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CADTM. Belgique, 1er novembre 2006.
Huit ans après la mort tragique de Sémira Adamu, jeune Nigériane de vingt ans étouffée par neuf gendarmes qui tentaient de l’expulser du territoire belge, rien n’a changé en Belgique : la mise en détention dans des centres fermés est le préalable privilégié des autorités belges avant l’expulsion avec violence de ces sans-papiers. Ainsi, chaque année, 8000 sans-papiers sont détenus abusivement dans des zones de non-droit où ils peuvent être enfermés de 5 à 8 mois.
La Belgique vient logiquement d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme . Avec cette nouvelle affaire, elle fait un pas de plus vers le « manque d’humanité », selon les propres termes de la Cour. En effet, aussi inadmissible que cela puisse paraître, Tabitha Mitunga, une fillette de 5 ans, a été détenue seule dans un centre fermé au milieu d’adultes inconnus pendant plus de deux mois avant qu’elle ne soit expulsée vers la RD Congo alors que sa mère l’attendait au Canada où elle avait trouvé refuge.
En 2002, la mère chargea son frère, de nationalité néerlandaise et résidant aux Pays-Bas, d’aller chercher sa fille en RDC pour qu’elle la rejoigne au Canada. Le 17 août 2002, Tabitha et son oncle arrivèrent à l’aéroport de Bruxelles sans tous les documents de séjour nécessaires. Les autorités refusèrent son accès au territoire, assorti du maintien dans un centre fermé. Un avocat fut commis d’office et introduisit une demande d’asile. Parallèlement, sa mère entreprit des démarches en vue d’obtenir un visa pour sa fille. Mais le 27 août 2002, l’Office des étrangers du Royaume de Belgique confirma la décision de refoulement. Le 17 octobre 2002, Tabitha fut renvoyée en RDC. Enfin, après avoir reçu l’autorisation de séjour permanent au Canada, la mère put la faire venir au Canada.
Le 16 avril 2003, elle saisit la Cour européenne des Droits de l’Homme.
Dans leur arrêt du 12 octobre 2006, les juges ont reconnu la violation de la Convention européenne des Droits de l’Homme relative aux traitements inhumains et dégradants. La Cour rappelle notamment que la protection absolue contre ces traitements « prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal ». Elle constate ensuite que les autorités étaient en mesure d’éviter la détention de la requérante dans un centre fermé en la plaçant, comme demandé par son avocat, dans une famille d’accueil. Or elles ont tout simplement ignoré cette requête. Pour la Cour, « pareille détention fait preuve d’un manque d’humanité et atteint le seuil requis pour être qualifié de traitement inhumain ».
Malheureusement, la Belgique n’a pas le monopole des expulsions inhumaines et violentes puisqu’en France, trois policiers de la Police aux frontières à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle ont comparu le 28 septembre dernier devant le tribunal correctionnel de Bobigny pour avoir involontairement causé la mort d’un jeune africain de 24 ans lors de son expulsion en janvier 2003. Le jugement est mis en délibéré.
On assiste aujourd’hui à la construction d’une Europe forteresse qui se veut inaccessible pour la plupart des étrangers. Au lieu d’allouer des sommes considérables pour ces expulsions et la fermeture des frontières, au lieu d’agir de manière répressive et d’imposer la peur, il faut radicalement changer de cap.
Quelles sont les causes de départ vers l’Europe de ces personnes désespérées ? Parmi elles, le poids de la dette extérieure trouve une place de premier ordre. Afin d’obtenir la poursuite du paiement de dettes qui ont pourtant été remboursées plusieurs fois sans profiter aux populations sur place, les créanciers imposent aux gouvernements du Tiers Monde des politiques néolibérales qui entraînent une dégradation des conditions de vie. Ces politiques mettent en concurrence les producteurs du Sud avec des entreprises multinationales qui bénéficient d’avantages technologiques et qui sont souvent subventionnées par les pouvoirs publics du Nord. Cela entraîne des pertes d’emplois considérables parmi les paysans et les salariés des pays d’Afrique notamment. Les mesures soutenues par la Banque mondiale, le FMI et les gouvernements du Nord favorisent la captation des richesses naturelles des pays du Sud à moindre coût, notamment à l’occasion des privatisations. Les potentats locaux prêtent leur concours au bradage des richesses de leur pays en échange de pots-de-vin. La corruption est devenue un rouage structurel qui permet d’obtenir la complicité active des gouvernants du Sud. Les riches des pays du Sud placent au Nord les capitaux qu’ils ont accumulés en utilisant les possibilités qui leur sont offertes par l’abandon du contrôle sur les mouvements de capitaux, abandon qui a été recommandé par la Banque mondiale et le FMI. Les capitaux circulent librement, pas les êtres humains.
Si les gouvernements du Nord voulaient vraiment combattre la corruption et le détournement des biens publics, ils favoriseraient les procédures judiciaires permettant d’exproprier les sommes détournées et placées dans les pays riches pour ensuite les reverser aux populations qui en ont été spoliées. Celles-ci pourraient les utiliser pour des projets de développement qu’elles auraient elles-mêmes approuvés.
Si les gouvernements du Nord voulaient réellement favoriser l’amélioration des conditions de vie au Sud, ils procéderaient immédiatement à l’annulation totale de la dette extérieure publique de ces pays et à la mise en place d’un mécanisme destiné à payer des réparations aux peuples qui depuis des siècles ont été soumis au joug des Européens. N’oublions pas que l’Europe n’a pas hésité à arracher à l’Afrique par millions des êtres humains transformés en esclaves aux Amériques. Des pays européens n’ont pas hésité, comme le montre le film « Indigènes », à utiliser comme chair à canon des dizaines de milliers de tirailleurs sénégalais et autres troupes d’Afrique au cours des deux guerres mondiales qui ont endeuillé le 20e siècle.
L’Europe prétend aujourd’hui faire le tri entre les migrants désirés et les indésirables. Elle est prête à récompenser les gouvernements du Sud qui s’engageraient à favoriser ce tri et appliqueraient des politiques dures à l’égard des émigrants non désirés. Elle utilise même l’aide qu’elle attribue aux pays africains pour les inciter à surveiller eux-mêmes leurs frontières (formation et équipement des policiers) et les forcer à accepter les personnes renvoyées manu militari dans leur pays d’origine. En un mot, à faire autant que possible le « sale boulot » à sa place. Il est urgent de changer de logique en Europe, en Afrique et ailleurs dans le monde en donnant la priorité au respect universel des droits humains fondamentaux. Aucun être humain n’est illégal.
– France Arets (CRACPE Belgique)
– Souad Guennoun (ATTAC-CADTM Maroc)
– Solange Koné (FNDP Côte d’Ivoire)
– Damien Millet (CADTM France)
– Victor Nzuzi (NAD-RD Congo)
– Salissou Oubandoma (RNDD-Niger)
– Aminata Touré Barry (CAD Mali)
– Eric Toussaint et Renaud Vivien (CADTM Belgique)