatre. La folie n’est pas seulement la maladie mentale ; c’est le « surplus » de la logique dominante.
Ainsi, en décrivant la Salpêtrière - la plus grande maison de fous d’Europe - au XVIII ème siècle , Thénon dit : « on reçoit des femmes et des filles enceintes, des nourrisses avec leurs enfants ; des enfants mâles de 7 ou 8 mois jusqu’à 4 ou 5 ans ; des enfants de tous les âges ; vieux et vieilles, fous furieux, imbéciles, épileptiques, paralytiques, aveugles, estropiés, teigneux, incurables de toute classe, etc.. ».
La société « produit » ses marginaux. Dans notre cosmovision occidentale (de nos jours déjà globale) la raison est la règle qui guide la marginalisation ; les divergences qui la concerne sont sanctionnées comme insensées, inadéquates. La consigne est : « le rêve de la raison produit des monstres ». On peut certainement faire entrer dans cette divergence tout ce qu’on souhaite (le « etc.. » de l’énumération de Thénon).
Toute société maintient une accumulation de règles qui constituent sa normalité ; la société industrielle, plus qu’aucune autre (certainement compte tenu de la complexité de son fonctionnement) préserve sa normalité en séparant gravement les « corps étrangers ». Dans des sociétés moins complexes, l’espace pour la marginalité est plus petit ; dans un monde super spécialisé, avec une division du travail marquée, profondément compétitif, il est davantage possible que quelqu’un reste sur le chemin de l’intégration. Dans un monde tellement multidisciplinaire, il y a plus de place pour les sous mondes ; il est ainsi que nous trouvons des sous mondes de la pègre, de la mendicité, des drogues, de la vie dans les rues (il faudra ajouter ceux des « incurables de toute classe » ?)
La solidarité, la tolérance, l’altruisme dans leur acception la plus large ne sont pas, nécessairement, ce qui caractérise le plus dans l’expérience humaine. La tendance à la ségrégation ressort avec trop de facilité. « La Communauté humaine est maintenue unie grâce à deux facteurs : l’empire de la violence et les liens affectifs » dit Freud dans une réflexion soupesée de sa maturité (« El pourquoi de la guerre », 1932). Amour et haine vont de paire, indissolublement. Ce qui est étranger, avant tout, produit un rejet. De là, à la stigmatisation il y a seulement un pas. De nos jours on ne brûle pas sur des bûchers les possédés (« incurables toute classe » et « etc.. ») mais on les marginalise avec le plus grand soin : on les confine (dans des asiles de tout poil : asiles, prisons, maisons d’arrêts, centres gériatriques, maisons de charité). Sans ironie : cela est une amélioration dans la condition humaine. Mais le discordant continue à être le lépreux d’autrefois : encagoulé et avec une cloche pour annoncer son passage. Sont moins nombreux les pays dont la constitution (et ensuite dans la pratique quotidienne) assurent la non discrimination des minorités désavantagées. La bienfaisance est une forme de ségrégation.
Nous pourrions conclure que la marginalisation est un processus « naturel » de la société complexifiée qui soutient dans des caractéristiques propres ce qui est humain. Cela fait peur, et par conséquent on marginalise, tant un vagabond qu’un délirant ou un handicapé mental, un homosexuel autant qu’un séropositif, une prostituée ou un délinquant.
Vers une nouvelle marginalité
Un soldat qui retourne de la guerre ou un chômeur ne sont pas des marginaux ; ils ont la possibilité de s’intégrer à nouveau dans le tissu social dont, pour des raisons diverses, ils ont été éloignés. Et dans en sens strict ne l’est pas non plus l’anachorète qui a choisi la vie isolée et éloignée. La marginalité entraîne la marque de ce qui est blâmable moralement, de ce qui est anathématisé. Il s’ensuit que l’on isole, y compris physiquement en confinant.
Depuis quelques années, le monde prend de telles caractéristiques qui font que le phénomène de la marginalité cesse d’être quelque chose de circonstanciel pour devenir déjà structurel. De nos jours, nous assistons à la marginalisation pas seulement du pauvre en haillons, du mendiant dans la porte de l’église, mais de populations entières. On parle de secteurs marginaux. Bien que personne ne le dise à haute voix, la logique qui cimente cette nouvelle exclusion part de l’hypothèse qu’il y a des « gens en trop ». La crainte malthusienne du XIXème siècle paraît prendre corps dans des politiques concrètes qui prescrivent qu’il n’y ait pas plus de gens dans la planète (et si on peut moins, tant mieux). La tendance en marche paraîtrait être un monde double : un fonctionnaire, celui intégré, et un autre en sur plus.
Le processus par lequel on arrive à cette situation est sûrement lié au développement spécial de productivité actuelle : une technique éblouissante qui finit par se passer du sujet qui la conçoit. L’être humain commence à être en trop. Il existe un sexe cybernétique dans lequel l’autre en chaire et en os n’est pas nécessaire ; l’image virtuelle a remplacé le couple. La robotique se passera-elle des gens ?
Le poids relatif des pays pauvres est chaque fois plus petit dans le concert international. Les matières premières perdent de la valeur devant les produits qui ont une haute technologie intégrée. Les pauvres sont chaque fois plus pauvres ; et chaque fois ils sont plus confinés aux secteurs marginaux. Sont-ils en trop ? La pauvreté est davantage délimitée davantage située dans des ghettos (peut-être nouvelle forme d’asiles). Mais tragiquement ces grands « sacs » ne sont pas des minorités discordantes mais deviennent des dominants. Les contours des grandes villes du Tiers Monde (et aussi, bien que dans une moindre mesure, de celles du Nord) les zones marginales croissent de façon incontrôlable. Dans quelques cas y loge déjà la moitié de la population de quelques villes. Évidemment le phénomène n’est pas marginal. Les chiffres parlent d’eux mêmes : une naissance sur trois dans le monde a lieu dans des secteurs urbains- marginaux ; et il y a 3 naissances par seconde.
La Banque Mondiale définit la pauvreté comme « l’incapacité d’obtenir un niveau minimum de vie ». Un handicapé (un aveugle, un paraplégique) peut être dans l’incapacité. Mais des populations entières, ne le sont pas. L’impossibilité d’obtenir un niveau minimal de subsistance est située, en tout cas, dans des conditions qui vont au delà ce qui est personnel. La pauvreté croissante qui accable des secteurs chaque fois plus importants dans le monde n’est pas seulement dépourvue de la capacité de se procurer de quoi vivre ; on parle, plutôt, d’un nouveau style de marginalité.
La forme qu’a prise le développement du monde dans l’ère actuelle post industriel est curieuse, et en même temps alarmante. Nous assistons à une révolution scientifique- technique monumentale, qui s’est développée à une vitesse vertigineuse, mais ce qui devrait être au centre de tout, l’être humain concret, reste de côté. L’ère des communications, mais la moitié de la population mondiale n’est à pas moins d’une heure du téléphone le plus proche ; l’essor de l’informatique, mais un tiers de l’humanité n’a pas le moindre accès à l’énergie électrique. On dépense plus de 20.000 dollars par seconde dans des armements tandis que beaucoup n’atteignent pas le niveau minimum de survie. Quelque chose manque dans l’idée de progrès. Quelque chose ne vas pas si l’on peut arriver à accepter naturellement l’existence de secteurs marginaux (quartiers, populations, peut-être pays, continents ?)
Chaque fois plus de gens sont marginalisés de la richesse que l’Humanité produit. La marginalisation nouvelle façon produit des îles de splendeur protégées jalousement de majorités ’excédents’. Et tant que chaque fois plus des gens resteront en marge du festin, plus il y existera des possibilités d’instabilité et de manifestations éventuelles. Ce n’est pas l’intention du présent article de présenter les solutions à un problème aussi difficile, mais bien d’apporter quelque chose dans le débat à ce sujet.
Comme conclusion - et en invitant à continuer l’analyse - disons que bien que le bonheur et la concorde des hommes soient plus un mythe qu’une expérience concrète, elles seront de toute façon inaccessibles tant qu’il y aura quelqu’un qui pense - ou agisse en considérant - qu’il y a trop des gens dans le monde.
Buenos Aires, 15 août le 2004
Traduction libre de l’espagnol pour El Correo de : Estelle et Carlos Debiasi