En raison de l’origine de ses colonisateurs, le Nouveau Monde a été imprégné de latinité. L’épithète latine - apparu sous Napoléon III - avait une connotation stratégique pour la France. Elle servait d’abord à revendiquer l’Amérique européenne face à " l’Amérique pour les Américains " de la doctrine Monroe (1823) ; à contrecarrer l’influence de la Grande Bretagne et à légitimer l’" assistance " aux nations " sœurs " américaines, catholiques et romaines que les Espagnols préfèrent englober dans l’Amérique hispanique ou Ibéro Amérique pour ne pas négliger l’énorme Brésil lusophone. La phrase de Borges est toujours pertinente : " Nous sommes les seuls vrais européens, car en Europe on est avant tout français, italien, espagnol...".
L’Europe des latino-américains au XIXè s.
L’Amérique latine a été découverte, colonisée et libérée par les européens. Tout ce processus peut être vu comme de petites guerres dans une province européenne. Lieu commun, l’" homogénéité " culturelle de l’Amérique latine est réelle et profonde, mais par rapport à la référence extérieure, occidentalocentrée et en particulier par l’identité européenne (latine) originale qui a résulté de ce processus. Or à cette époque, l’identité européenne en Europe même existe peu. L’émancipation du colonisateur ibérique a permis l’établissement dans les Indias Occidentales d’institutions républicaines aux bases juridiques et philosophiques inspirées des révolutions libérales du XVIIIè siècle. Même si, entraînée par le reste des puissances européennes, cette émancipation a été l’oeuvre des élites locales, les " criollos " (européens nés ou établis en Amérique latine) progressistes qui ont aussi fixé les limites aux prétentions coloniales anglaises, françaises, néerlandaises, etc. Les criollos, inspirés des Lumières, vont essayer de développer (ou de construire) un sentiment (ou une façon d’être) " européen " jusqu’alors inédits. La détermination à détruire la monarchie et à établir la République incarnait de fait le projet européen ? La monarchie républicaine que Bolivar voulait implanter dans le Nouveau monde était cohérente et révélatrice du dilemme qui traverse le Vieux Continent ? Si la structure coloniale n’a jamais été complètement détruite en Amérique latine c’est aussi par ce que la monarchie n’a pas été complètement éradiquée en Europe.
Le Régionalisme du XIXè siècle reflète la conscience européenne des latino-américains, les premiers à essayer une Confédération de nations et pendant longtemps les seuls à parler d’intégration régionale [1]. Le premier grand Congrès de l’Amérique latine a été celui de Panamá (version locale du contre- monroisme), convoqué en 1826 par Simón Bolívar qui avait forgé la Gran Colombia (Colombie, Équateur et Venezuela) ont conformé tout de suite après l’indépendance. Une dizaine de congrès latino-américains tenus tout au long du XIXè siècle ont été manipulés par les empires européens et à moindre degré par les Etats-Unis. Parce qu’ il était " déduit ", " inventé " (selon la formule de Valery) ce monde est né fractionné, les nouvelles nations se tourneront le dos et les disputes territoriales entre Señores de la guerre déclencheront des conflits entre les nations.
L’Amérique : des Etats-Unis ?
Au niveau sous continental, c’est moins en raison de la doctrine Monroe qu’à cause de la précarité d’une conscience européenne que les puissances européennes colonisatrices finiront par abandonner leurs emprises sur des territoires " si loin de Dieu et si près des Etats-Unis... ". Un siècle après la proclamation de la doctrine Monroe, la Grande-Bretagne était toujours le premier client financier et commercial de l’Amérique latine, l’Allemagne et la France ses principaux fournisseurs d’armes. Les EU ne sont devenus interventionnistes qu’à la fin du XIXè siècle ; même en 1930 ils n’étaient pas encore une de grandes puissances mondiales. C’est seulement au cours de la deuxième Guerre que les EU remplaceront l’Europe - déjà ruinée par la grande dépression - dans le sous-continent. Les investissements de la Grande-Bretagne en Amérique latine tomberont de 754 millions £ en 1938 à 245 millions £ en 1951. Cet effondrement économique de l’Europe en Amérique latine durera jusqu’aux engagements des Etats-Unis en Asie (Corée, Viet-Nam). Les européens réinvestissent alors dans une Amérique latine qui cherchait à sortir de l’isolement. En 1978-1980 les pays de la Communauté européenne et les EU se partagent les exportations latinoaméricaines : 27% contre 29% [2].
La Reconquête par la globalisation
Pour l’Espagne, les défis économiques et les exigences de l’Union Européenne firent de l’investissement en Amérique latine une question de survie. Main dans la main, le gouvernement de F. Gonzalez (1982-1996) et les investisseurs privés se sont lancés à la reconquête de " l’Extrême Occident ". Suivant le modèle du Conseil de la Francophonie et du Commonwealth - qui avaient permis à la France et à la GB de perpétuer un parrainage sur leurs ex-colonies -, les Espagnols ont crée l’Organisation des Etats Ibéro- américains (OEI). Au cours des années 90 les investissements européens, ceux de l’Espagne en particulier, ont réalisé une véritable reconquête. Entre 1992 et 1999 les IDE européens en Amérique latine ont été multipliés par sept [3]. L’application de la formule : privatisation-licenciements massifshausses spectaculaires des tarifs a accéléré la récupération et le rapatriement des investissements. Les accords d’association " OMC " que l’UE a signés sélectivement avec les pays les plus " libéralisés " du continent, (Mexique et Chili) ne servent pas l’intégration du continent latinoaméricain, mais contribue à son fractionnement. Les objectifs de la Commission auprès de ces pays, comme à l’OMC, correspondent plus à l’agenda de l’Association européenne des patrons d’entreprises, qu’à une politique de coopération entre deux régions. Comme pour les pays ACP, la politique d’aide au développement est utilisée par la Commission européenne pour rallier les voix des trente trois pays d’Amérique latine et des Caraïbes à l’OMC, à Genève ou à Cancun.
Modernité sans développement
L’Amérique latine est un produit des plus concrets de la civilisation occidentale qui y a imposé la langue, la religion, la culture. Avant d’avoir bâti l’Etatnation ces pays ont connu le capitalisme " postnational ". L’Amérique latine a été plus libérale et plus républicaine que l’Europe et les Etats-Unis du XIXè siècle. 23 des 27 signatures qui ont promu la Charte de l’Atlantique (1943) en appui à l’Organisation des Nations Unies venaient d’Amérique latine. Par le refus de la production d’armes de destruction massive, l’Amérique latine a forgé depuis 1967 un archétype des zones d’interdiction des armes nucléaires. Pendant la guerre froide le sous continent a été classifié comme une zone de " non guerre ". Dès la première guerre du Golfe l’Amérique latine fut considérée par le Secrétaire d’état d’alors comme la région du monde la plus respectueuse des intérêts des Etats-Unis. Par rapport aux finalités de la doctrine du Shaping the World, l’Amérique latine est en avance sur le reste du monde. Le peu d’emprises stratégiques sur la région dans l’aprèsguerre froide s’explique par la dépendance politique et le haut niveau d’intégration du sous continent à l’ordre économique global. La région est un modèle de " liberal peace ". Malgré les maigres progrès de la " bonne gouvernance " la région est la " bonne élève " de l’ajustement structurel externalisé. Le changement des régimes par la force ne s’avère plus indispensable. La région ne connaît pas de conflits ethniques ou religieux et les faibles conflits interétatiques limitent les dépenses militaires. Un commerce régional de plus en plus fluide nécessite une coopération en matière de sécurité entre ces pays.
L’Amérique latine, européenne, occidentale, capitaliste reste cependant sur exploitée. Maintenue dans le sous développement et le sur endettement par le centre développé, elle conserve des inégalités considérables. L’appartenance occidentale de la région " a sans doute sécrété la forme la plus subtile de la dépendance" [4].
L’échec le plus éclatant de l’Occident dans cette zone vient du modèle global que l’économie du libre marché souhaite implanter sur toute la planète.
Le Débat Stratégique nº 76, Septembre 2004
Notes :
[1] La integración de América Latina. Entre la referencia europea y el modelo estadounidense, S. Sberro et J. Bacaria, Foreign Affairs, été 2002.
[2] III Cumbre UE-AL-Caribe, A. Chanona, Foreign Affairs, 06-09-04.
[3] Eurostat n° 10 et 35/99
[4] Amérique latine : introduction à l’Extrême-Occident, A. Rouquié, Seuil, 1998.