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17 février 2004

Penser, encore une fois, l’Amérique latine

par José Pablo Feinmann *

 

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Dominique de Villepin, le chancelier français. De visite à Buenos Aires, il a essayé d’expliquer la multipolarité version Paris. La question fut : S’il y avait- un conflit entre les Etats-Unis et l’Amérique latine, vers qui la France pencherait-s’inclinerait-elle ? Et la réponse fut une boutade : "La France ne s’incline pas". Une analyse, au-delà de l’ironie.

La réunion s’est tenue au Club Français. Il s’agit de converser (ou de ce qu’on appelle aussi généralement "échanger des idées") avec un ministre français élégant, sympathique, rapide et de façon enviable bel homme. Enfin, nous y voilà, quelque huit personnes autour d’une table et de quelques tasses de café.

Il est quatre heures de l’après-midi et ce n’est pas mon meilleur moment de la journée, surtout parce qu’il est fait encore jour et que je manque du " meilleur " ou tout au moins du " bon " à ce moment, à l’heure de cette « brutale temporalité », pleine de lumière, et définitivement dépourvue d’ombres, de murmures.

Toutefois, ils nous ont enfermés dans un salon secret ou presque, salon aux fenêtres closes, et dont les lustres et les fines lampes illuminent artificiellement la scène, pour ainsi dire. Quelle que soit l’heure, ce qu’on appelle la "lumière artificielle" (fruit de la créativité humaine - contrairement à ce qu’on appelle la " lumière naturelle ", fille du caractère immédiat du "naturel"- de ce monde sans sujet, sans projet, sans temps, sans histoire, sans métaphysique, ce lieu horrible où, comme dirait certainement Baudelaire, " tous les poulets marchent crus ") active mon esprit, et jusqu’à parfois, mon talent ou quelque chose de semblable à ce que cela devrait être. Quel bon moment, je me dis. Je suis ici, avec un ministre français, le type est ouvert, lucide, et on me demande même que je parle de l’influence de la France dans la culture argentine. Bien, allons -y.

Je lui dis que seul m’intéresse de mentionner quelques aspects très récents de la culture française en Argentine. Vous saurez, je dis, que l’idéologie de votre pays a actualisé Heidegger depuis déjà plus de trente ans, que Heidegger est tombé entre les mains de Derrida et ce dernier transforme le concept de "destruction" (Herr Heidegger, rien que ça, s’est proposé de détruire la métaphysique de l’Occident) dans celui de "déconstruction" et ici, pendant les années quatre-vingt, l’ « académie d’Alfonsin » a assumé avec enthousiasme cette tâche et on s’est lancé à " déconstruire " un pays détruit. Le ministre, maintenant, regarde avec intérêt, je le remarque dans ses petits yeux agiles, coquins : caramba, il pense, "déconstruire" en Argentine ce n’est pas la même chose que "déconstruire" en France, un pays européen, central, reconstruit avec le Plan Marshall et avec la fantastique mythologie que Hollywood a fait de la "résistance", en lavant notre honneur national, pour nous avoir avec eux dans la Guerre Froide. Pauvres argentins, pense-t-il recueilli, non seulement ils n’ont pas eu de Plan Marshall, ni Hollywood - après l’"occupation" du pays par Kissinger et l’Armée nationale de Videla - pour laver la faute du collaborationnisme en leur créant un Victor Laszlo indigène, propre, qui aurait chanté, en 1977, par exemple une chanson de Nicanor Parra ou Silvio Rodriguez dans le bar La Paz. Tout ceci, je le jure, le ministre l’a pensé. Ensuite, il continue : vous et toute l’école occidentale au complet vous vous êtes lancés à détruire le sujet cartésien avec toute sorte d’arguments.

Ce "sujet fort" est - on le dit depuis trop de temps- totalitaire, antidémocratique, il annihile ce qui est pluriel, la multiplicité des points de vue et... je m’arrête parce que les charges sont interminables. (Pauvre Descartes : en fin de comptes, il a seulement servi à rendre la Révolution Française possible.) Mais, Monsieur le ministre, j’attaque à nouveau, nous n’avons jamais eu un "sujet cartésien", ce fut le votre. Nous n’avons jamais eu un sujet fort. Et aujourd’hui, Monsieur le ministre, parce que cela doit arriver une fois, l’Amérique latine doit construire un sujet fort, un caractère central, une totalité non totalitaire, mais au moins, régionale. (Le mot "régional" exprime le summum de mes efforts diplomatiques.) Le ministre sourit, comme s’il acceptait. La conversation collective continue et je ne dis pas qu’on n’ait pas dit de choses peut-être fascinantes, mais seulement, comme ici l’auteur de cette note c’est moi, je vais dire celles que j’ai dites. Je lui dis à la fin, quand nous partions, les serveurs retiraient les petites tasses de café (ou les "tasses", comme dirait Benedetti) et le ministre était prêt pour son prochain rendez-vous, satisfait de celui-ci, des gens instruits, des argentins cultivés, qui ressemblent même à des français. Alors, très sérieusement et déjà presque complètement réveillé, j’ai exposé au ministre quelque chose qui me préoccupe et que je sais préoccuper beaucoup de gens de ce pays, le nôtre. "Comme vous le savez, l’Amérique latine et la France partagent maintenant une même condition : nous sommes des territoires périphériques. Vous n’êtes déjà plus le centre de la culture universelle, les peintres d’aujourd’hui et les artistes en général ne font plus le ’voyage obligé à Paris’, ils vont à New York. Ils vous ont collé EuroDisney. Hollywood vous étouffe avec son cinéma idiot d’explosions et d’effets spéciaux, que vous regardez, comme nous le regardons, comme tout le monde regarde. Le français n’est plus la langue de la diplomatie. Si vous ne parliez pas l’espagnol si magnifiquement que vous le faites, je vous parlerais en anglais. Un anglais rugueux que j’ai appris jeune avec Gary Cooper et Humphrey Bogart, non avec Laurence Olivier ou John Gielgud. En somme, la France, aujourd’hui, appartient au monde de la périphérie. Un monde rasé par la globalisation du belliqueux Empire américain de la communication. La France, aujourd’hui, est plus près de l’Amérique latine que des Etats-Unis."
Je m’arrête, le ministre est sérieux, je sais qu’il n’est d’accord avec rien de ce que je dis. Et moi, à la rigueur, non plus. Ou pas avec tout. Il s’agit, nous verrons, d’une "construction" pour formuler une question inconfortable mais, que je crois, importante. C’est celle-ci : "Monsieur le ministre, en cas de conflit entre l’Empire et l’Amérique latine, vers qui la France pencherait- s’inclinerait elle ?". Le ministre, intelligent et rapide, souligne que la "construction" (la France et l’Amérique latine partagent maintenant la même condition périphérique) a été faite pour conditionner la réponse.

Qui, selon la "construction", devait être : "vers l’Amérique latine, bien sûr". Mais non. Le ministre - pour le dire en « portegno » - envoie une chicane. Une boutade. "La France ne s’incline pas" dit-il. Tous nous sourions de son talent : nous sommes gentils, instruits, le ministre est un enchantement et personne ne lui rappelle le maréchal Pétain. "D’accord", j’accepte. "Disons alors :’qui la France choisit-elle. Ou aussi : ’de quel côté se place t-elle ?’". Ici se termine la narration.

Politique multipolaire

La réponse du ministre Villepin (parce qu’il s’agit de lui) fut la réponse française d’un ministre français : ce fut la réponse de la France. Il a parlé de l’émergence d’un nouvel esprit et d’un espace politique, la multipolarité. Dans ce monde (qu’il montre déjà en laissant derrière celui de la "globalisation") les conflits "bipolaires", entre des "blocs", entre disons, un Empire et sa Périphérie, tendent à disparaître. Le monde de la multipolarité garantit les relations "horizontales" entre des pays, réduit ou élimine les hégémonies, démocratise le monde. Un monde multipolaire est un monde démocratisé.

Bien, il n’est pas difficile de voir le nouveau mécanisme. Il s’agit de retourner à la multiplicité postmoderne, à la pluralité infinie des points de vue, aux dialectes, aux différences (à l’exaltation des différences) et au « kaléidoscopisme ». Le multiculturalisme hérite de tout cet univers conceptuel (créé pour détrôner la notion hegeliano-marxiste de "totalité", en la rabaissant grossièrement) après le postmodernisme et le poststructuralisme.
Si la "globalisation" a été traduite comme "Empire" retournons à ce qui est "multiple". Il s’agit, en somme, d’être défendu de la "globalisation impériale" presque avec les mêmes outils utilisés contre la "totalité" marxiste. De cette "totalité", la marxiste, on a pris sa version burocratico-stalinienne : celle de totalité fermée, totalitaire. Ou (comme il s’agissait de balayer ainsi l’État national) la totalité incarnée dans l’État totalitaire. Sur ces aberrations nous n’allons pas revenir.

Les philosophies POST, le "virement linguistique" ou les simples idéologues (néo) libéraux se sont chargés de dire tout ce qu’il était possible de dire. Est venu ensuite le capital sans frontière, la révolution de la communication, la conquête culturelle planétaire des américains, l’écrasement médiatique des subjectivités et de la "société transparente" POST, il reste des miettes. Le monde s’est globalisé (s’est totalisé) en version américaine. En suite, les Tours. Et après la Guerre de Irak. Et voici clairement : la "guerre préventive", le " eux ou nous " de l’administration Bush a posé la réalité comme elle est : l’Empire est l’Empire et il ne parle pas de dialectes, il ne respecte pas l’autonomie des " pôles ", il rase avec les identités nationales, les États nationaux, l’OTAN, la fierté européenne et les vies iraquiennes ou les vies de tous diables qui s’opposent à lui.

Il n’y a pas politique multipolaire. Les nations se polarisent et soumettent celles qui ne le font pas ou - si elles sont plus faibles - les ajoutent " à leur " polarisation. Le capitalisme est un système totalisateur. Il l’a été depuis 1492, quand il est né, et il l’est aujourd’hui, plus que jamais, au moyen de la grande révolution de ce temps, qui n’est pas marxiste prolétaire, mais, encore une fois, celle du bourgeois conquérant : communicationnelle. Quelques jours après la réunion avec le gentil ministre français une photo (nous le disions franchement) désagréable est sortie dans les journaux : sept ministres de puissances européennes réunis pour, entre autres, représenter devant l’Argentine les intérêts des créanciers. Ils étaient, sans plus, des employés du capital financier, virtuel, sans frontière, qui régit le monde. Ce " pôle " n’est pas un " pôle " ? Ces sept ministres étaient-ils le multipolaire ou étaient-ils " polarisés " (totalisés) par les intérêts de la banque créditrice ? Soyons clairs : ils étaient un pôle créditeur énorme acculant un appauvri pays sud-américain, en tant que petit pôle solitaire et débiteur.

Esclaves et monstres

Le capitalisme devrait être respectueux avec l’Amérique latine. "Ils nous ont découverts" (c’est certain : "ils nous ont découverts" pour le capitalisme qui a été, ainsi, depuis ses origines, globalisateur, un système- monde) et le génocide américain (qui a permis d’incorporer " cette " périphérie " au progrès capitaliste ") est arrivé à ajouter des dizaines de millions de morts. Et il n’y a pas eu (comme à Auschwitz) un Ornement pour y penser, aucune École de Francfort l’indique comme une " rupture de civilisation ", aucun Kafka ne l’a préfiguré, il n’a pas eu un Primo Levi, un Jean Améry, un Paul Celan, aucun enfant n’a écrit un " Journal ", n’a décrit le quotidien de son horreur, parce qu’ il a même manqué d’une Anne Frank, et, peut-être, surtout d’une Anne Frank. Il n’a pas manqué d’un dernier philosophe urbain, non académique et, par conséquent, péniblement oublié par la philosophie de l’Occident des « papers », des chaires illustres, du langage et de ses jeux infinis, cet Occident académique où la philosophie s’est réfugié, et où elle agonise. Il n’a pas manqué d’un Sartre. ("Sartre est un des derniers cas où la philosophie n’a pas été à l’Université, mais présente dans la ville. Quelqu’un qui est dans les carrefours de la ville, de la vie politique, des journaux. C’est un des rares cas et peut-être le dernier dans l’histoire de la philosophie ", Jorge Aleman, (Dérives du discours capitaliste, p 11. 2003.) Dans une préface "maudite" du livre d’un auteur "maudit", dans la préface du livre de Frantz Fanon, Sartre écrit aux Européens, puisque c’est à eux que c’est destiné : "Vous savez bien que nous sommes exploiteurs. Ils savent que nous nous approprions l’or, les métaux et le pétrole des ’ nouveaux continents ’ pour les apporter vers les vieilles métropoles (...) Puisque l’Européen n’a pu devenir un homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres ". Une pensée latinoaméricaine (tâche autrefois possible, incontournable, qui aujourd’hui « récupère » Alberdi, Mariátegui, Manuel Ugarte ou Vasconcelos) fera de ce texte de Sartre un élément de son corpus. Lui seul, Sartre, en 1961, pouvait croire dans une violence humanisatrice, libératrice. Nous non. Nous connaissons tant les assassins, de si près que nous avons senti leur pestilence, que le projet de notre autonomie, notre humanisme ontologique, notre être-possible, exècre la violence. Rebelles, mais non assassins. Si l’Amérique latine doit encore se faire, elle ne se fera pas comme a été faite l’Europe, " en fabriquant des esclaves et des monstres ". Ce que nous faisons à nos victimes est ce que nous faisons à nous, à notre condition morale, humaine. "Nos victimes (écrit Sartre) nous connaissent par leurs blessures et par ses chaînes (...) Il suffit qu’elles nous montrent ce que nous avons fait d’elles pour que nous reconnaissions ce que nous avons fait de nous-mêmes."

Traduction libre de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

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