Accueil > Les Cousins > Bolivie > « Nous avons besoin de votre aide et de votre présence » Evo Morales
Le président Evo Morales, de passage à Paris, revient, pour l’Humanité, sur sa décision de nationaliser les hydrocarbures et sur la nécessité de l’unité des pays d’Amérique latine.
Par par Cathy Ceïbe et Bernard Duraud
L’Humanité. Paris, 15 mai 2006.
Vous revenez du sommet de Vienne réunissant les pays de l’Union européenne, d’Amérique latine et des Caraïbes. Quel bilan tirez-vous des rencontres officielles ? Avez-vous pu vous expliquer sur le processus de changement engagé dans votre pays ?
C’est ma première expérience de participation à un sommet de chefs d’État et de gouvernement d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Europe. Cet espace est important pour chercher et trouver des solutions, même si les intérêts de groupes prédominent toujours. Pour cette raison se tenait en même temps un sommet social, alternatif, ce qui signifie que les gouvernements n’expriment pas la volonté des peuples. Il est important d’intégrer les nations, avec ce principe de base : l’équilibre à l’intérieur de la société et la défense de l’environnement pour sauver l’humanité. Il faut consolider la démocratie, surtout pour sauvegarder les droits humains. Je veux dire, depuis la France, mon extrême préoccupation face au refus du gouvernement des États-Unis d’extrader Gonzalo Lozada (ancien président bolivien chassé du pouvoir en octobre 2003 après les grandes manifestations réclamant la nationalisation des hydrocarbures et violemment réprimées - NDLR). Si le gouvernement des États-Unis est démocratique, s’il respecte vraiment les droits humains, le mieux qu’il puisse faire est d’expulser cet homme qui a fait tant de mal au peuple bolivien, aussi bien dans le domaine des droits humains que sur le plan économique. Il n’est pas concevable que Lozada et ses collaborateurs deviennent les seconds « Posada Carriles » (terroriste notoire protégé par les États-Unis). Durant le sommet officiel on parle de droits humains, mais on ne donne pas d’importance à des cas concrets comme celui-ci.
Votre décision de nationaliser les hydrocarbures a suscité des inquiétudes dans les milieux économiques, et aussi chez les pays voisins de la Bolivie, tel le Brésil considéré comme un pays ami. Quelles sont les motivations de votre décision ? Et où en sont les négociations, notamment avec le groupe français Total ?
De manière générale, la Bolivie va exercer avec beaucoup de souveraineté le droit à la propriété sur ses ressources naturelles, et pas seulement sur les hydrocarbures, tout en respectant le droit des entreprises à récupérer leurs investissements. C’est pour cela que nous nous sommes donné 180 jours de négociations. La Paz a entamé des discussions avec Petrobras puis avec Repsol. J’ai eu des réunions avec Total. Et je suis surpris des informations que j’ai reçues. Je veux le redire encore une fois : nous avons besoin de partenaires et non de patrons de nos ressources. Nous avons besoin d’investissements et ils seront régulés par l’État.
Mais les craintes soulevées ont-elles été apaisées ?
L’une des conclusions de Vienne est de respecter la décision souveraine des peuples et des États sur leurs ressources naturelles. La coïncidence avec les conclu- sions du sommet social est énorme. Samedi matin, j’ai eu une rencontre avec le président Lula. Nous avons longuement analysé la situation et nous sommes parvenus au constat que, lamentablement, certains médias veulent nous opposer et nous voir nous confronter. Ils n’y parviendront pas. Nous appartenons à la culture du dialogue. Avec Lula nous sommes des « compañeros ». Nous allons approfondir le dialogue, la diplomatie, en respectant nos différences. Et sans renier la manière dont nous voulons résoudre nos problèmes sociaux.
Je suis très préoccupé par le problème de l’émigration. Beaucoup de Boliviens et de Latinos américains sont contraints de partir en Europe pour trouver un emploi. C’est un problème économique, social, d’offre de travail. Nous voulons le résoudre non seulement en récupérant la propriété des hydrocarbures, mais également en l’industrialisant. Et si nous industrialisons les ressources naturelles, en particulier le gaz, les mines, les forêts, nous créerons des emplois. Nous désirons parler, nous expliquer avec les gouvernements. Nous parions sur des changements profonds de la démocratie. Avec l’Assemblée constituante il s’agit de refonder la Bolivie. Nous ne voulons absolument pas de confrontation armée comme il en existe dans certains pays voisins comme en Colombie ou au Pérou. Dans ce contexte de changement démocratique et pacifique, nous avons besoin de votre aide et de votre présence. Et l’un de ces changements structurels est justement la nationalisation - mais sans expropriation et sans expulsion.
Deux jours avant la nationalisation vous vous êtes rendu à La Havane pour signer avec Cuba et le Venezuela un traité de libre commerce des peuples (TLP). Qu’attendez-vous de cette alliance ?
Le 26 mai, dans le Chapare, ma région, une zone de « cocaleros », nous avons prévu de nous réunir avec Fidel Castro et Hugo Chavez ainsi que des invités pour approfondir des questions concrètes sur la base de l’accord signé le 29 avril dernier. Nous étudierons ce que nous pouvons exporter, comment soutenir la politique énergétique, mais également l’éducation, domaine dans lequel nous avons déjà avancé (une campagne d’alphabétisation est programmée avec l’aide de Cuba - NDLR). Nous étudierons également le thème du micro-crédit. En outre, nous regarderons comment éviter tout déficit public, une situation qui serait préjudiciable à mon pays. Face à la perte de marchés, comme en Colombie après la signature du traité de libre-échange avec les États-Unis, les propositions de Cuba et du Venezuela sont totalement inconditionnelles. Pour bénéficier de crédits et de dotations des États-Unis, il faut remplir seize conditions ! D’autres pays comme l’Espagne ou la France ne demandent rien en échange. Par exemple Bertrand Delanoë a proposé son aide dans le domaine de l’eau...
Le Venezuela a pris ses distances avec la Communauté andine des nations (CAN). On dit que la Bolivie pourrait en faire de même et que vous êtes inspiré par Chavez. Que répondez-vous à ces commentaires ?
Je tiens à vous dire qu’il existe un respect mutuel avec Hugo Chavez et avec Fidel Castro. Il est vrai que j’apprends beaucoup, mais rien ne m’est imposé. Ils ne me posent pas de conditions et ne me font pas la leçon. C’est une forme de respect mutuel. De nombreuses expériences se combinent. Quand le Venezuela est sorti de la CAN, j’ai envoyé une lettre à son président lui demandant de ne pas renoncer. Il est essentiel que nous accompagnions la lutte des peuples. Une chose est que les présidents de pays membres de la CAN signent des traités de libre-échange bilatéraux avec les États-Unis, une autre est le sort des peuples. La Bolivie prend désormais la présidence de la CAN en sachant qu’il n’y a pas une bonne corrélation des forces entre les gouvernements, mais en ce qui me concerne je serai aux côtés des peuples. Nous souhaitons que la CAN se fortifie. Nous misons sur l’unité sud-américaine, tout comme l’Europe s’est unie.
La Bolivie devrait élire une Assemblée constituante. Quels sont ses objectifs ?
Le référendum aura lieu au mois d’août. De nombreuses personnalités seront invitées pour cet événement. Cette assemblée doit élaborer de profondes transformations démocratiques et paci- fiques du modèle économique actuel et de l’État colonisé.
Vous avez rencontré à Vienne le président Chirac en tête à tête. Quelle est votre impression sur cet échange ?
Nous nous sommes rencontrés avant le début du sommet. J’apprécie ses suggestions et ses recommandations, et aussi son soutien. Le président Chirac a dit textuellement : « Après cinq siècles vous rendez sa dignité à votre pays. » Sa déclaration m’a touché. Tout comme en janvier de cette année où il a offert sa coopération et sa collaboration à la Bolivie. Tout cela nous conforte. De manière générale la France est un défenseur de la démocratie, des droits humains et particulièrement des indigènes. En 1991, j’avais rencontré pour la première fois Danielle Mitterrand, au cours d’un déjeuner auquel participaient les prix Nobel de la paix Perez Esquivel et Rigoberta Menchu. Danielle Mitterrand avait pris alors la tête d’une campagne internationale afin qu’une indigène soit pour la première fois nobélisé. Au sommet de Durban en 2000 contre les discriminations et le racisme, la France défendait les droits des indigènes, en particulier ceux d’Amérique. C’est pour cette raison que je suis convaincu de l’engagement des Français à l’égard des indigènes.