Accueil > Notre Amérique > Les relations entre l’Amérique latine et l’Union européenne après le sommet (…)
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Introduction : une remise en contexte.
L’Amérique du Sud et l’Europe ont un long passé commun, fait de la colonisation, puis de l’impérialisme [1], mais aussi d’échanges humains, culturels et économiques intenses, notamment dans la première moitié du 20ème siècle.
Le traité de Rome (1957) fut une mauvaise nouvelle pour l’Amérique du Sud quant à ses relations commerciales avec l’Europe occidentale car il prévoyait un marché agricole protégé et des relations privilégiées avec les anciennes colonies d’Afrique. En juillet 1970, par la déclaration de Buenos-Aires, les membres de la Commission spéciale de coordination latino-américaine demandèrent aux Européens de mettre en place un système de préférences généralisées (SPG) non réciproque pour l’exportation de leurs produits manufacturés et semi manufacturés. Ce système, mis en oeuvre en 1971, ne fut appliqué ni aux produits agricoles ni aux produits de la pêche. Or, ces produits constituent alors l’essentiel des exportations vers l’Europe des pays situés au Sud du Rio Grande. Le SPG n’est pas parvenu à rééquilibrer les relations commerciales dont l’importance relative a décru ces trente dernières années.
Entre l970 et 1982, les exportations de l’Amérique latine vers la CEE sont passées de 26 % à 17 % de ses exportations totales et ses importations en provenance de la CEE, de 24% à 14 %2 du total. En 1990, si la Communauté européenne représente en moyenne 22 % du commerce extérieur de l’Amérique latine, la réciproque est de 2 % seulement. On peut y voir l’inégalité de développement des deux zones mais aussi la disparité entre une zone intégrée effectuant en son sein les deux tiers du commerce extérieur et une zone non intégrée tributaire du marché mondial. Les réformes économiques du début des années quatre-vingt-dix ont rendu la région à nouveau attractive pour les entreprises européennes mais ce sont moins les échanges commerciaux que les investissements qui en ont bénéficié.
Par ailleurs, les structures sociales et culturelles du Mexique ont des proximités avec celles de ses voisins du Sud, mais son économie est aujourd’hui tout entière tournée vers les Etats-Unis d’Amériques (EUA) et son émigration contribue à latiniser toujours plus les Etats perdus en 1848. En signant en 1992 l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA), le Mexique a violé l’article 44 de l’ALADI selon lequel des dispositions favorables doivent être appliquées à l’ensemble des membres de l’organisation. Dix ans après l’entrée en vigueur de l’ALENA, le Mexique destine aux EUA 90 % de ses exportations, alors que le Canada ne représente toujours que 2 % de son commerce extérieur.
L’Union européenne (UE) a perdu en vingt ans les deux tiers de ses parts du marché mexicain, respectivement 18% et 6 % des importations en 1980 et en 1999. On comprend le désir commun des Mexicains et des Européens de ne pas sanctionner l’absorption du Mexique par les EUA. Les relations entre le Mexique et l’UE relèvent de l’accord global de partenariat économique et de coopération politique signé à Bruxelles le 8 décembre 1997 et entré en vigueur le 1er octobre 2000. Le conseil conjoint UE/Mexique a adopté le 23 mars 2000 la décision de libre commerce entre les parties avec la suppression progressive des barrières douanières à la circulation des marchandises, l’ouverture réciproque des marchés publics, la coopération en matière de concurrence, la consultation en matière de propriété intellectuelle et l’instauration d’un mécanisme de règlement des différends. La décision est entrée en vigueur le 1er juillet 2000. Celle du 27 février 2001, appliquée le 1er mars, a fixé les conditions de la liberté du commerce des services et de l’investissement. La libéralisation est rapide. Le tarif extérieur commun de l’UE a été immédiatement abrogé sur 80 % des produits mexicains et l’est en totalité depuis 2003. Le libre échange réciproque doit être effectif en 2007. Des dérogations, définitives (produits laitiers à la demande du Mexique) ou temporaires (trois ans pour la viande bovine, le maïs ou le blé) ont été accordées pour quelques productions agricoles. L’ouverture du marché automobile fut immédiate, sous réserve d’une application différée au Mexique, des règles d’origine européenne.
Le Mexique cherche désespérément à desserrer l’étreinte des EUA. Il a demandé en 2004 à bénéficier du statut d’observateur du marché commun du Sud (MERCOSUR). Au début des années quatre-vingt-dix, les Européens ont redécouvert l’Amérique du Sud avec les opportunités offertes par la démocratisation et la libéralisation de l’économie. Ils ont vu dans la création, en 1991, du MERCOSUR par l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay, le début d’un processus analogue à leur propre intégration. L’accord de Madrid signé en 1995 entre l’UE et le MERCOSUR invente le concept d’association interrégionale, ambitieux mais imprécis. La proximité politique supposée des deux régions du monde devait les conduire à resserrer leurs liens au-delà du seul commerce. Cette promesse n’a pas été tenue à ce jour, les conflits d’intérêts commerciaux l’emportant sur les visions du monde. Avant même d’avoir pu être approfondie, la relation a été immédiatement élargie, à l’initiative notamment de la France, à l’ensemble de l’Amérique latine.
Le premier sommet se tint à Rio en 1999, le second à Madrid en 2002 et le troisième à Guadalajara en 2004. Le quatrième doit avoir lieu à Vienne en 2006. Les sommets consacrent des moments aux relations de l’UE avec les intégrations sous-régionales, le MERCOSUR certes, mais aussi la Communauté andine, le Marché commun d’Amérique centrale et le Marché Commun des Caraïbes [2]. Si l’UE ne doit pas réduire sa relation au cône Sud de l’Amérique, elle ne doit pas à l’inverse prendre prétexte d’une relation élargie pour échapper aux exigences d’une coopération politique et économique étroite avec l’Amérique du Sud.
La grande faiblesse des échanges du Mexique avec l’Amérique du Sud, comme l’imbrication des économies, mais aussi des sociétés états-unienne et mexicaine, fait douter de la pertinence et de la pérennité de relations transatlantiques à l’échelle latino-américaine, sauf à s’orienter à partir de 2005 vers des relations intercontinentales en bonne et due forme. On voit mal que les EUA de George Bush acceptent de leur donner un contenu autre que commercial. Et ce serait prendre acte de la structuration durable du continent américain sur des bases foncièrement inégalitaires entre les Etats. À ne pas approfondir les relations avec les ensembles sous-régionaux les mieux à même de constituer des ensembles intégrés, non seulement d’un point de vue économique, mais aussi d’un point de vue politique, l’UE court le risque de négocier à l’avenir avec de vastes zones de libre échange à la seule fin d’anticiper le libre commerce mondial. Elle aurait ainsi mis en cause sa propre capacité à ouvrir un avenir à l’action politique organisée dans une économie mondialisée. Le sommet de Guadalajara (28 et 29 mai 2004)
Les difficultés commerciales
Contrairement à l’objectif fixé en mai à Guadalajara, les négociations entre l’UE et le MERCOSUR n’ont toujours pas débouché sur un accord en novembre 2004. Les Européens continuent à demander un meilleur accès aux services, à l’investissement et aux marchés publics et souhaitent maintenir des droits sur des produits agricoles sensibles, comme la viande. Le président brésilien Lula a relevé dans les positions de la France une contradiction entre la promotion d’un monde multipolaire et le manque d’ouverture commerciale. Le président français Chirac a contesté la capacité des pays du MERCOSUR à représenter les intérêts globaux du monde en développement [3].
Le Forum des affaires MERCOSUR - UE (MEBF [4]) évalue entre 1% et 1,5 % du PIB le gain pour le MERCOSUR d’un accord de libre échange avec l’UE. La répartition des gains entre les secteurs économiques devrait être à l’avantage de l’agriculture mécanisée et de l’industrie agro-alimentaire. Mais à défaut de pouvoir à ce jour choisir un autre modèle de développement, les gouvernements du MERCOSUR auront tout au moins la responsabilité politique de la redistribution de ces gains.
La proximité politique : Démocratie, droits de l’Homme et multilatéralisme
Le principal résultat du sommet de Guadalajara n’est pas commercial, mais politique. Plus que jamais, dans le contexte de la guerre en Irak, les parties ont affiché, face aux EUA, leur identité de vues sur le multilatéralisme et sur le rôle de l’ONU. Les accords passés par l’UE avec les pays d’Amérique latine, de façon bilatérale ou multilatérale, comprennent tous une clause subordonnant la poursuite de la coopération au respect des principes démocratiques et des droits de l’Homme. Il y a là une importante différence avec la relation entretenue par l’UE avec les pays d’Asie. Les pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud Est (ANSEA) ne partagent pas le corpus juridique des droits, aujourd’hui commun aux pays de l’UE et aux démocraties d’Amérique centrale et du Sud. Ils contestent son universalité et y voient un moyen d’ingérence dans leurs affaires nationales.
Les Européens se sont pas parvenus à s’opposer à la représentation de la junte birmane au sommet de l’Asia Europe Meeting (ASEM) à Hanoi en octobre 2004, obtenant tout juste qu’elle s’effectue au seul niveau ministériel. Le président français ne peut évoquer les droits de l’Homme et leur protection internationale pour manifester la proximité des deux régions du monde, par contraste avec la vision impériale des EUA, et il doit opérer un détour par la culture pour y parvenir.
Or, ce qu’atteste le 3ème Sommet euro latino-américain, c’est la proximité politique des deux régions. Le Premier ministre espagnol Zapatero a fait l’éloge d’un « processus unique et historique, représentant un milliard de personnes qui désirent la paix et un monde juste. » Les partenaires ont une communauté de vues sur l’organisation multilatérale du monde, que ce soit pour le règlement des conflits ou pour la protection des droits : « Nous soulignons notre respect et stricte observation du droit international et des buts et des principes contenus dans la charte des Nations unies, y compris les principes de non-ingérence et d’autodétermination, le respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’égalité entre les Etats, lesquels, joints au respect des droits de l’Homme, à la promotion de la démocratie et à la coopération pour le développement économique et social, sont les bases des relations entre nos régions. » Et, concernant les droits : « Nous réitérons nos engagements à promouvoir et à protéger l’ensemble des droits de l’Homme : les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement et aux libertés fondamentales. Nous réaffirmons notre croyance que les droits de l’Homme sont universels, interdépendants et indivisibles. Nous reconnaissons que la promotion et la protection de ces droits, inhérents à tous les êtres humains, relèvent de la responsabilité des Etats. »
Marquant on ne peut mieux la différence de nature entre les relations de l’UE avec l’Asie orientale, d’une part, et avec l’Amérique latine, d’autre part, la déclaration adoptée à Guadalajara apporte son soutien aux individus et aux ONG qui promeuvent les droits de l’Homme. Manifestant la divergence de vues avec les EUA, la déclaration réitère l’engagement des parties à éliminer le terrorisme, « dans le respect le plus strict du droit international, en particulier des droits de l’Homme et du droit international humanitaire. » Elle exprime « un soutien total à la Cour pénale internationale » et lance « un appel aux pays qui ne l’ont pas encore fait, à ratifier ou adhérer, selon le cas, au Statut de Rome. » Elle exprime l’horreur « devant les preuves récentes de mauvais traitements contre les prisonniers dans les prisons iraquiennes. De tels abus sont contraires au droit international, y compris aux conventions de Genève. » L’absence de Tony Blair et de Silvio Berlusconi a facilité l’adoption de la déclaration.
Nation et supranationalité
En soulignant que les partenaires représentent 30 % des pays membres de l’ONU [5], les deux ensembles montrent leur ambition d’imprimer leur marque à l’organisation planétaire. Arrimé à l’économie des EUA, le Mexique, hôte du sommet, y gagne le moyen de se distinguer de son voisin. Le chapitre consacré au multilatéralisme met l’ONU au centre du système des relations internationales, y compris « dans la promotion du développement économique et social et l’éradication de la pauvreté et de la faim. » Il confirme l’engagement des pays à coopérer pour la prévention des conflits, la gestion des crises et les opérations de maintien de la paix. La présence française et celle des pays du
MERCOSUR en Haïti illustre cet engagement. Le multilatéralisme et la régionalisation fonctionnent en bonne intelligence. Les deux parties reprennent le vocabulaire de la Politique extérieure et de sécurité commune européenne (PESC) en annonçant « des positions communes et des actions conjointes entre les deux régions au sein des différents organes de l’ONU et des principales conférences de l’ONU. » Elles soulignent l’intérêt d’une articulation entre les actions régionales et les actions des institutions onusiennes [6], prenant appui sur les stratégies élaborées par la Communauté et le Marché Commun des Caraïbes (CARICOM) pour la réduction de la demande de drogues ou pour l’organisation des secours aux victimes d’ouragans [7].
La convergence entre les Européens et les latino-Américains pourrait augurer d’une ouverture de ces derniers au dépassement de la nation. Il est trop tôt pour l’affirmer tant les intégrations de l’Amérique centrale, des Andes et du Cône Sud et même des Caraïbes, ont toujours buté sur l’obstacle infranchissable de la supranationalité. C’est pourtant d’elle qu’il s’agit tout au long de la déclaration de Guadalajara [8]
Puissent les pays d’Amérique avoir saisi que la nation, sauf, peut-être celles des EUA et de la Chine, était depuis longtemps dépassée par le commerce et que la supranationalité politique était le moyen d’un nouveau partage des responsabilités et des ressources, bien peu probable en revanche avec la libéralisation du commerce à la mode étasunienne [9], sur l’ensemble du continent.
Les inégalités sociales à l’épreuve de la solidarité
Pour la première fois, pouvant arguer de la spécificité de ses politiques de solidarité, l’UE a encouragé les pays d’Amérique latine à s’interroger sur la gravité de leurs inégalités sociales et sur les moyens de les réduire [10]. ]].
En voyage officiel au Guatemala, le président français a dénoncé « la bêtise et l’égoïsme des possédants d’Amérique latine » et a constaté que le taux de prélèvements obligatoires était de 8 % seulement au Guatemala contre près de 50 % en moyenne en Europe [11]. Un processus d’intégration a un sens pour les êtres humains à la condition qu’il ne se réduise pas au commerce et qu’il mette en lumière les inégalités constitutives des compromis nationaux [12]. Cela n’est pas vrai du processus d’intégration de l’ALENA qui accroît les inégalités sociales et régionales au Mexique. L’enjeu du sommet de Guadalajara était de souligner les effets de structuration sociale et politique liés à l’emploi d’instruments volontaristes de solidarité. Les parties ont souligné l’importance des enjeux migratoires dans les relations entre les deux régions, tant du point de vue humain que financier [13].
La déclaration engage les gouvernements des pays parmi les plus inégalitaires au monde sur la voie de la cohésion sociale et de la lutte contre les discriminations, voie que prolonge dans l’UE la Charte des droits fondamentaux promise au statut de préambule de sa future constitution. Ce n’est pas rien au vu de la structure sociale de la plupart des pays signataires de ce côté de l’Atlantique. La force de la nouveauté mérite une citation un peu longue : « Nous insistons sur le fait que la pauvreté, l’exclusion et l’inégalité sont une atteinte à la dignité humaine et qu’elles affaiblissent la démocratie et menacent la paix et la stabilité. Nous réitérons notre engagement à atteindre les objectifs de développement du millénaire d’ici à 2015 et soulignons notre détermination à construire des sociétés plus justes par le biais du renforcement de la cohésion sociale 11 Dans son rapport de mai 2002, « La cohésion sociale et les objectifs de développement du millénaire », la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) constate : « Pour la plupart des pays étudiés, une réduction d’un ou deux points du coefficient de Gini aurait la même incidence sur la réduction de la pauvreté que de nombreuses années de croissance économique (…) Rien qu’une faible réduction des inégalités permettrait de réduire l’extrême pauvreté dans la région. Pourtant, très rares sont les économies de la région qui semblent avoir été capables de générer ne serait-ce que de petites réductions de ce type. »
(…) Nous réitérons qu’il est de la responsabilité principale de nos gouvernements conjointement à leurs sociétés civiles, de diriger les processus et les réformes qui visent à accroître la cohésion sociale (…) Nous soulignons la nécessité de prendre des mesures afin de lutter contre la xénophobie et la discrimination, en particulier celle qui se fonde sur le genre, la race et les croyances ou l’ethnie, tout en garantissant le respect de la diversité culturelle (…) Nous soulignons notre détermination à construire des sociétés plus justes en fomentant (hispanisme, sic) l’investissement social, dirigé vers l’éducation à tous les niveaux, la nutrition, la santé, l’hébergement, l’eau potable et les systèmes d’évacuation des eaux usées, ainsi que les projets de développement intensifs d’infrastructure d’emploi, afin de soulager la pauvreté. » La conclusion pratique des engagements doit être recherchée dans les moyens mis en oeuvre. Il ne pourront dépendre de façon excessive, est-il dit, du financement externe. Ils justifient « des mesures fiscales qui permettent une meilleure redistribution des richesses et garantissent des niveaux appropriés de dépenses sociales. » Cette heureuse conclusion entre en contradiction avec les structures politiques de la plupart des Etats d’Amérique latine et des Caraïbes [14].
En les bousculant, la mondialisation pourrait avoir ce mérite de faire évoluer les compromis nationaux dans un sens plus solidaire, l’alternative étant, comme dans l’Argentine des années Menem, que les classes dirigeantes choisissent une fois encore l’extraterritorialité de leurs intérêts plutôt que la cohésion nationale. Le rouleau compresseur du libre échange continental peut faire craindre une disparition pure et simple des capacités politiques nationales et, par voie de conséquence, des appareils politiques eux-mêmes et de leurs dirigeants. Pour la première fois peut-être depuis longtemps, leurs intérêts coïncideraient avec ceux d’une collectivité nationale, ici insérée dans un réseau de solidarités régionales.
Le rééquilibrage de la relation interrégionale
Au cours des années quatre-vingt-dix, les grands groupes européens ont tiré le plus grand avantage du désarmement tarifaire, sans grand souci pour les salariés ou les consommateurs sud-américains, comme le montre l’exemple argentin. L’UE est aussi l’une des économies dominant [15] la planète. Dans ce contexte, la déclaration de Guadalajara peine à relier grands principes et actions. L’ouverture par l’UE de négociations de libre échange avec les Amériques centrale et andine a été conditionnée aux progrès des négociations à l’OMC et au renforcement des intégrations régionales, à l’inverse d’ailleurs des choix effectués par l’UE pour ses relations avec les pays du Maghreb [16].
Une relation interrégionale ne peut être durable et riche de promesses pour l’organisation mondiale qu’à la condition d’être équilibrée. Selon Celso Amorim, ministre brésilien des relations extérieures, « l’émergence de pays en développement jouissant d’une capacité de médiation diplomatique est devenue une réalité que l’on ne peut négliger dans les efforts de réforme visant à donner à l’ONU une plus grande efficacité pour oeuvrer pour la paix, la sécurité et le développement [17]. »
Dans un entretien conjoint avec le président Kirchner au journal argentin Pagina 12, le président Lula résume cette prise de conscience : « Historiquement, l’Amérique du Sud a toujours regardé en direction des Etats-Unis et de l’Europe. Cette attitude était peut-être nécessaire à une certaine époque. Mais avec la mondialisation, l’avance technologique des pays développés et leur politique de subventions, nous sommes obligés d’affirmer notre identité sud-américaine et notre identité latino-américaine et d’étudier toutes les formes possibles d’aide afin de nous développer ensemble. J’en fais une idée fixe. Je n’ai jamais admis que le Brésil soit tourné pendant cinq siècles vers le vieux continent et se soit aussi peu intéressé aux pays frontaliers, qui sont nos amis et nos frères. La priorité de ma politique étrangère est de travailler à l’intégration de l’Amérique du Sud. » Le président argentin insiste sur la nécessité de constituer un ensemble apte à négocier sur un pied d’égalité avec l’UE, les EUA et les autres pays du Nord [18].
La science et l’éducation Conclusion
Le sommet de Guadalajara a décidé d’utiliser les instruments de la coopération pour renforcer les intégrations du point de vue institutionnel et pour financer les infrastructures prévues tant par le Plan Puebla Panama que par l’initiative pour « l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine » adoptée à Brasilia en septembre 2000. Les parties ont confirmé leur intérêt pour les programmes communautaires [19] et ont manifesté leur préférence pour une gestion décentralisée. La Communauté européenne a, pour partie, inspiré les processus d’intégration en Amérique centrale, dans les Caraïbes, dans les Andes et, plus tardivement, dans le cône Sud. Les tentatives de développement autocentré du sous-continent n’ont guère tenu leurs promesses, mais la persistance du choix de l’union douanière par rapport à la zone de libre échange révèle un souci de cohérence par rapport au reste du monde.
Les institutions reprennent un schéma de type européen mais derrière les apparences, la supranationalité n’est guère assumée. Ce jeu d’ombres et de lumières se retrouve dans les relations qu’entretiennent l’UE et la région du monde située au sud du Rio Grande. Amérique latine, Caraïbes, Amérique centrale, Amérique du Sud, le partenaire n’apparaît pas de façon indiscutable, pas plus en tant que tel que dans le regard porté sur lui.
La région n’est pas prioritaire pour l’UE dont l’action se situe au croisement de l’aide au développement (Amérique centrale, Caraïbes, Andes), du commerce et de l’investissement (Mexique et Cône Sud) et de la grande politique (Groupe de Rio). A Guadalajara, en réponse à l’unilatéralisme des EUA, la grande politique a primé. Les partenaires ont souligné qu’ils représentaient plus du tiers des Etats de l’ONU,cequi n’est pas sans rappeler leurprépondérance d’autrefois à la Société Des Nations (SDN), avant l’accès à l’indépendance de la plupart des Etats d’Afrique et d’Asie. Partageant une même approche des règles du jeu international, ils sont fondés à renforcer leur action commune. La principale initiative concrète concerne la prolongation, jusqu’en 2008, du plan d’action pour un espace commun d’enseignement supérieur. Sont ici en jeu, les conditions de la formation des futurs responsables de l’Amérique latine dont les EUA se sont assurés le monopole dans les années quatre-vingt. Encore faudrait-il que les Européens fassent eux-mêmes preuve de curiosité pour les Amériques du Centre et du Sud. La science fut au cours des 19ème et 20ème siècles un point de rencontre entre les deux continents, comme le montrent les explorations andines et amazoniennes d’Alexander Von Humboldt et de Joseph Jussieu, ainsi que les travaux de Claude Lévi-Strauss et de Fernand Braudel au Brésil.
L’attention exclusive donnée ces vingt dernières années au libre échange des marchandises et des capitaux a laissé dans l’ombre la recherche scientifique, porteuse d’ouverture sur le monde et d’innovations sociales et techniques. La déclaration de Guadalajara appelle à un partenariat dans la science et la technologie et à la participation des latino-américains aux programmes de recherche de l’UE. Cette orientation universitaire et scientifique, si elle est confirmée, pourrait donner une réalité humaine et intellectuelle à la relation interrégionale. Mais les conflits d’intérêts commerciaux constituent un obstacle à la formation d’une association euro sud-américaine. Les responsabilités en sont partagées. Les Européens, et notamment les Français, sous-estiment l’importance stratégique de la relation. Les pays du MERCOSUR souhaitent un accès sans entrave au marché européen sans s’interroger sur la signification de leurs choix économiques et du défaut de leur propre structuration.
Construit-on un projet de développement et une relation interrégionale durables sur l’ouverture d’un marché à une seule production, le soja transgénique [20] ? En dehors d’une protection douanière commune, les Etats du MERCOSUR n’ont toujours pas construit un marché commun.
Ils ne l’ont pas structuré par des politiques notamment agricoles. Le libéralisme le plus débridé a donc cours : « Les agriculteurs ne reçoivent pas de directive. Il n’y a ni subventions, ni prix minimal. Je pense que l’Argentine est le seul pays au monde où les autorités n’ont pas de plan précis pour l’agriculture et s’en remettent totalement aux forces du marché. [21] » Ni directive nationale, ni directive communautaire. On peut comprendre les difficultés de l’UE à clore les négociations avec un partenaire dont les décisions relèvent d’un libéralisme non tempéré, pour le bénéfice de Monsanto. Mais son combat serait plus juste si elle manifestait la même exigence vis-à-vis de ses propres entreprises qui profitent sans vergogne du démantèlement des règles nationales et de l’absence de leur remplacement par des règles du MERCOSUR. Il est de la responsabilité des partenaires de faire prévaloir sur la recherche de la rentabilité immédiate des investisseurs européens ou des producteurs de soja, une vision politique, intégrant les intérêts économiques mais de façon globale et sur la durée. C’est pourquoi la relation entre l’Europe et l’Amérique du Sud requiert une telle attention. Elle est exemplaire de l’actuel affrontement planétaire, entre les pulsions du tout marché et les forces de résistance politique.
La Chronique des Amériques Décembre 2004 No 40
* Conseiller à la Cour des comptes (Paris) et professeur associé à l’institut d’études politiques (Rennes, Bretagne).
Université du Québec à Montréal
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Notes :
[1] Avec une substitution progressive de l’impérialisme des Etats-Unis d’Amériques (EUA). A titre d’exemple, à partir de 1949, le raffinage de l’étain bolivien s’effectue aux EUA et non plus en Grande Bretagne.
[2] Si les processus d’intégration régionale relèvent de la théorie des ensembles avec leurs intersections et leurs inclusions, il en est de même des relations interrégionales. Le sommet intercontinental est le lieu de sommets parallèles avec les sous régions de l’Amérique latine. Mais l’UE se présente, elle, comme un ensemble compact et ne se subdivise pas.
[3] Jacques Chirac, conférence de presse à l’issue du sommet : « Quand je veux faire enrager le président Lula, je lui dis : « Vous n’imaginez pas le drame que représentent les exportations de poulets brésiliens au Sénégal ! C’est un désastre. Alors vous devriez aussi en tenir compte. »
[4] MERCOSUR Europe Business Forum.
[5] Les 25 Etats membres de l’UE élargie le 1er mai et les 33 Etats de l’Amérique latine et des Caraïbes. A la différence des négociations de la Zone de libre échange des Amériques (ZLEA), Cuba est ici présent même si le désaccord sur les droits de l’Homme avec l’UE a expliqué l’absence à Guadalajara de Fidel Castro.
[6] Cf. Jacques Ténier, « Refonder les Nations unies à partir des régions du monde », in Questions internationales, revue éditée par la Documentation française, numéro 11 à paraître en janvier 2005.
[7] La Banque de développement des Caraïbes a mis en place un fonds de secours Ouragans.
[8] Dans son intervention lors de la table ronde consacrée à l’avenir du multilatéralisme, le président français affirme : « Les Etats ne peuvent se satisfaire d’alliances ou de coalitions ad hoc. Ils doivent organiser la cité planétaire comme une nouvelle société politique (…) Mais nos pays ne supporteraient pas d’être passés à une toise uniforme, au mépris de leurs identités. L’échelle mondiale n’est pas toujours la plus pertinente. C’est pourquoi la France attache tant de prix à l’intégration régionale, dans laquelle l’Amérique latine et l’Europe se sont engagées. C’est dans le cadre de grands ensembles, qui constituent autant de pôles émergents, que s’expriment les solidarités au quotidien. L’intégration régionale constitue un bouclier contre les tempêtes du monde. »
[9] Avec l’adoption d’un chapitre analogue au chapitre 11 de l’ALENA qui fait droit aux entreprises de poursuivre en justice un Etat dont les réglementations pourraient avoir pour effet de réduire les profits futurs.
[10] Dans son rapport de mai 2002, « La cohésion sociale et les objectifs de développement du millénaire », la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) constate : « Pour la plupart des pays étudiés, une réduction d’un ou deux points du coefficient de Gini aurait la même incidence sur la réduction de la pauvreté que de nombreuses années de croissance économique (…) Rien qu’une faible réduction des inégalités permettrait de réduire l’extrême pauvreté dans la région. Pourtant, très rares sont les économies de la région qui semblent avoir été capables de générer ne serait-ce que de petites réductions de ce type. »
[11] Le président guatémaltèque Oscar Berger lui a répondu : « C’est tout à fait évident. Vous avez raison. », Cité par Le Figaro du 30 mai 2004
[12] Francisco da Camara Gomes, directeur pour l’Amérique Latine à la Commission européenne, a indiqué que le sommet était l’occasion d’intégrer la question de la solidarité dans le partenariat et de prouver que « le rassemblement de tant de Chefs d’Etat et de gouvernement peut être compris par tout citoyen comme ayant un sens pour l’amélioration de sa vie. »
[13] Depuis 1999, 500 000 Equatoriens ont quitté leur pays à destination des EUA et de l’Espagne. Les versements effectués chaque année par l’émigration salvadorienne, excèdent les recettes d’exportation du pays.
[14] Dans une étude « Fiscalité et solidarité sociale en Amérique latine et dans les Caraïbes », le professeur Mick Moore et le docteur Aaron Schneider de l’université de Sussex (GB) soulignent la faible place faite aux questions fiscales dans le débat politique des pays de la région, l’exclusion du champ de l’impôt de nombreux actifs et activités, l’injustice de nombreux impôts et l’opacité des systèmes fiscaux, plus sûr obstacle à tout débat public.
[15] Cf. Patrice Gouy, Radio France Internationale, 29 mai 2004, « Aux yeux de nombreux observateurs et analystes latino-américains, l’union européenne est idéologiquement plus proche des pays latino-américains que des Etats-Unis. Selon eux, l’Europe propose une approche plus humaine, reconnaît l’asymétrie des économies et offre des solutions globales. Ils ne la trouvent cependant pas moins « impérialiste » que les Etats-Unis. Quand elle signe un accord d’association, c’est elle qui propose, c’est elle qui finance, c’est elle qui dicte finalement les règles du jeu. »
[16] Prenant acte de l’immobilisme de l’Union du Maghreb Arabe (UMA) comme du blocage du processus euro -méditerranéen lancé en 1995 à Barcelone, l’UE conclut un accord de libre échange avec chaque Etat maghrébin.
[17] « On ne construit pas la paix par l’imposition unilatérale de la force », Celso Amorim, Le Monde, 12 octobre 2004. 19 Entretien le 16 novembre 2003 au journal Pagina 12, Buenos-Aires.
[18] Entretien le 16 novembre 2003 au journal Pagina 12, Buenos-Aires.
[19] 20 AL-Invest, @LIS, URB-AL, ALFA, AL§AN
[20] « En 2002, plus de la moitié des terres arables argentines étaient plantées de soja, le plus souvent transgénique (…) L’Argentine était naguère l’un des plus gros fournisseurs mondiaux de denrées alimentaires, notamment de blé et de viande de boeuf. Mais la sojaïsation de l’économie, comme disent les Argentins, a mis fin à tout cela. Quelque 150 000 petits exploitants ont perdu leurs terres et la production de nombreuses denrées, dont le lait, le riz, le maïs, les pommes de terre et les lentilles a chuté ( …). », in New Scientist, « Un immense océan de soja qui détruit la pampa. », Londres, octobre 2004.
[21] Carlos Senigalesi, directeur de recherche à l’Institut national argentin de la technologie agricole (INTA), New Scientist, op. cit.