Accueil > Empire et Résistance > OTAN > L’Ukraine perd la guerre, mais la Russie ne la gagne pas
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Intervention au IVe Forum de « Voces, en clave de paz » de l’Université de Castilla-La Mancha
L’Ukraine est en train de perdre la guerre. Sa contre-offensive est un échec. Les armes occidentales et tout le courage de ses soldats se heurtent au fait, souligné par tant d’observateurs militaires, tant aux États-Unis qu’en Russie, de l’infériorité écrasante de l’artillerie, de l’aviation et des troupes employées. Les armes occidentales fournies, ne changent pas la réalité sur le terrain. Cela affecte nécessairement le moral des troupes et de la population.
Les rapports se succèdent sur les désertions, les recrutements forcés et la reddition des troupes ukrainiennes à l’ennemi, nouvelles que notre presse espagnole et européenne ne rapporte pas, mais qui apparaissent sporadiquement dans la presse étasunienne.
Les médias de Lviv (Lvov), dans la région la plus anti-russe d’Ukraine, font état d’un laxisme généralisé dans les opérations de recrutement : seul un mobilisé sur cinq se rend dans les centres de recrutement de cette ville. Voir, par exemple, la déclaration du responsable de ce centre, Oleksadr Tishchenko dans : До ТЦК на Львівщині приходить добровільно лише кожний п’ятий - То є Львів. (inlviv.in.ua) « Si l’on n’y remédie pas, la mobilisation peut être menacée », déclare Tishchenko.
Il n’y a pas de mystère, car ce qui se passe est un véritable carnage. Le ministre russe de la défense donne des chiffres effrayants concernant les pertes ukrainiennes lors de la contre-offensive. Le tableau est horrible : de jeunes hommes tués et mutilés. Du côté russe aussi, bien sûr, mais pour l’instant, les Russes sont en position défensive et l’impression est forte que ce sont les Ukrainiens qui paient le plus lourd tribut. Cela signifie-t-il que la Russie est en train de gagner la guerre dans l’est de l’Ukraine ? J’en doute.
Matthew Hoh, un analyste étasunien indépendant, a très bien décrit la situation :
La Russie a justifié son invasion, entre autres, par la nécessité de protéger la population russophone du Donbas et d’éloigner l’OTAN de ses frontières. La population du Donbas - et une partie de la population des régions russes voisines de Belgorod et autres - subit aujourd’hui des bombardements et des calamités bien pires qu’avant l’invasion. En ce qui concerne l’OTAN, elle a avancé ses positions : l’ajout de la Finlande représente à lui seul 1 300 km supplémentaires de frontière directe avec l’OTAN.
La Russie affirme qu’au-delà de tout cela, il existe une volonté de modifier l’équilibre mondial des pouvoirs au profit des puissances émergentes et au détriment de l’« Occident élargi », et il est vrai que c’est en partie le cas. Mais les désastres sont tangibles et immédiats, alors que l’issue de cette poussée supérieure est un processus historique long et ouvert à toutes sortes d’incertitudes. Y compris l’hypothèse d’une troisième guerre mondiale.
Même si la Russie, aujourd’hui militairement gagnante, avec une stratégie défensive, passe à une stratégie offensive et étend son occupation à tout le sud de l’Ukraine, jusqu’à Odessa et prive Kiev de tout accès à la mer, il faudra s’interroger sur la stabilité politique et militaire d’une telle occupation.
Il en résultera très probablement un cancer générationnel pour la Russie : une situation instable de longue durée dans ces territoires.
Dans le scénario le plus optimiste, le pouvoir de Poutine, qui devra un jour être remplacé par un autre personnage - compliqué par l’absence de règles de succession et des institutions caractéristiques d’un pouvoir autocratique - deviendra plus social et plus répressif. Entre-temps, le peu qu’il reste de l’Ukraine sera un territoire furieusement anti-russe pendant des générations. Le bilan négatif de cette folle aventure, à la limite de la tension nucléaire, est sans équivoque.
Le deuxième point que je souhaite aborder est que la manière dont un conflit est appréhendé détermine la voie vers sa résolution.Et ce conflit, particulièrement en Europe, n’est pas compris, c’est pourquoi nous sommes condamnés à une mauvaise solution.
Cette guerre a trois causes :
Ces trois causes sont liées et il faut agir pour résoudre le conflit.
Le Colonel suisse Jacques Baud a raison de dire que « la manière dont une crise est comprise détermine la manière dont elle est résolue ».
Le conflit est bien compris aux Etats-Unis. Après tout, il s’agit de leurs intérêts et la responsabilité de son déclenchement leur incombe en grande partie, même si les élites russes et ukrainiennes ont également leur part de responsabilité. De mon point de vue, et dans une perspective de trente ans, 70 % de la responsabilité incombe à l’Occident et 30 % aux Russes et aux Ukrainiens. Bien sûr, cette répartition est discutable et peut et doit être débattue. Ce qui est inacceptable, c’est qu’au lieu des trois causes complexes de cette guerre, on adopte un récit infantile dans lequel tout est imputé aux caprices d’un dirigeant russe autocratique, présenté comme le mal absolu. Cela conviendrait à un scénario hollywoodien, mais pas à une analyse sérieuse. Le gros problème, c’est que l’Union Européenne a fait sien ce récit. En d’autres termes, le conflit n’est pas compris, et parce qu’il n’est pas compris, nous sommes condamnés à une mauvaise solution. Quelle que soit cette solution, l’UE sera probablement parmi les perdants et les victimes.
Très brièvement, je conclurai par la question qui a servi de titre à mon intervention : pourquoi la paix est-elle une priorité ?
Tout d’abord parce que provoquer des tensions avec une puissance nucléaire est extrêmement dangereux. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. C’est ce que nous vivons depuis trente ans, avec la fausse fin de la guerre froide, sans tenir compte des promesses faites à l’époque, avec le retrait unilatéral des États-Unis des accords de désarmement et avec l’avancée de l’OTAN vers l’Est et le stationnement dans cette région d’infrastructures militaires dont la finalité n’est plus à démontrer, entre autres choses.
Ce qui a été évité par tous les moyens après la crise des missiles de Cuba en 1963, à savoir ne pas provoquer une puissance nucléaire dans son arrière-cour, est maintenant fait non seulement avec la Russie, mais aussi avec la Chine. Les États-Unis encerclent leurs adversaires nucléaires, déploient des infrastructures militaires contre eux et organisent des alliances militaires hostiles le long de leurs frontières.
Cela n’a rien à voir avec le droit international, mais avec la dialectique entre les superpuissances nucléaires et leur bon sens historique ! A ce sujet, voir le dernier article à propos de Caitlin Johnstone : « John Bolton explique accidentellement pourquoi la politique US à l’égard de la Russie et de la Chine est erronée ».
La Deuxième- nous l’avons répété ad nauseam - alors que l’humanité a un besoin urgent d’une concertation internationale étroite pour faire face aux défis du siècle (réchauffement climatique, prolifération des ressources de destruction massive et inégalités sociales et territoriales, entre autres), le fait que les grandes puissances s’engagent dans une dynamique de guerre entre elles est une pure folie. Nous perdons un temps précieux. Un temps que nous n’avons pas en tant qu’espèce.
Rafael Poch de Feliu* pour sa page personnel
Rafael Poch de Feliu. Catalunya, le 19 juillet 2023.
Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diáspora->http://www.elcorreo.eu.org/Ucrania-esta-perdiendo-la-guerra-pero-Rusia-no-la-esta-ganando] par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo de la Diaspora. Paris le 24 juillet 2023