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5 novembre 2003

L’économie étasunienne s’emballe, mais son rythme de +7,2% semble disproportionné.

 

Par Marco D’Eramo
La Gauche, Chicago, lundi 3 novembre 2003

Comment Washington gonfle sa croissance

Les économistes restent de marbre face à la folle relance économique des Etats-Unis. Car le pays accumule les dettes et ne crée pas suffisamment d’emplois. La lutte contre les abus financiers qui ont provoqué les scandales d’Enron et Tyco marque le pas et Wall Street peine à décoller. Mais l’administration a trouvé la parade : la dévaluation de la monnaie. Une astuce que John Snow, ministre du Trésor étasunien, tente de minimiser : « Nous ne voulons pas un dollar faible, mais un dollar juste. » Juste pour qui ? Rencontre

Le ministre du Trésor des Etats-Unis, John Snow, entre dans la petite salle des réunions du Chicago Tribune. Il est accompagné par son adjoint et par deux assistants en complet noir, chemise blanche et chaussures noires, un « uniforme » qui rappelle celui des employés des pompes funèbres. « Je viens de rencontrer Giulio Tremonti (le ministre italien des Finances : ndlr). Il est très bien », déclare-t-il d’emblée, pendant que ses collaborateurs font les présentations. Il a 64 ans, John Snow, dont une vingtaine passés à la CSX, une grande entreprise de transports, dont il a été le président et l’administrateur délégué. Le ministre n’est pas une étoile, et il n’est pas non plus un dirigeant de premier plan, comme l’a été son prédécesseur Paul O’Neil, l’ancien administrateur délégué du géant de l’aluminium Alcoa, évincé par George Bush au motif qu’il était trop « modéré ».

Contrairement à M. O’Neill, l’actuel ministre du Trésor ne prétend pas élaborer une politique économique propre. Il se borne à exécuter les directives que lui font parvenir Karl Rove, le conseiller politique de la Maison-Blanche, et le vice-président Dick Cheney, l’éminence grise de l’administration Bush. Au cours de notre conversation, John Snow dépeint un tableau rose du futur économique des États-Unis. La reprise a-t-elle traîné les pieds trop longtemps ? D’accord, concède-t-il, mais ce phénomène s’explique par le fait que l’économie était en train de « surchauffer ». Or « les affaires repartent de plus belle » et, l’an prochain, assure-t-il, la croissance s’établira à environ 4% du produit intérieur brut (PIB). Sur l’ensemble de l’année en cours, elle devrait se situer au même niveau, grâce à la progression record que l’économie a enregistrée au troisième trimestre : + 7,2%.

La province du marché

L’économie reviendrait-elle au galop ? Le ministre y croit mordicus. Mais comment l’administration entend-elle s’y prendre pour contrer les abus et les manipulations financières qui se manifestent immanquablement lors des périodes de vaches grasses ? Car sur le front des scandales qui ont éclaté, il y a deux ans, autour des grandes « corporations » - Enron, Andersen, Tyco, Qwest, etc. -, presque rien n’a été fait pour lutter contre la néfaste pratique de la « cuisine comptable » (cooking the books). Et presque aucun dirigeant n’a été condamné.

Pour John Snow, « de grands progrès ont été accomplis pour restaurer la confiance des actionnaires » et pour faciliter la transparence dans le cadre de la corporate governance. Dans tous les cas, affirme le ministre étasunien, « les jours de l’omnipotence des PDG sont terminés ». Le ministre déclare que les entreprises reviennent dans les chiffres noirs, que les bénéfices augmentent et que les cours boursier montent (même si durant notre entretien, Wall Street a subi une petite chute). Bref, il livre un refrain que l’on a déjà entendu : le marché est en train d’avoir à nouveau confiance dans l’avenir de l’économie du pays.

John Snow croit que ce marché est une sorte de mantra qui produit les effets d’une panacée universelle. Nous lui demandons alors s’il n’a pas le sentiment que l’administration est en train de perdre le contrôle du déficit public des Etats-Unis. Avoisinant les 375 milliards de dollars pour l’année fiscale qui vient d’être bouclée, l’excédent s’établira à 500 milliards pour l’année courante. Le ministre garde son optimisme : « Ce qui importe, c’est la perception du marché. Le déficit devient un problème si le marché croit qu’il augmentera indéfiniment. Mais si le marché pense que l’excédent diminuera, alors il n’y a pas de raison de s’inquiéter. » Et d’ajouter : « De toute façon, nous réduirons notre déficit de moitié en cinq ans. » Seul hic : il n’y a pas un seul analyste économique au monde qui souscrirait à cette prévision. Tout le monde prédit en revanche que l’on va assister à une dilatation excessive de la dette publique étasunienne.

Dévaluation peu loyale

Or, selon John Snow, le marché se charge aussi de prononcer le verdict divin dans le marché des devises. Quand nous lui demandons si la décision prise à Dubaï, lors du dernier sommet du G8 des ministres des finances, ne représentait pas à ses yeux le début d’une nouvelle saison marquée par un dollar faible, notre interlocuteur répond par la négative sur un ton indigné. « Non, personne à Dubaï n’a interprété la résolution finale du G8 comme une invitation à dévaluer le dollar », s’offusque-t-il. « Certainement, ni le ministre italien des Finances, Giulio Tremonti, ni son collègue allemand, ni les autres gouvernements présents à Dubaï n’ont compris cela », poursuit John Snow. Car, selon lui, il est clair pour tout le monde que « les Etats-Unis ne veulent pas un dollar faible, mais un dollar juste ». Et d’insister : « Nous voulons une monnaie dont la valeur est déterminée par le marché selon son propre intérêt, le self-interest ». L’un des « Men in Black » qui entourent le ministre enchaîne : « Un dollar flexible ne veut pas dire un dollar faible. » Mais le ministre reprend aussitôt la parole : « Les variations des cours des devises absorbent les chocs quand le déficit ou les excédents commerciaux d’un pays sont excessifs. »

On comprend mieux alors l’intérêt d’avoir un dollar « flexible » : les Etats-Unis, en dévaluant leur monnaie, rendent les importations moins « compétitives » et diminuent ainsi leur déficit. Mais ce calcul n’est valable que pour le pays de l’Oncle Sam. Car les dettes des autres pays sont, elles, contractées dans une devise étrangère, et que celles-ci ne peuvent logiquement qu’augmenter lorsque ces pays dévaluent leur propre monnaie. Or les États-Unis, eux, ont le privilège de pouvoir s’endetter dans leur propre monnaie. Ils peuvent ainsi la dévaluer sans courir le risque de gonfler leur dette étrangère, du moins à court terme.

Cet objectif se heurte cependant à une exigence que le Trésor étasunien a revendiquée à plusieurs reprises : les autres pays du monde doivent prendre eux aussi en charge les efforts que comporte le soutient à une relance de l’économie mondiale. Mais si, à travers la politique du dollar faible, Washington parvient à faire baisser le volume de ses importations, il est difficile que les autres pays (qui vendent leurs produits aux Etats-Unis) puissent sortir de leur phase de stagnation économique.

Emploi : Le bal de chiffres

Pour ce qui est de l’autre grand thème de l’actualité économique, c’est-à-dire les pressions que Washington exerce sur la Chine pour que ce pays réévalue sa monnaie, « il est dans l’intérêt de Pékin d’aller en direction d’une politique monétaire plus flexible », poursuit John Snow. « Je me sentirais très encouragé, si la Chine laissait fluctuer sa devise. » Et de tempérer aussitôt sa position : « Nous devons cependant reconnaître qu’il faudra du temps pour permettre aux infrastructures financières chinoises de s’adapter à cette flexibilité. »

Cette concession ne va pas sans contredire les récentes pressions que les États-Unis ont fait peser sur Pékin, mais elle vise avant tout à éviter que les prix des biens importés par la Chine n’atteignent des prix trop élevés - de façon à ne pas alimenter l’inflation - : un effet qui pourrait provoquer à son tour une hausse des taux d’intérêt et, donc, un nouveau ralentissement de l’économie. Mais là où l’optimisme de M. Snow est digne de Candide, c’est quand le ministre préconise - pour ne pas dire qu’il souhaite ou qu’il espère - que l’an prochain, l’économie étasunienne aura créé deux millions de nouvelles places de travail.

Pour conforter ses prévisions, le ministre se base sur le fait que, dans les derniers mois, « l’emploi temporaire est allé très fort » et qu’en septembre, pour la première fois depuis janvier, les statistiques ont montré que 57 000 nouveaux emplois avaient été créés. Mais, comme l’a observé Paul Krugman, dans les colonnes du New York Times, à cause de la croissance démographique, des masses de jeunes entrent régulièrement dans le marché du travail.

Pour cette raison, si l’on veut que le taux d’inflation reste inchangé, il faudrait que l’on créé, chaque mois, au moins 130 000 nouveaux emplois et non 57 000. Sans oublier que, note toujours M. Krugman, au mois de janvier, la Maison-Blanche préconisait la création de 5 millions de places de travail. Aujourd’hui, elle prophétise l’avènement de seulement 2 millions de nouveaux postes. Mais ce n’est pas tout. Car depuis l’arrivée au pouvoir de George Bush, le pays a perdu 2,8 millions d’emplois. Ce qui veut dire que, dans tous les cas de figure, il manquerait à l’appel au moins 800 000 places de travail. Mais si l’on tient compte de l’augmentation de la force de travail entre 2000 et 2004, pour maintenir le taux de chômage au niveau où l’avait laissé Bill Clinton avant son départ, il faudrait créer, d’ici l’automne prochain, 7 millions de nouveaux emplois et non pas 5 millions.

Créer des attentes

Sur cette base, nous contestons alors à M. Snow que, de son point de vue, l’économie des Etats-Unis semble ne pas avoir de problèmes, alors que l’on peut se poser des questions. « Certainement, les places de travail n’ont pas été créées dans les temps que j’aurais souhaité », s’empresse-t-il d’observer. « Mais nous devions aussi procéder à la réforme de la santé publique. » Une façon de couper court et de tenter de convaincre son auditoire que le pire est passé et que les choses ne peuvent aller qu’en s’améliorant.

Le ministre est conscient du fait qu’il reste peu de temps avant les prochaines élections présidentielles et que le souvenir de la défaite de Bush senior, provoquée par la faillite de sa politique de relance économique, est encore trop vif. La marge de manoeuvre pour créer de vraies places de travail est désormais trop restreinte. Il faut du temps pour qu’un projet soit approuvé, mis en oeuvre et, surtout, pour que les salaires versés aux travailleurs entrent dans le circuit économique. L’unique solution réside alors dans l’ancienne astuce de créer des attentes qui ont pour effet de s’auto-réaliser. Un phénomène qui n’est pas inconnu : si tout le monde est convaincu qu’il y aura une récession économique, alors personne ne dépensera son argent, car il vaut mieux économiser en vue d’une période de vaches maigres.

Si, en revanche, le public est convaincu que l’économie va progresser, alors il commencera à dépenser et même à engager les gains futurs dans des promesses d’achats, sous formes de dettes ou autres. De cette manière, l’économie redémarre. Voilà pourquoi l’administration Bush fait flèche de tout bois pour que l’on obtienne, si ce n’est une véritable relance économique, du moins la perception du public qu’il y aura une reprise des activités. Reste que ces manoeuvres se font dans un cadre d’extraordinaire rigidité idéologique. On le voit : pour l’administration en place, et son ministre du Trésor, en effet, c’est le marché qui prime. Le « retour sur investissement » est un postulat, un dogme, une condition sine qua non, alors que le retour à l’emploi reste un souhait qu’il faudra réaliser, si possible.

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