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Ripc. Volume 12, n° 3. Bélgica, 2005
Depuis la fin des années 1990, un nombre important de pays d’Amérique latine a connu des alternances politiques au sommet de l’État qui ont occasionné l’arrivée au pouvoir de dirigeants issus de formations de gauche ou se réclamant de la gauche. Ainsi en 1998, à l’issue de son élection à la présidence, Hugo Chavez a-t-il engagé une « révolution bolivarienne » au Venezuela ; en 1999 le candidat socialiste de la Concertación, Ricardo Lagos, a été élu Président du Chili ; puis suit l’élection de Luis Ignácio Lula da Silva au Brésil en octobre 2002, de Nestor Kirchner en mai 2003 en Argentine, et, en octobre 2004 en Uruguay, de Tabaré Vasquez à la tête du Frente Amplio ou « Front élargi », large coalition de gauche. Au niveau local, des équipes issues de la gauche gèrent certaines grandes métropoles d’Amérique latine depuis parfois plus d’une décennie, consolidant ainsi un enracinement local qui a pu servir, parfois, de tremplin aux candidatures nationales. C’est le cas notamment à Mexico où le Parti de la révolution démocratique (PRD) est au pouvoir depuis 1997, à Montevideo, gérée par le Frente amplio depuis 1990, ou à Porto Alegre où le Parti des travailleurs (PT) a tenu la mairie entre 1988 et 2004. En 2003, des élections municipales ont aussi donné la majorité au candidat du Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) à la mairie de El Salvador en mars, puis à celui du Pôle démocratique, large coalition de gauche, à Bogota en octobre.
Au sein d’autres systèmes politiques du continent, cependant, les secteurs de gauche sont très affaiblis ou peu présents sur la scène électorale. Au Pérou, après l’éclatement de la « Gauche unie » (Izquierda Unida) à la veille des élections présidentielles de 1989, et après le coup d’Etat mené par Alberto Fujimori en avril 1992, « la gauche en tant que telle disparut pratiquement de la scène politique ». Hormis la présence de quelques personnalités sur la scène politique, la gauche péruvienne ne présente aujourd’hui ni cohérence programmatique ni capacité à faire le relais avec les mouvements sociaux, tandis que le renforcement actuel de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), dans le contexte du gouvernement très autoritaire et néolibéral d’Alexandro Toledo, doit davantage au charisme populiste de son dirigeant qu’à un enracinement électoral durable. Dans un contexte de guerre, l’opinion publique colombienne connaît, quant à elle, une polarisation croissante, non pas en fonction du positionnement droite-gauche, mais plutôt parce qu’elle est prise en étau entre les organisations paramilitaires et de guérillas ; polarisation dont la candidature de Álvaro Uribe a bénéficié en 2002.
Défendant à la fois une stratégie militaire sécuritaire et la demande de médiation des Nations-Unies, il a été élu Président dès le premier tour en mai 2002 laissant peu de place aux oppositions. Dans une configuration différente, l’instabilité de la première moitié de l’année 2005 en Equateur et en Bolivie pourrait ouvrir la porte à une alternance reposant sur la victoire électorale d’organisations issues de mouvements contestataires de gauche.
De quelles gauches parle-t-on ?
Ce rapide panorama semble suggérer une certaine consolidation des formations de gauche en Amérique latine, désormais entrées dans le jeu des institutions représentatives, ou en voie de le faire. Pourtant, il met aussi en valeur la grande diversité, voire l’hétérogénéité des systèmes partisans dans lesquels s’insèrent ces organisations, mais aussi des idéologies et des discours qui sous-tendent l’accès au pouvoir, ainsi que des personnalités qui dirigent les organisations, et des politiques que ces gauches mettent en œuvre. Quoi de commun entre la social-démocratie du chilien Ricardo Lagos et la « révolution bolivarienne » du vénézuélien Hugo Chavez, hormis une référence commune à une « gauche » qui reste à définir ?La parenté de ces expériences tient en partie à la rupture, plus ou moins explicite et virulente selon les cas, avec les discours économiques dominants des années 1990. Presque partout, elle passe par la dénonciation du « modèle néolibéral » et de l’orthodoxie financière défendue par le Fonds monétaire international, par la Banque mondiale ou par la Banque interaméricaine de développement, par exemple dans la bouche de Nestor Kirchner, de Tabaré Vasquez et de Hugo Chavez. En Bolivie et en Uruguay, les organisations de gauche revendiquent ainsi des nationalisations, respectivement des secteurs des hydrocarbures et de l’eau. Pourtant, jusqu’à présent, une fois au pouvoir, les dirigeants de gauche ont opté, en général, pour une gestion prudente destinée à rassurer les investisseurs étrangers et les créanciers internationaux, et leurs politiques se sont inscrites dans la continuité de l’ajustement structurel et de la priorité donnée à la stabilité monétaire.
Le passage de l’opposition au pouvoir occasionne des transformations et des redéfinitions dont on peut trouver un indice dans les tensions vives qui agitent aujourd’hui les partis de gauche latino-américains. Tous les partis de ces gauches de gouvernement sont traversés par des débats internes intenses autour du rapport entre démocratie et marché. Ils se divisent entre des tendances qui défendent le pragmatisme et le réalisme économique, et celles qui restent fidèles à une conception plus idéologique et radicale de la politique à mener. Au sein de la gauche chilienne, par exemple, un débat se développe aujourd’hui sur ce que signifie aujourd’hui « être de gauche », entre pragmatisme politique et rigueur idéologique. Si ce débat est présent en Europe, il est posé dans des conditions fort différentes en Amérique latine dans la mesure où les gauches restées fidèles au marxisme sont, pour certaines, issues de la lutte armée, et, d’autre part, continuent à représenter une force électorale peu négligeable, comme c’est le cas par exemple du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) mené par Daniel Ortega au Nicaragua, sans oublier bien sûr le régime cubain.
La diversité des formations et des politiques engagées par la gauche apparaît avec clarté dans le contraste entre des gauches institutionnalisées, comme celle du Parti socialiste chilien ou du Parti des travailleurs brésilien, et des gauches contestataires voire populistes caractérisées entre autres par leur discours nationaliste et populaire et, dans certains cas, par la présence d’un dirigeant charismatique comme Hugo Chavez, comme le dirigeant bolivien du Mouvement pour le socialisme (MAS), Evo Morales, ou encore Lucio Gutiérrez en Equateur, élu Président en 2002 puis démis de ces fonctions en mai 2005. Une distinction s’impose donc entre les différents types de projets, discours ou alternances dont sont porteurs les organisations et les mouvements qui se réclament de la « gauche » : que l’on distingue les gauches « systémiques » et « anti-systémiques », ou bien les gauches « de rejet » et « de gouvernement », on s’accorde pour souligner leur hétérogénéité.
Les gauches latino-américaines sont passées par de profondes mutations ces vingt dernières années, qui touchent tant la structure des organisations partisanes, que leurs idéologies puisque la plupart des formations ont, dans un premier temps, abandonné les références au marxisme-léninisme et, dans un second, accepté le libéralisme économique. Ces transformations passent par une redéfinition des militantismes et des rapports entretenus entre partis et mouvements sociaux, ainsi que par une révision des stratégies, avec la fin de la lutte armée au profit de la stratégie électorale pour l’accès au pouvoir, dans le contexte de systèmes politiques libéralisés si ce n’est pacifiés. Ces questions sont abordées, dans ce dossier, par Hélène Combes et David Garibay. Par ailleurs, l’expérience du pouvoir, au niveau d’abord local puis national se traduit par une institutionnalisation qui a permis aux partis contestataires des années 1980 et 1990 de se transformer progressivement en partis de gouvernement, l’exemple récent le plus marquant étant celui du PT au Brésil. Les systèmes partisans s’en trouvent modifiés, avec la fin de l’alternance établie depuis 1958 entre le Comité d’organisation politique électorale indépendante (COPEI) et l’Action Démocratique (AD) au Venezuela, alors qu’en Uruguay l’élection présidentielle d’octobre 2004 a donné la victoire au Frente Amplio et rompu avec le bipartisme qui opposait traditionnellement les partis Blanco et Colorado.
Les recherches récentes sur l’Amérique latine indiquent les limites qu’y rencontre encore la démocratisation des régimes politiques devenus représentatifs dans les années 1980, car les libertés et droits fondamentaux n’y sont encore respectés que de façon inégale. Malgré une détérioration continue des conditions de vie et l’augmentation dramatique de la pauvreté, des indices d’approfondissement de la démocratie peuvent être détectés, dont l’un des plus évidents consiste dans la pacification, dans l’acceptation et dans la banalisation des alternances au pouvoir. A contrario, dans les pays où la gauche est malmenée et contestée, peu institutionnalisée, affaiblie ou dénaturée, les systèmes politiques ont vu leur stabilité menacée. En effet, plusieurs pays d’Amérique latine vivent une crise grave des points de vue à la fois économique et politique, qu’il s’agisse de l’effondrement de l’Argentine en 2001, de la contestation antigouvernementale au Venezuela depuis 2002, des mouvements sociaux en Bolivie depuis 2003, ou encore de l’instabilité politique de l’Equateur où trois Présidents successifs ont quitté le pouvoir en cours de mandat. Ces divers événements pourraient confirmer que l’existence de forces d’opposition de gauche solides et capables de proposer une alternative réelle au pouvoir constitue un facteur favorable voire indispensable à la consolidation des démocraties. Elle suppose qu’un certain nombre de conditions soient réunies : pacification des oppositions, constitution des organisations d’opposition en partis de gouvernement, et acceptation, par l’ensemble des acteurs, des règles de l’alternance mais aussi des principes fondamentaux de la démocratie libérale et de la représentation.
En Argentine en 2001 et au Venezuela depuis 1998 avec l’élection de Hugo Chavez, la démocratie représentative s’est trouvée contestée et sa stabilité menacée par de larges mouvements politiques qui se sont opposés très explicitement aux classes politiques traditionnelles. La crise économique dramatique qu’a connu l’Argentine a été suivie de la redéfinition et de la division du péronisme, avec l’affrontement entre trois candidats issus de cette mouvance lors des élections présidentielles de 2003, comme l’analyse Pierre Ostiguy dans ce dossier. Le populisme de gauche de Hugo Chavez, dont le discours présente un contenu idéologique très succinct, s’appuie sur une dérive autoritaire et militariste du régime politique, de moins en moins représentatif. Au Pérou, les divisions de la « gauche unie » après la présidence de Alan García (1985-1990), sont intervenues dans un contexte de crise du système politique, qui a vu l’arrivée au pouvoir, par les urnes, d’Alberto Fujimori. Sa présidence autoritaire a entraîné, pour plus d’une dizaine d’années, l’effondrement des partis qui structuraient le système partisan. Le renouveau actuel de l’APRA pourrait cependant changer la donne pour les années à venir. Dans ces pays, « l’alternative n’a pas surgi du système partisan, mais plutôt de l’extérieur : des présidents ou des candidats présidentiels sans parti ou des partis créés pour l’occasion, ou encore des mouvements sociaux rejetant l’ensemble des partis et des politiciens », en particulier en Argentine, au Venezuela, ou en Bolivie.
Ces différents cas suggèrent que la présence d’organisations de gauche loyales, solides et fortes , en termes de leadership, d’idéologie et de militantisme, participe à la stabilité des régimes politiques récemment libéralisés. En effet, l’existence de ces formations assure la possibilité d’une alternance au pouvoir, sans pour autant menacer le consensus politique qui a donné naissance aux systèmes représentatifs à l’issue des changements de régime. Jouant le jeu de la représentation, acceptant la démocratie comme « le seul jeu en vigueur » , elles s’inscrivent dans la continuité des institutions et du compromis qui leur a donné naissance. Dans ces conditions, l’arrivée au pouvoir de formations de gauche indique que les systèmes politiques et partisans ont acquis la capacité de répondre aux demandes de changement manifestées par leurs électorats, et de proposer une alternative aux politiques menées depuis les transitions des années 1980 et 1990. En s’inscrivant dans la continuité des institutions, les partis de la gauche « de gouvernement » participent donc aux consolidations démocratiques.
Ce dossier se propose donc de dresser un bref état des lieux des renouvellements tant organisationnels qu’idéologiques de la gauche en Amérique latine, de son expérience du pouvoir et des alternances, des mouvements sociaux qui la soutiennent, ainsi que de sa contribution aux consolidations démocratiques ou à la fragilisation de certains systèmes politiques. Faire ce travail permet d’observer, de façon concrète, l’avancement de la consolidation démocratique, les renouvellements de la participation politique et de la représentation, sur ce continent où l’histoire récente des gauches est inséparable de celle des mouvements sociaux. Si elle ne se réclame plus majoritairement du label marxiste-léniniste, à l’exception de Cuba, la gauche reste héritière de son histoire et d’apports aussi contradictoires que la théologie de la libération, les populismes, et plus récemment l’écologie ou le mouvement antilibéral. Dans différents domaines, les politiques des dirigeants de gauche cherchent à se démarquer par leurs spécificités : dans le traitement des grands problèmes de société (sécurité publique, politiques sociales), mais aussi dans le rapport à l’extérieur (rapport aux Etats-Unis, question de l’intégration) et aux citoyens (démocratie participative), les organisations de gauche prétendent apporter un changement, dont il est nécessaire de mesurer la portée et le sens.
Par ailleurs, les gauches latino-américaines présentent des spécificités qui font que, depuis l’Europe, les regards militants se portent vers elle, avec le sentiment qu’elles proposent des innovations et qu’elles pourraient porter le renouvellement des projets et des méthodes de gouvernement qui fait aujourd’hui défaut sur le Vieux Continent : la naissance du mouvement altermondialiste à l’occasion du Forum social mondial de Porto Alegre, les expériences de participation locale, l’enracinement social des organisations partisanes issues des mouvements sociaux des années 1970 et 1980… autant d’éléments épars qui peuvent expliquer la faveur avec laquelle a été accueillie, en Europe, l’élection du Président brésilien. Certains acteurs politiques de gauche pourraient regarder du côté de l’Amérique latine pour chercher quelques éléments de réponse à la crise qu’ils traversent, en termes de projets, de militantisme, de structure des organisations partisanes…
Ce dossier s’efforce donc de répondre aux questions suivantes : d’abord, l’accès des gauches au pouvoir et la banalisation de leur présence dans les systèmes politiques constituent-elles un indice de l’avancée des consolidations démocratiques et de la pacification des conflits politiques ? C’est notamment à cette question que David Garibay répond dans une comparaison des « transitions insurgées » en Colombie et au Salvador où les organisations de guérilla ont choisi de passer de la lutte armée à la lutte électorale dans le courant des années 1990. Par ailleurs, les nouveaux dirigeants issus des oppositions de gauche aux régimes autoritaires sont-ils en mesure de changer les modes d’exercice du pouvoir ? Quelles transformations les partis de gauche issus des oppositions vivent-ils quand ils accèdent au pouvoir, dans leur organisation ou leur rapport aux militants ? Hélène Combes évoque cette question à travers l’observation de la gestion de Mexico par le PRD, depuis 1997. Sur quels fondements se structurent les systèmes de partis issus des transitions démocratiques et comment situer, sur l’axe droite-gauche, les organisations et les dirigeants qui se rattachent à la tradition populiste ? Pierre Ostiguy, à partir du cas argentin, propose un modèle d’analyse qui intègre ce facteur par la combinaison du clivage droite-gauche avec l’opposition entre les politiques du « haut » et du « bas ». Ensuite, les gauches portent-elles un modèle d’intégration alternatif face aux Etats-Unis et au projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), ou bien s’orientent-elles vers des projets inspirés de l’Union européenne, en particulier pour la relance du Mercosur ? À partir du cas brésilien, Marcelo Medeiros montre quelles conditions extérieures contraignent les choix de politique économique du gouvernement Lula, mais aussi comment il cherche à opérer un changement. Enfin, si la continuité prévaut dans le domaine économique, les gouvernements de gauche portent-ils des changements de société ? Bérengère Marques-Pereira fait le point de la relation entretenue entre la gauche et les mouvements féministes au Chili. Du point de vue de l’analyse politique, l’ensemble soulève des interrogations larges et désormais classiques sur les effets de l’accès au pouvoir et de son exercice face aux pesanteurs institutionnelles, ainsi que sur les changements qu’il induit au sein des organisations partisanes.
Quels clivages, pour quelles gauches ?
Reste cependant une question essentielle : comment définir la « gauche » en Amérique latine et comment le clivage droite-gauche s’y manifeste-il ? De ce point de vue, les systèmes politiques du continent disposent d’un héritage double. Celui des Lumières et des révolutions nord-américaine puis française, ainsi que celui, beaucoup plus proche, de la guerre froide et des conflits entre les organisations révolutionnaires et les régimes autoritaires, le plus souvent militaires. La mémoire encore très vivace de cette période contribue à structurer les comportements politiques et à donner un sens précis au clivage droite-gauche, auquel les acteurs se réfèrent eux-mêmes avec fréquence, comme le remarque notamment Pierre Ostiguy dans ce dossier à propos de l’Argentine. La Revue internationale de politique comparée a déjà consacré de nombreuses pages à la notion de « clivage », et le lecteur pourra s’y reporter pour une définition et une analyse plus exhaustives . Ici, il convient seulement de souligner l’intérêt de cette notion pour la comparaison des systèmes politiques et de leurs changements actuels. Comme l’écrivait récemment Florence Haegel dans cette revue, analyser les clivages suppose de « chercher, derrière les dimensions idéologiques, les processus sociopolitiques qui les fondent ». En France, un des clivages sociopolitiques fondamentaux repose sur un conflit de valeurs, qui oppose universalisme et anti-universalisme ou bien la conception ouverte ou fermée de la société . Se référant aux travaux classiques de Seymour M. Lipset et Stein Rokkan, Florence Haegel rappelle que ces oppositions de valeurs, qui renvoient « au processus de transformation de l’autorité de l’État », se superposent aux dimensions sociopolitiques des clivages : l’analyse des univers sociaux et idéologiques des électeurs met à jour des lignes d’opposition stables, qui structurent les systèmes politiques et reposent sur des dimensions sociopolitiques telles que, en l’Europe, l’opposition rural-urbain et ou religion-laïcité.
En Amérique latine, ces oppositions de valeurs se structurent en partie autour des questions liées à la souveraineté nationale et à la démocratie. Dans la vie politique actuelle, elles trouvent une actualité, pour la première, dans les débats autour du rapport aux Etats-Unis, aux institutions financières internationales et au libéralisme économique, pour la seconde, dans les enjeux liés aux politiques sociales et aux droits de l’homme. Ces oppositions se superposent à des processus socio-politiques spécifiques à l’Amérique latine où la dimension ethnique définit par exemple un clivage entre les populations blanches et les autres, indiennes ou noires. Sont aussi significatives, les oppositions entre les populations des plaines ou des côtes et celles des hauts plateaux dans les pays andins , et, en milieu urbain, entre les bidonvilles et les villes légales.
Les enquêtes par sondages menées dans plusieurs pays d’Amérique latine révèlent un brouillage relatif de l’opposition droite-gauche ; brouillage qui s’associe au renforcement des clivages d’ordre socio-économique. Selon le Latinobaromêtre, sur l’ensemble du continent, 80 % des électeurs en 1996 et 77 % en 2004 se positionnaient spontanément sur l’échelle droite-gauche. En 2004, 39 % des personnes interrogées qui disposaient d’une formation scolaire primaire déclaraient être dans l’incapacité de se situer sur l’échelle droite-gauche, contre 12 % de celles qui avaient suivi une formation universitaire, ce qui suggère l’existence d’une forte différenciation sociale , et d’un clivage dont la compétence politique constitue une des manifestations. En effet, il se dessine un clivage structuré par le rapport aux institutions et par l’opposition intégration/exclusion, avec une ligne de partage à la fois sociale, économique et politique entre les groupes capables de participer à la politique et à la société, et les autres catégories sociales. Ce type de clivage trouve une expression dans les processus de politisation tels que les évoque Florence Haegel , et s’ancre dans les topographies urbaines de l’exclusion sociale et politique, présentes dans la plupart des grandes métropoles latino-américaines.
Quoi qu’il en soit, et quelle que soit son utilité, l’analyse en termes de clivages ne suffit pas à mettre en lumière la transformation des systèmes partisans latino-américains et de leurs gauches. Elle demande à être complétée par l’observation des transformations vécues par les organisations, notamment dans leurs rapports à des mouvements sociaux eux-mêmes très volatiles, ainsi que par l’analyse des choix de politiques publiques effectués par leurs dirigeants au pouvoir. En effet, dans un processus par certains points comparable à celui que l’on peut observer en Europe , le clivage droite-gauche en Amérique latine s’est trouvé atténué au cours des dernières années, sous le coup d’un jeu complexe de contraintes diverses. D’abord, la majorité des dirigeants des partis de la gauche de gouvernement « se sont avérés être d’étranges caméléons », habillés un jour de teintes révolutionnaires de gauche pour prendre, une fois au pouvoir, une couleur libérale en économie, et passer « de l’utopisme au possibilisme » . Ensuite, les partis de droite ont, de leur côté, non seulement accepté mais pris à leur compte la contrainte démocratique, tant au moment des transitions qu’à la période actuelle. Les politiques de participation locale ne constituent pas l’apanage de la gauche, par exemple.
Enfin, la confusion est accentuée par le jeu des alliances électorales entre partis, qui brouille leurs positionnements ainsi que leurs engagements idéologiques. Au Brésil, l’alliance de gouvernement entre le Parti social-démocrate brésilien (PSDB) du président F.H. Cardoso et le Parti du front libéral (PFL), très conservateur et lié aux oligarchies traditionnelles du Nordeste, va dans ce sens, de même que l’alliance actuelle entre le PT et le Parti libéral (PL). Dans un contexte différent, au Chili, la longue coalition entre les socialistes et les démocrates-chrétiens au sein de la Concertación, a tendance à gommer les différences entre les partis.
Enfin, la combinaison entre les ambiguïtés historiques des populismes, à la fois autoritaires et nationaux-populaires, et la fragilité idéologique récurrente des partis politiques en Amérique latine, contribue à accentuer encore la difficulté à départager entre droite et gauche. Comme le remarque Norberto Lechner, par le passé « des critères tels que gauche/droite, réforme/révolution, Etat/société civile figuraient parmi les outils de classification qui servaient à interpréter la complexité de la société. À présent (…), là où règne l’agir sage et fluide de la ’main invisible’ du marché, les idées seraient de trop ».
Compte tenu de ces remarques, l’emploi du pluriel pour le titre de ce dossier est destiné à souligner l’absence d’unicité de « la gauche » en Amérique latine, tant en termes de positionnement que d’enracinement social ou d’organisations. Cependant, porter le regard sur ces dernières permet de comprendre que l’appellation de « gauche » n’en est pas moins significative : elle désigne en Amérique latine une « nébuleuse aux contours imparfaits », composée à la fois de partis politiques et d’organisations de mouvement social très hétérogènes, dont la construction a reposé, à la période des transitions démocratiques, sur des réseaux militants denses. Dans le cas du PRD mexicain, Hélène Combes a mis en valeur le « multipositionnement » des dirigeants, souvent membres à la fois de ce parti politique et d’une organisation de mouvement social associative ou syndicale ; « multipositionnement » que l’on retrouve ailleurs, notamment dans les cas du PT brésilien et du Frente amplio uruguayen. La façon dont ces militants et dirigeants renégocient aujourd’hui leur engagement, entre l’action gouvernementale ou le repli sur un militantisme local hors parti, rend compte de certaines redéfinitions occasionnées par le passage de la contestation à l’exercice du pouvoir.
De la contestation à l’exercice du pouvoir
Depuis vingt-cinq ans, les stratégies et les itinéraires adoptés par les organisations de gauche, pour leur insertion dans les systèmes représentatifs, ont donné aux continuités et aux héritages institutionnels un poids variable. Dans les années 1980, les modalités de construction des organisations partisanes ont largement rendu compte des rapports de force à l’œuvre au sein des systèmes politiques nationaux à la fin de la période autoritaire, selon des scénarios divers, parfois complémentaires : la pacification des organisations de guérillas transformées en partis politiques comme au Salvador ; le passage de certains partis de la clandestinité à la légalité dans les cas des partis communistes ; la constitution de larges coalitions de gauche unissant divers acteurs de l’opposition comme en Uruguay ; la mise en place, dans le contexte de régimes encore autoritaires, de partis ancrés dans les mouvements sociaux comme le PT ou le PRD ; la reconstruction de systèmes partisans hérités de la période précédente, avec l’opposition entre péronistes et radicaux en Argentine ou la reconstruction de la démocratie-chrétienne et du socialisme au Chili ; la reconversion de partis d’opposition autorisés sous les régimes autoritaires, devenus des partis du centre modéré, comme le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB).
A la fin des années 1990, Joaquín Villalobos, ancien dirigeant de l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP), organisation de guérilla salvadorienne alliée au Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) jusqu’en 1995, estimait que "dans la transition, la justice est déterminée non seulement par le droit mais aussi par le rapport de forces qui a imposé le changement (…). Pour en finir avec le pouvoir de coercition des groupes qui ont été actifs lors d’un conflit, ou dans le cadre d’un régime autoritaire, il faut absolument prendre en compte l’insécurité que le changement apporte à ceux qui composent ces groupes". L’impératif de pacification des conflits, associé au passage de la contestation au jeu des partis et des élections, semble aujourd’hui rempli. Ainsi, dans plusieurs cas, l’arrivée des formations de gauche au pouvoir coïncide avec le passage à une nouvelle étape dans la gestion de la mémoire du passé autoritaire, qui permet de penser que la page des transitions est tournée. Alors que, au début juillet 2005, la Cour d’appel de Santiago du Chili a levé l’immunité du Général Pinochet et ouvert la porte à son jugement pour violation des droits de l’homme, de son côté, en juin 2005 la Cour suprême argentine a déclaré inconstitutionnelles les lois d’amnistie de 1986 et 1987, ce qui rend possible le jugement des tortionnaires de la période autoritaire. Dans le présent dossier, David Garibayobserveque,làoù« lesréférencesinternes à la période de la lutte armée s’estompent », le passage au parti politiquepeut réussir. En même temps, ce changement coexiste avec la préservation de la mémoire d’un passé devenu source de légitimité pour certains acteurs politiques, qui ne se privent d’ailleurs pas d’en faire usage à des fins de marketing électoral . Ainsi David Garibay note-t-il que « les évolutions institutionnelles dans le sens d’une ouverture démocratique ont modifié les itinéraires suivis par les groupes révolutionnaires » : la réussite de leur intégration a reposé sur l’ampleur des soutiens pendant la période de démobilisation. Dans la majorité des cas, où les transitions ont été pacifiques, l’ampleur des soutiens reçus par les formations de gauche au sein des sociétés civiles a constitué un facteur essentiel à leur insertion dans les systèmes politiques.
Ainsi la construction de ces organisations situées à gauche a-t-elle le plus souvent été sous-tendue par l’essor de mouvements sociaux au cours de deux périodes différentes, d’abord au passage des années 1970 à 1980, puis à partir de la fin des années 1990. Au cours de ce cycle de protestation assez long, la contestation a été portée par des organisations, des répertoires d’action et des groupes sociaux forts variés d’un cas à l’autre : grèves menées par des syndicats indépendants à la fin des années 1970, constitution d’associations de quartiers dans les bidonvilles depuis les années 1980, émeutes et barrages de routes des piqueteros argentins depuis la fin des années 1990, longues marches des Indiens d’Equateur et de Bolivie… C’est dans la mouvance de ces mobilisations et avec le soutien de leurs organisations que les partis de gauche ont connu une institutionnalisation parfois assez rapide, leurs dirigeants occupant des positions multiples.
Ce rappel souligne le lien entre l’essor de mouvements sociaux des plus défavorisés et la recomposition des systèmes de partis, voire le déplacement des clivages, en même temps qu’il souligne, encore une fois, les différences entre les organisations, leurs stratégies et leur rapport aux institutions politiques nationales. Ainsi les Indiens boliviens et surtout les zapatistes ont-ils participé à l’émergence du mouvement altermondialiste alors que ce dernier n’a été rejoint que tardivement et avec beaucoup d’opportunisme par le dirigeant vénézuélien lors du dernier Forum social mondial en janvier 2005. Par ailleurs, les mouvements contestataires entretiennent des rapports assez divers avec les arènes électorales nationales. Par exemple, en Bolivie, la mobilisation protestataire est articulée à une stratégie électorale assez efficace, puisque le dirigeant du MAS, Evo Morales, a obtenu un score assez élevé pour se maintenir au second tour lors des élections présidentielles de 2002 puis d’octobre 2003, tout en continuant à mener la contestation, à la tête de la Fédération des syndicats de cocaleros. En revanche, la tendance radicale des piqueteros ou le Mouvement des travailleurs au chômage (MTD) argentins sortent affaiblis de leur choix de ne pas se présenter aux élections alors que le gouvernement Kirchner a reconstruit, depuis 2003, une partie de la légitimité qui manquait à la gauche. L’article de Pierre Ostiguy, dans ce dossier, indique bien comment, au sein de ce mouvement de contestation, deux stratégies distinctes se mettent en place : à celle de la poursuite de la confrontation, privilégiée par les plus radicaux, s’oppose celle de l’intégration aux institutions. Ainsi le dirigeant de la principale tendance du mouvement, Luis D’Elia, a-t-il récemment été élu député sous l’étiquette du Frente para la victoria, allié à Kirchner.
Au pouvoir, les partis de gauche latino-américains ont fait la preuve, jusqu’à présent, de la profondeur des changements idéologiques par lesquels ils sont passés. Après avoir choisi d’abandonner la lutte armée et de se convertir à la démocratie représentative dans les années 1980, ils acceptent aujourd’hui les contraintes libérales en économie, à l’image des partis sociaux-démocrates européens, dont la conversion est plus ancienne. À ce sujet, Bryant Garth et Yves Dezalay ont montré par quels processus sociaux transnationaux, observables sur l’ensemble du continent, la diffusion du versant politique du libéralisme chez les « notables du droit », autour de la défense du pluralisme et des droits de l’homme, a été associée à sa version économique, avec l’adoption par les « Chicago boys » de l’orthodoxie financière et d’un consensus néolibéral pour l’action gouvernementale ; ce que Marcelo Medeiros observe dans l’article de ce dossier consacré au Brésil.
Parmi les conséquences de ce processus, notons les limites de la portée sociale des politiques menées par les formations de gauche au pouvoir. D’abord, leur arrivée au pouvoir ne s’est pas traduite par un changement radical dans le traitement des enjeux de sociétés, tels que le divorce ou l’avortement, comme le montre Bérengère Marques-Pereira dans ce dossier. Soulignant les limites de la loi de 2004 sur le divorce au Chili, elle indique bien quelles difficultés rencontrent les formations de gauche à prendre des décisions qui les mettraient dans une situation de conflit et de confrontation avec des institutions sociales d’importance considérable, comme les Eglises catholiques. Ainsi, depuis la fin des années 1980, le changement dans les politiques sociales peut-il être attribué davantage au retour à la démocratie lui-même qu’à l’alternance droite-gauche. Ce sont bien les changements de régime plutôt que la couleur politique des gouvernements qui, jusqu’à présent, ont permis une meilleure prise en compte des demandes sociales et l’ouverture de canaux de médiation et de coopération entre les États et les nouveaux mouvements sociaux. Ces derniers ont suivi un processus rapide d’institutionnalisation, dans leurs différents domaines d’action, que ce soit dans celui du logement et des conditions de vie des catégories populaires, ou dans celui des mouvements de femmes décrits par Bérengère Marques-Pereira. Dans la plupart des cas, l’institutionnalisation et la coopération des mouvements sociaux avec les autorités publiques, locales ou nationales, a donc précédé l’arrivée des partis de gauche au sommet du pouvoir. Ensuite, la portée du changement est encore limitée par l’adoption du référent libéral pour la mise en œuvre des politiques sociales, comme c’est le cas par exemple du programme brésilien de lutte contre la faim.
L’évaluation de la portée de l’alternance impose, pour finir, de tourner le regard vers la gestion locale : à ce niveau, les formations de gauche disposent-elles de moyens pour mettre en œuvre des politiques spécifiques et répondre aux pressantes demandes sociales ? C’est ce que tend à montrer l’exemple des politiques d’inclusion sociale menées à Mexico par Cuauhtémoc Cardenas puis par Andrés Manuel López Obrador depuis 1997, ainsi qu’à São Paulo par Marta Supplicy entre 2000 et 2004, avec leurs différents volets, redistributifs, éducatifs et économiques .
Compte tenu des interrogations très diverses qui viennent d’être soulevées ici, l’accent n’a pas été mis, pour ce dossier, sur les questions théoriques ou méthodologiques. Il offre plutôt un panorama, encore incomplet, des enjeux les plus saillants représentés par l’entrée de l’Amérique latine dans une nouvelle période de son histoire politique. La page des transitions démocratiques une fois tournée, de nouveaux questionnements émergent, dans un contexte de crise sociale et politique parfois très aiguë, autour des continuités institutionnelles et des héritages des années 1970, du poids et du sens de la contestation populaire et, de façon plus large, de la redéfinition des clivages fondamentaux qui traversent les sociétés et les systèmes politiques de cette région.
Liste des sigles utilisés :
AD : Action Démocratique (Venezuela)
APRA : Alliance populaire révolutionnaire américaine (Pérou).
COPEI : Comité d’organisation politique électorale indépendante (Venezuela)
ERP : Armée révolutionnaire du peuple (Salvador)
FARC : Forces armées révolutionnaires de Colombie (Colombie)
FMLN : Front Farabundo Marti de libération nationale (Salvador)
FSLN : Front sandiniste de libération nationale (Nicaragua)
IU : Izquierda Unida (Pérou)
MAS : Mouvement pour le socialisme (Bolivie)
MTD : Mouvement des travailleurs au chômage (Argentine)
PFL : Parti du front libéral (Brésil)
PL : Parti libéral (Brésil)
PMDB : Parti du mouvement démocratique brésilien (Brésil)
PRD : Parti de la révolution démocratique (Mexique)
PSDB : Parti social-démocrate brésilien (Brésil)
PT : Parti des travailleurs (Brésil)
ZLEA : Zone de libre-échange des Amériques