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20 mai 2004

Malgré la démocratie en Amérique Latine, les veines sont toujours ouvertes

 

En trente ans, l’Amérique du Sud a changé. Si la plupart des pays sont devenus des démocraties, les inégalités sociales sont toujours aussi criantes, souligne un récent rapport des Nations unies.

Courrier international
N° 705 - 6 mai 2004

En 1971, l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano publiait un livre à partir duquel des milliers de personnes ont bâti leur compréhension du sous-continent américain : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (Pocket, 2001). Plus de trente ans après, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) lance un débat et publie un rapport intitulé "La démocratie en Amérique latine : vers une démocratie citoyenne", qui a été présenté à Lima par l’administrateur du PNUD, le Britannique Mark Malloch Brown. Ce document - qui vient s’ajouter aux rapports habituels des Nations unies sur le développement humain dans le monde arabe et dans les Caraïbes - est le fruit du travail exhaustif d’un important groupe de sociologues, économistes, techniciens et politiciens latino-américains.

En trois décennies, l’Amérique latine a bien changé. Il y a un quart de siècle, sur les dix-huit pays analysés (tout le sous-continent, hormis Cuba et Haïti), seuls la Colombie, le Costa Rica et le Venezuela étaient démocratiques. Aujourd’hui, tous remplissent les conditions minimales pour être considérés comme des démocraties. Mais, si la région, dans ce laps de temps, a écarté les risques de violente faillite institutionnelle, d’autres faiblesses sont apparues, et il semble que les forces de la démocratie s’amenuisent à vue d’oeil. Les Latino-Américains préfèrent vivre dans un régime démocratique, mais ils se méfient de la capacité du système à améliorer les conditions de vie des citoyens.

Les partis politiques sont au plus bas dans l’estime publique. L’Etat est vu à la fois avec expectative et suspicion. Et, dans certains cas, l’élan démocratique qui a caractérisé les dernières décennies du XXe siècle montre des signes d’essoufflement. Ces tendances n’ont rien d’encourageant et sont caractéristiques d’une démocratie "de faible intensité". Les idées fortes du rapport du PNUD sont les suivantes : il est nécessaire de préserver la démocratie en Amérique latine et de progresser à partir de ce qui a déjà été construit. Le remède aux problèmes de la démocratie passe par davantage de démocratie.

Les réformes économiques néolibérales des années 90, fondées sur le consensus de Washington*, n’ont pas eu les résultats escomptés : le sacrifice imposé à la population par les politiques macroéconomiques de rigueur n’a pas été payé de retour. Les nations ne sont pas passées de l’état de démocraties électorales (où l’on vote) à celui de démocraties citoyennes (où l’on participe). La politique doit être considérée partout comme la meilleure manière de régler les problèmes en suspens, et il faut se méfier des profiteurs qui, de façon irresponsable, proposent de répondre aux demandes sociales avec des solutions opportunistes à court terme qui, à long terme, ne font qu’accroître la confusion et le désarroi général.

La démocratie est la condition de base d’un développement économique durable et équitable (en accord avec la thèse du Prix Nobel d’économie Amartya Sen) : l’exclusion sociale est un obstacle à la compétitivité. Les Nations unies insistent pour dire que les acquis sont fragiles. Certes, le nombre de pays qui ont rejoint la vague démocratique a augmenté et les atteintes aux droits de l’homme ont diminué, mais pas de façon uniforme ni suffisante par rapport au rythme de démocratisation que connaît la région.

Par ailleurs, les réformes économiques qui ont accompagné la restauration de la démocratie ont exacerbé les problèmes ataviques des sociétés latino-américaines, engendrant une plus grande concentration des richesses, une aggravation de la fracture sociale, une perte du pouvoir et de l’autonomie de l’Etat dans la gestion publique (parce que les groupes de pression et les pouvoirs factices ont vu leur tâche facilitée par la mondialisation). Les réformes structurelles de l’économie ont avancé de façon soutenue, suscitant de grandes attentes chez les citoyens. Mais la réalité s’est révélée décevante : la moyenne régionale du PIB par habitant n’a pas varié de façon significative au cours des dernières années.

La pauvreté relative a baissé dans certains pays (le Brésil, le Chili et le Mexique), mais elle s’est accrue dans le cône Sud, dans les pays andins et en Amérique centrale. Le nombre de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté absolu a augmenté en règle générale dans la région, et l’indice d’inégalité dans la répartition des revenus est le plus élevé au monde. "Le développement, rappelle le PNUD, est bien davantage que la croissance. La démocratie est bien plus qu’une façon d’élire et d’être élu." Le véritable trou noir des démocraties latino-américaines se situe au niveau de la citoyenneté sociale.

Dans les premières démocraties de la planète, l’entrée en vigueur de l’Etat de droit, de divers droits civils et même de certains droits sociaux a généralement précédé l’extension des droits politiques à tous les citoyens et, par conséquent, l’instauration d’une véritable démocratie politique. En revanche, dans une bonne partie de l’Amérique latine, l’obtention des droits politiques a ouvert la voie à celle des droits civils et sociaux. Les fragilités spécifiques de la région naissent de cet enchaînement différent des choses. Dans le premier cas, la démocratie a garanti des droits civiques et sociaux qui étaient déjà étendus. En Amérique latine, la démocratie doit à la fois garantir et étendre ces droits. De là vient le triangle démocratie-inégalité-pauvreté, caractéristique de l’Amérique latine.

De plus en plus d’emplois sans couverture sociale
Tous les pays de la région ont un indice d’inégalité supérieur à la moyenne mondiale, et 16 sur 18 peuvent être catalogués comme très inégaux. Dans 15 pays, plus de 25 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté et, dans 7 cas, le pourcentage de pauvres dépasse 50 %. A l’exception du Chili, du Costa Rica et de l’Uruguay, les droits sociaux restent partout fragiles, et la situation est particulièrement grave en Bolivie, en Colombie, en Equateur, au Guatemala, au Honduras, au Nicaragua, au Paraguay et au Pérou. Selon le rapport du PNUD, l’emploi représente le lien le plus important entre le développement économique et le développement social, car il est la principale source de revenus des ménages.

L’exclusion et la segmentation dérivées du manque d’emplois de qualité sont des facteurs déterminants de la pauvreté et des inégalités sociales, qui se perpétuent dans le temps et se manifestent dans l’importance et la persistance de la concentration des revenus. Or l’emploi a perdu de sa force en tant que facteur d’insertion sociale. Pourquoi ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur 10 nouveaux emplois créés dans la région depuis 1990, 7 appartiennent au secteur de l’économie souterraine et, sur 10 nouveaux emplois légaux, seuls 6 ouvrent des droits à une couverture sociale. La grande question est de savoir quels seront les effets de l’absence de protection sociale d’une partie importante de la population lorsque les jeunes travailleurs d’aujourd’hui auront atteint l’âge de la retraite ? Quel monde sommes-nous en train de construire ?

* Le "consensus de Washington" désigne le modèle économique préconisé par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 80. ** Ancien directeur d’El País. Joaquín Estefanía** El País


Chiffres :

 59 % des dirigeants politiques estiment que les partis politiques ne remplissent pas leur rôle. - A peine 43 % des Latino-Américains soutiennent pleinement la démocratie ; 30,5 % expriment des réserves ; et 26,5 % ont des vues antidémocratiques. - 54,7 % disent qu’ils opteraient pour un régime autoritaire plutôt que pour un gouvernement démocratique si le premier pouvait résoudre leurs difficultés économiques. - 225 millions de Latino-Américains vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Source : "La démocratie en Amérique latine", PNUD, 2004 http://www.democracia.undp.org

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