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13 novembre 2006

La polarisation inévitable d’Amérique latine.

par Raúl Zibechi *

 

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Du Brésil au Mexique et du Venezuela à la Bolivie, la scène latinoaméricaine traverse une polarisation croissante qui se manifeste tant dans les processus électoraux que dans la vie politique quotidienne. Un des effets de l’actuelle offensive conservatrice, soutenue par l’administration Bush contre les gouvernements progressistes et les mouvements sociaux, est d’avoir transféré à sphère politique la polarisation sociale et culturelle amplifiée par le néo-libéralisme.

Il importe peu qu’il s’agisse de gouvernements modérés comme ceux de Luiz Inacio Lula da Silva (Brésil) ou Tabaré Vázquez (Uruguay), ou de gouvernements plus audacieux et transformateurs comme ceux d’Evo Morales (Bolivie) et d’Hugo Chavez (Venezuela). La polarisation croît à pas de géant et, dans une grande mesure, a été promue par les droites, les élites et la politique de George W. Bush. Toutefois, c’est un phénomène complexe, qui n’est pas réductible seulement à l’attitude d’une des parties de la société qui redoute de perdre ses privilèges - qui ne sont pas toujours en jeu - ou au désir de l’empire de récupérer le terrain perdu.

Outre ces facteurs indubitables, on voit jouer de manière significative un rôle le plus actif de groupes sociaux qui jusqu’à présent paraissaient condamnés supporter la domination de manière passive.

Les pourquoi les élites brésiliennes veulent empêcher le triomphe de Lula, quand ces mêmes élites ont profité de sa politique économique ? Andres Manuel López Obrador, qui se considère l’ami du multimillionnaire mexicain Carlos Slim Heliu -est il tant redoutable ? On peut comprendre l’offensive politique de l’empire et des élites contre Hugo Chavez, et aussi contre Evo Morales, qui dirigent des gouvernements disposés à promouvoir des changements de fond qui - inévitablement - nuisent aux classes dominantes. Mais dans beaucoup d’autres cas, le modèle néolibéral n’est en pas en cause ni les privilèges dont jouissent les puissants.

Dans les grandes lignes, il n’y a pas une réponse simple, mais la situation est arrivée à un point où les puissants, qui ont le pouvoir, sentent que le sol sur lequel ils vivent tremble. Et ont peur que le tremblement se transforme en séisme. Il y a au moins quatre raisons à cette polarisation croissante : l’empire a besoin de conquérir de plus en plus de ressources naturelles et pour cela a besoin des gouvernements fidèles ; les élites locales se sentent menacées et cherchent à s’amarrer à des gouvernements amicaux ; les changements non structurels minimaux qu’introduisent quelques gouvernements progressistes, peuvent la donner force (empowerment) aux plus pauvres ; et finalement, les mouvements qui viennent d’en bas continuent à avancer et à se développer .

Tout ceci produit une conjoncture, vue avec les yeux de ceux de d’en haut, d’ "instabilité" croissante pour leurs intérêts.

Élites et empire

Pour ceux d’en haut, ce qui est grave n’est pas seulement ce qui arrive mais ce qui peut arriver. Evidemment, l’empire a besoin de continuer à avancer sur les ressources naturelles (pétrole et gaz, eau et industrie minière) tant pour résister à sa faiblesse progressive qu’à l’imminence de l’épuisement des hydrocarbures à délai plus ou moins court. La dépendance pétrolière des Etats-Unis est chaque fois plus grande, et disposer de sources sûres et accessibles est un des objectifs de la stratégie des faucons de Washington.

L’échec de l’occupation de l’Irak et les difficultés pour stabiliser toute la région du Moyen-Orient, imposent de tourner le regard vers ce qui - hypothétiquement - fut l’espace sûr, l’arrière garde et la dernière garantie du contrôle planétaire : l’Amérique latine. C’est ici où l’ "accumulation par la dépossession" (explicitée par David Harvey comme la forme d’enrichissement des élites mondiales dans la période actuelle) trouve des limites précises faisant partie des sociétés.

Mais ce n’est pas le seul problème de l’empire. Comme on le sait, le contrôle politique est décisif pour assurer l’accès aux matières premières et à toute ressource naturelle. D’autre part, Washington a une longue expérience dans le traitement avec des gouvernements qui lui sont défavorables et met en œuvre généralement des tactiques d’affaiblissement", quelles soient directes ou indirectes, politico-militaires ou commerciales.

Le problème de fond, est que la vague des gouvernements progressistes et de gauche coïncide avec la promotion de la mobilisation sociale, qui est hors du contrôle tant de l’empire que des élites. C’est cette confluence réelle, avec ou sans alliance au milieu, qui empêche à Washington et les élites d’opérer à la manière traditionnelle. A quoi sert un coup d’État si les gens sortent massivement à la rue et parviennent à le neutraliser ?

Les élites locales se sentent menacées, pour ces mêmes motifs et pour d’autres en plus. Ceux d’en bas sont devenus ingouvernables, et ils vont l’être plus encore. L’expérience de la "commune d’Oaxaca" est l’exemple le plus récent. Ils peuvent entrer à sang et à feu. Mais, qui assure que l’incendie ne va pas se propage à d’autres états, à Mexico DF (ville) elle-même, avec des résultats incertains ? La répression ne garantit pas la continuité de la domination, comme autrefois. Il est inimaginable aujourd’hui, même au Mexique gouverné par la droite, qu’il y ait quelque chose de semblable au massacre de Tlatelolco qui, il ya 38 ans, a garanti la paix par des tombes.

Mais il y a plus. Les élites latino-américaines ne se sentent déjà pas en sécurité même dans leurs enceintes murées, grillagées, surveillées et loin des pauvres. Elles craignent d’être obligées de suivre le chemin de Gonzalo Sánchez de Lozada, l’ex président bolivien forcé à s’enfuir aux Etats-Unis après une insurrection populaire. Elles ressentent de la panique face aux jeunes pauvres - noirs, les Indiens ou métis - qui représentent l’immense majorité de la population.

Elles sentent qu’ils ne peuvent déjà plus les dominer avec des promesses clientélistes. Pire encore, ils n’ont même pas quelques chefs avec qui négocier, à suborner ou faire assassiner. Ce sont des centaines de millions de gens agglomérés dans les périphéries des grandes villes, qui ont "les dieux du chaos avec eux", selon la définition heureuse de l’urbaniste Mike Davis.

Cette panique croissante, les amène à rechercher "qu’un de les leurs" soit au gouvernement. C’est pourquoi elles détestent Lula, même en sachant que Lula ne va pas les exproprier, ni va mettre en cause leurs privilèges.

Pouvoirs d’en bas

Pour beaucoup de membres des élites, le moment est arrivé de mettre un frein au pouvoir croissant des pauvres. Aussi curieux que cela paraît, les politiques focalisées pour "combattre" la pauvreté, conçues par la Banque Mondiale et les mises en œuvre par les gouvernements de l’Argentine, du Brésil et d’Uruguay, entre autres, ne sont pas une garantie de paix sociale.

L’expérience argentine récente paraît le confirmer : les plans et les subventions créées par Carlos Menem, non seulement n’ont pas affaibli la protestation sociale mais l’ont renforcée. Des plans comme « Bolsa Familial », peuvent contribuer à différer la protestation des plus pauvres, mais ne vont pas parvenir à les intégrer comme des citoyens à part entière. Au contraire, quelques indices montrent "une prise de pouvoir " des plus pauvres, qui peuvent être poussés à demander plus ou à s’organiser maintenant qu’il y a un gouvernement disposé à les écouter.

Je veux dire que ces plans, conçus en effet pour disperser et endormir la capacité de mobilisation autonome des plus pauvres, peuvent avoir des effets contraires. Surtout dans une situation de développement des mouvements de ceux d’en bas. Je n’assure pas que cela va arriver, mais, dans le du point de vue des élites, ce serait mieux d’éviter cette possibilité. D’où les critiques faites aux plans sociaux, dans tous les pays du continent.

Finalement, les mouvements qui viennent d’en bas sont déjà incontrôlables. Les élites et l’empire ne savent pas comment faire. Les sociétés commencent à se diviser, jusqu’à des pays complets qui sont divisés.

Le Mexique du Nord vote à droite, celui du Sud vote à gauche. Au Brésil le Sud et le Sud-est votent à droite là où avant ils avaient voté à gauche, tandis que le Brésil du Nord-est, le Brésil pauvre et profond, s’implique pour la première fois et massivement à gauche. Et ainsi partout. En Bolivie, en Équateur et en Uruguay, à Caracas, à Lima et à Buenos Aires, dans chaque lieu à sa façon et avec ses caractéristiques propres, des nations, des sociétés et des villes exhibent leurs ruptures ethniques et de classe.

La nouveauté est que maintenant la rupture sociale se transforme en rupture politique. La polarisation sociale et culturelle est politisée. Maintenant les territoires riches votent à droite et les territoires pauvres votent à gauche. C’est pourquoi les médias conservateurs sont affolés, parce que la lutte sociale a dévoilé le masque de la double citoyenneté. Et ils sont forcés à construire des murs qui séparent des quartiers, et même des pays.

Quand les médias de ceux qui ont le pouvoir sont engagés pour fabriquer "des coups d’État médiatiques", c’est un signal de désespoir, non de force. Quand le voile de la domination est arraché par les faits - qu’ils soient électoraux ou insurrectionnels -, c’est la domination elle-même qui est en jeu. James Scott nous rappelle dans Les dominés [1] et l’art de la résistance, un texte chaque fois plus actuel, que quand les opprimés osent dire leurs vérités à visage découvert, en public, c’est parce qu’ils sentent que les jours de la domination sont comptés. Telle est, précisément, la perception qu’ont les élites, depuis Washington jusqu’à San Pablo.

Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Estelle et Carlos Debiasi.

ALAI.
Perú, 23 de octubre de 2006.

Notas de El Correo :

Notes

[1« Domination and the arts of resistance : hidden transcripts »1990, Yale University Press. James Scott.

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