Portada del sitio > Los Primos > Bolivia > Crise Bolivienne : Trois articles pour faire le point
1. Ces onze jours qui ont ébranlé la Bolivie
L’ex-président Gonzálo Sánchez de Lozada s’est exilé aux Etats-Unis le 17 octobre, laissant derrière lui plus de soixante-dix morts et des centaines de blessés. Un journaliste bolivien revient sur le déroulement de cette crise, la pire qu’ait connue la Bolivie depuis son retour à la démocratie, en 1982.
Par Sergio Cáceres*
El juguete rabioso, La Paz
Transition
Le nouveau président Carlos Mesa a nommé dans son cabinet des personnalités indépendantes qui ne sont affiliées à aucun parti. Deux (sur quinze) de ses ministres sont indiens, Donato Ayma Rojas, à l’Education, et Justo Seoane Parapaino, tout nouveau ministre des Affaires indigènes et des Peuples originels. Ce qui n’est pas beaucoup, quand on sait que plus de 60 % de la population bolivienne est d’origine indienne. Par ailleurs, l’ancien président Gonzálo Sánchez de Lozada a affirmé depuis Washington qu’il était prêt à se soumettre à la justice bolivienne.
La fin du mandat de Gonzálo Sánchez de Lozada, prévue en août 2007, a été précipitée par un mouvement civique et populaire né le 8 octobre dans la ville d’El Alto (700 000 hab., dans la banlieue de La Paz, la capitale) pour protester contre l’intention du gouvernement de vendre le gaz naturel bolivien aux Etats-Unis et au Mexique. Au lieu de prêter l’oreille aux demandes de la population, le président a ordonné à l’armée de réprimer toutes les manifestations par la violence. La brutalité des forces de l’ordre a dégénéré en carnage, le nombre de morts augmentant jour après jour de manière terrifiante. Le 15 octobre, ce qui avait commencé comme une mobilisation des habitants de la ville la plus jeune et la plus pauvre de Bolivie s’est transformé en un soulèvement national exigeant la démission immédiate du président. Les barrages routiers, les manifestations et les grèves menaçaient le pays de paralysie, et la population, mécontente, a rejoint les rangs des manifestants. Pour toute réponse, le gouvernement a essayé de semer le doute dans les esprits en déclarant qu’il n’existait pour le moment aucun projet d’exportation du gaz bolivien. En même temps, il a eu recours à la terreur, avec des attentats contre les radios qui diffusaient des informations sur les massacres, des vagues d’arrestations, des menaces de mort contre des journalistes et des militants des droits de l’homme, la confiscation des journaux, la présence de l’armée dans la rue...
Loin de ramener le calme, la violence employée par le gouvernement a provoqué l’indignation de toute la société. Le vendredi 17 octobre, les classes moyennes, les intellectuels et les artistes se sont joints à la mobilisation générale en entamant une grève de la faim. Au même moment, les paysans et les mineurs marchaient sur La Paz, prêts à affronter l’armée. A l’exception des entrepreneurs privés, tout le pays a alors exigé la démission du président.
Envers et contre tout, Sánchez de Lozada s’est d’abord entêté à rester. Dans une déclaration à CNN, il a qualifié le mouvement national de coup d’Etat du "narcosyndicalisme" et minimisé la gravité de la situation, allant jusqu’à affirmer que personne n’avait été tué ni blessé au cours des derniers jours. Son vice-président, Carlos Mesa, a alors annoncé publiquement qu’il lui retirait son soutien.
Le vendredi 17 octobre, le pays était complètement paralysé et privé de communications. Dans la ville de La Paz, une manifestation d’environ 50 000 personnes cernait le palais présidentiel, protégé par des chars d’assaut de l’armée. Selon le récit des journalistes de la radio Erbol, jamais il n’y eut de mobilisation aussi importante, même lors de la révolution de 1952.
Le dos au mur, Sánchez de Lozada a décidé de fuir vers les Etats-Unis pendant que le Congrès préparait sa succession. Suivant l’exemple de Fujimori, l’ex-président a envoyé sa démission par le biais d’une lettre destinée à être lue au Congrès, étant incapable d’assumer la responsabilité des plus de 70 morts qu’il laissait dans les rues d’El Alto. "Le gringo est rentré chez lui", a crié la foule qui avait envahi La Paz.
Gonzálo Sánchez de Lozada aime se faire appeler "Goni" (diminutif de son prénom), mais, pour la majorité de ceux qui se sont mobilisés au cours de ce mois d’octobre, il n’a jamais été que "El gringo" [l’Américain]. En effet, il a toujours gardé l’accent acquis aux Etats-Unis, où il a grandi et vécu une grande partie de sa vie.
L’ex-président est né en 1930, au sein d’une famille aisée, propriétaire de grandes plantations et liée au Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), le parti qui est à l’origine de la révolution de 1952. L’un des principaux succès de ce mouvement a été la réforme agraire, qui a restitué leurs terres aux paysans expropriés, ainsi que la nationalisation des mines.
Sánchez de Lozada a fait ses débuts en politique en tant que député du MNR de 1979 à 1980. Il est revenu au Parlement de 1982 à 1985, avant d’être élu sénateur et président de la Chambre des députés. L’année suivante, il était nommé ministre de l’Economie. Il est l’auteur du décret n° 21060, qui a stoppé l’inflation, mais a sonné le glas de tous les principes pour lesquels son parti avait lutté depuis 1952. En 1986, la Bolivie entrait dans l’économie néolibérale.
En 1993, il accède pour la première fois à la présidence, obtenant 32 % des suffrages, résultat historique. Grâce à une alliance avec d’autres partis politiques, il parvient à rallier un nombre de parlementaires suffisant pour lui permettre de n’avoir aucune opposition susceptible d’entraver sa politique. Une telle majorité lui a permis notamment de faire passer les "trois lois maudites" :
– la loi de participation populaire,
– la réforme de l’enseignement et
– la loi de capitalisation.
Au nom de cette dernière, il a cédé à des multinationales les entreprises les plus importantes que possédait l’Etat :
– ENDE (électricité),
– ENFE (chemins de fer),
– YPFB (hydrocarbures),
– ENAF (sidérurgie),
– ENTEL (télécommunications) et
– LAB (compagnie aérienne).
Les syndicats, affaiblis, ont alors tenté de lui barrer la route, mais Goni a fait appel à l’armée pour réprimer toute forme d’opposition.
En 2002, il est revenu au pouvoir, avec environ 22 % des voix, suivi de très près par le Mouvement vers le socialisme (MAS), du dirigeant "cocalero" Evo Morales. Pour se hisser à la présidence, il a dû de nouveau nouer des alliances. Mais, cette fois-ci, sa marge de manoeuvre est restée limitée. Et l’opposition parlementaire a pu relayer les mouvements sociaux, qui, en 2000, ont mené quelques luttes victorieuses contre le modèle néolibéral.
Suivant les directives du Fonds monétaire international, il a lancé en février 2002 un nouvel impôt. Cette mesure, très impopulaire, a finalement été abandonnée après une mutinerie de la police et l’action des organisations syndicales. Violemment réprimé, ce mouvement restera dans les mémoires comme le "massacre des 12 et 13 février", qui a fait une trentaine de morts. Dès cette époque, il semblait clair que Sánchez de Lozada n’arriverait pas à la fin de son mandat, surtout parce qu’il lui restait une autre mesure à mettre en oeuvre, la plus sensible de toutes : la vente du gaz naturel. Il s’agissait d’un projet secret consistant à céder à la société multinationale Pacific LNG l’exploitation du gaz pour l’exporter vers les Etats-Unis et le Mexique [via le port privé chilien de Patillos ou le port péruvien d’Ilo].
Les résultats désastreux des entreprises privatisées lors de son précédent gouvernement, venus s’ajouter à un réveil de la conscience nationale concernant la conservation des ressources naturelles, ont créé une forte opposition à cette politique. Il y eut des mois de tentatives de dialogue infructueuses, pendant lesquels le gouvernement a dissimulé l’information et poursuivit la vente de manière éhontée. Résultat, la première grande mobilisation contre la vente du gaz a commencé le 19 septembre. On connaît la suite.
* Cofondateur d’El Juguete Rabioso.
Courrier International
23/10/2003, Numero 677
2. La rébellion de la nation aymara
Il faut "réindianiser" la société bolivienne et ses institutions, affirme le sociologue Alvaro García Linera. Les dernières émeutes représentent un épisode de plus dans la longue confrontation entre les Indiens et l’Etat.
Por Alvaro García Linera**
Brecha(extraits) Montevideo
Le siège de La Paz
Ce n’est pas la première fois que la capitale bolivienne se retrouve bloquée par les Indiens. Le siège de La Paz mené en 1781 par le leader indien Julian Apaza, dit Tupac Katari, est une référence de l’histoire nationale. La rébellion indienne contre la puissance coloniale n’avait pris fin qu’avec la capture de Tupac Katari, dont tous les Boliviens connaissent le sort atroce : il fut écartelé par les Espagnols le 15 novembre 1781.
Une fois encore, La Paz a été assiégée par des Indiens Aymaras. Ceux-ci, en état de rébellion générale, se sont opposés à la vente du gaz bolivien aux Etats-Unis, via le Chili (et aussi au profit du Chili). Mais qu’est-ce qui a poussé les Aymaras - qui, avec le peuple quechua, représentent 66 % de la population bolivienne - à se préoccuper du gaz ? Pourquoi ont-ils pris le risque d’être arrêtés, blessés ou assassinés ? Pourquoi les Indiens des villes et des campagnes sont-ils à l’avant-garde de la défense des ressources naturelles ?
Le soulèvement indien et populaire d’avril et septembre 2000 contre la privatisation des ressources hydrauliques dans les vallées de Cochabamba et sur les hauts plateaux aymaras [qui avait obligé l’Etat à renoncer à son projet de privatisation de l’eau] a montré que les ressources naturelles faisaient partie intégrante du système de reproduction culturelle et matérielle des communautés agricoles. Toute tentative de mercantilisation ou d’expropriation privée de ces ressources collectives porte ainsi atteinte aux structures de ces communautés de paysans indiens. Le gaz est une ressource naturelle déposée dans les entrailles de la Terre et, partant, il s’intègre à l’ensemble de richesses, de forces et de pouvoirs qui assurent la perpétuation des communautés.
Pendant une quinzaine d’années, les élites politiques, l’intelligentsia courtisane et les organismes financiers ont diffusé, avec un succès relatif, l’idéologie selon laquelle les investissements étrangers allaient conduire le pays dans la voie de la modernité, de la croissance économique et du bien-être.
L’ancien président, qui a désormais à son actif la mort de plus de 70 civils, légitimait son euphorie de privatisation en faisant miroiter à ses concitoyens 500 000 emplois et une croissance de 10 % par an. Sept ans plus tard, l’économie a plongé durablement dans la récession. La défense du gaz est, d’une certaine manière, un plébiscite en marche contre un modèle qui a livré l’économie aux investissements étrangers. Les gens ont compris, par expérience, que l’ouverture de l’économie n’allait leur rapporter aucun bénéfice.
Le soulèvement indien aymara témoigne aussi de l’impossibilité de faire perdurer pacifiquement un certain type d’Etat républicain monoculturel, colonialiste, qui exclut les identités indiennes. La Bolivie est un pays à population majoritairement indienne, mais ses institutions et son appareil d’Etat font tout pour ignorer les Indiens, pour les dénigrer, les exclure et, comme on vient de le voir à Warisata [le 19 septembre, lors des premières manifestations, sept personnes, dont une enfant, avaient été tuées par l’armée], pour les exterminer. Les officiers métis qui aujourd’hui enseignent le castillan à coups de pied aux conscrits indiens, qui déshabillent des Indiens sur les routes pour les humilier, qui utilisent des fusils à lunette pour "chasser" les Indiens des montagnes opposés à l’exportation du gaz via le Chili, qui tirent contre des écoles et sur des fillettes de 9 ans, sont les mêmes que ceux qui ont fait prêter serment aux Indiens dans les casernes pour qu’ils affrontent l’Etat chilien, qui a amputé la Bolivie d’une partie de son territoire*. Il s’agit d’une schizophrénie d’Etat séculaire, propre à des élites médiocres et complexées qui se veulent blanches, libérales et modernes, alors qu’en réalité le pays est éminemment indien, avec une culture communautaire et une structure de production traditionnelle.
Aussi, rien d’étonnant à ce que les Indiens, en particulier les Aymaras, se reconnaissent comme un autre peuple, une autre nation, et qu’ils aient entrepris depuis bien longtemps toute une stratégie pratique de réappropriation politique et symbolique du territoire pour consolider des formes d’autonomie indiennes. Ces dernières années on a vu apparaître une jeune élite intellectuelle aymara, porteuse d’un discours d’autonomie indienne, à des postes de direction de communautés sur tous les hauts plateaux, à Potosí, à Oruro et surtout à La Paz. Dans les villages des hauts plateaux, de plus en plus instables, les modes d’organisation indiens ont ainsi réussi à se substituer aux partis politiques et à assujettir les mairies.
La racialisation d’un Etat républicain qui vit du travail et de la richesse des Indiens, mais qui les méprise et les prive de leurs droits, donne lieu à la mise en place de facto d’une citoyenneté et d’un pouvoir indiens prenant appui sur des structures syndicales et communautaires. Les récents événements montrent que l’épreuve de force entre l’Etat et les communautés indiennes tend lentement à la confrontation guerrière. On est en présence à proprement parler d’une rébellion indienne dont les dernières manifestations ne sont qu’un épisode de plus d’une longue histoire.
"Que les q’aras (Blancs) aussi meurent de faim !" Voilà ce qu’a lancé une vendeuse de légumes du marché Rodríguez, à La Paz, pour expliquer à ses camarades de travail pourquoi on fermait les étals, en signe de solidarité avec ses frères des hauts plateaux. Ce qui montre que la ville, le monde urbain populaire, jusqu’alors éloigné du discours indianisant et des appels à la mobilisation des fédérations paysannes, commence à s’intégrer au mouvement indien, offrant à la rébellion des alliances inédites.
En septembre 2000, outre les paysans aymaras, on a vu se mobiliser les chauffeurs routiers et les instituteurs ruraux. Trois ans plus tard, ce sont les petits commerçants, les vendeuses de la ville - indiennes mais aussi autrefois adhérentes du Condepa (parti populiste de droite) - qui ont répondu à l’appel à la mobilisation des Indiens de la campagne. De même que les élections de 2002 ont montré qu’il ne pouvait plus y avoir de politique partisane sans prise en compte des candidats indiens, les blocus de 2000 et de 2003 montrent que la stabilité politique et la légitimité de l’Etat ne pourront se construire qu’en prenant en compte l’identité culturelle des Indiens, leur conception de la politique et leur soif d’autonomie.
Les Indiens forment aujourd’hui le noyau des luttes sociales, du discours de changement et des forces de rénovation morale et intellectuelle du pays. La seule manière sensée et historiquement juste de répondre à leurs revendications passe par la transformation de l’Etat républicain, qu’il faudra adapter sincèrement à la réalité sociale. L’Etat monoculturel et colonial a fait son temps, il est devenu invivable, au même titre qu’un modèle économique où la richesse est aux mains de petites élites étrangères et "étrangérisantes". Faire l’économie de ce débat contemporain ne pourra qu’attiser le conflit, car, au fond, les luttes sociales ne sont jamais que des luttes pour le contrôle des excédents économiques dont dispose le pays.
Tout indique, par conséquent, que la seule manière stable et consensuelle de maintenir le pays uni et d’élargir sa base démocratique est de réindianiser la société bolivienne.
* La Bolivie a perdu sa façade maritime au profit du Chili lors des guerres de 1866 et de 1879-1883.
** Sociologue bolivien, ancien guérillero.
Courrier International
23/10/2003, Numero 677
3. "Les Boliviens sont aussi en colère contre les Américains"
Selon Leonida Zurita-Vargas, dirigeante paysanne quechua, tout a commencé lorsque les Américains, pour lutter contre la drogue, ont privés les "cocaleros" de leurs moyens de subsistance.
Por Leonida Zurita-Vargas*
The New York Times, New York
Coca
Les Etats-Unis veulent interdire les "cultures illicites" de coca depuis les années 80. Le président Paz Zamora (1989-1993) refusa de pénaliser la feuille sacrée, arguant que "la coca n’est pas la cocaïne", et il se vit retirer son visa pour les Etats-Unis. En 1997, le plan Dignité, édicté par les Etats-Unis, a réduit les plantations de coca de 48 000 hectares à 14 000. Les cocaleros y ont perdu toutes leurs ressources.
DE COCHABAMBA
Les émeutes durent en Bolivie depuis près de quatre semaines. Selon les médias, l’élément catalyseur de ces protestations serait la construction d’un pipeline destiné à acheminer le gaz naturel vers les Etats-Unis[via le Chili ou le Pérou]. C’est vrai, mais pas seulement: les Boliviens sont aussi profondément en colère contre les Américains et la guerre que ceux-ci mènent contre la culture traditionnelle du pays, la coca. A cause de la toxicomanie des Américains, nous n’avons plus le droit de cultiver la coca, qui faisait partie intégrante de notre vie et de notre culture bien avant la naissance des Etats-Unis. Voilà pourquoi la plupart de ceux qui manifestent à La Paz et dans d’autres villes sont des paysans dont les familles cultivent cette plante depuis des générations. Mon peuple, les Quechuas, est originaire des forêts des basses terres du Chaparé, dans le centre de la Bolivie. Nous avons l’habitude de mâcher des feuilles de coca tous les jours, comme les Américains boivent le café. Nous vivions de la culture de la coca, que nous mâchions ou utilisions pour la fabrication de produits comme le shampooing, les infusions médicinales et le dentifrice. Nous ne la transformions pas en cocaïne, car les produits chimiques nécessaires à cette opération sont fabriqués dans des pays comme les Etats-Unis. Et maintenant le gouvernement bolivien ne nous autorise plus à en récolter qu’une très petite quantité, bien insuffisante.
Je suis une cocalera, une cultivatrice de coca . Je dois ma vie à cette plante. Mon père est décédé quand j’avais 2 ans, et ma mère a élevé six enfants en cultivant la coca. Mes récoltes étaient destinées à des usages traditionnels. Mais les Etats-Unis prétendent qu’il vaut mieux pour nous que nous abandonnions cette activité. Au début des années 90, les autorités boliviennes ont distribué l’argent des Américains - entre 300 et 2 500 dollars par exploitation agricole - et nous ont conseillé d’essayer le manioc et les ananas. Mais 60 ananas ne rapportent qu’environ 1 euro. Et, à la différence de la coca, il est difficile de transporter le manioc et les ananas vers les villes pour les vendre. En 1998, le gouvernement a annoncé qu’il supprimerait les champs de coca et a lancé une opération militaire financée par les Américains. Des soldats sont arrivés dans le Chaparé. Ils ont détruit nos plantes à coups de machette. Ils ont battu des enseignants et brûlé des maisons. Je ne pouvais pas assister à ces scènes sans réagir.
J’ai participé à la mobilisation des paysans village par village, et j’ai pris la tête d’une association nationale de cultivatrices. D’autres mouvements et syndicats se sont joints à nous. Nous n’avons cessé de progresser. Evo Morales, le chef du syndicat national des cultivateurs de coca, a même réalisé le second meilleur score lors de l’élection présidentielle de 2002. Je pense que Morales remporterait l’élection si elle était organisée aujourd’hui. Les Boliviens en ont assez de l’économie de marché et de la politique proaméricaine de Sánchez de Lozada, qui n’ont pas fait baisser le taux élevé de chômage. La volonté du président de construire un gazoduc pour exporter notre gaz naturel vers les Etats-Unis via le Chili a poussé de nombreuses personnes à se joindre aux manifestations organisées par les cocaleros .
La vraie lutte contre le trafic de stupéfiants consisterait à arrêter et à poursuivre les barons de la drogue et, pour les Etats-Unis, à empêcher leurs citoyens d’en consommer. La guerre contre les cocaleros n’a apporté à la Bolivie que la pauvreté et la mort. Maintenant, les chars encerclent le palais présidentiel, à La Paz. Tant que les Etats-Unis et leurs alliés comme Sánchez de Lozada poursuivront leur guerre contre nous, la Bolivie n’aura ni paix ni avenir.
TRANSITION
Le nouveau président veut redonner la parole au peuple
Dès avant son investiture à la vice-présidence, le 6 août 2002, le vice-président Carlos Mesa était connu et respecté comme journaliste et historien. Ses documentaires et ses séries historiques ont fait date à la télévision bolivienne. Avec d’autres journalistes, il a créé la chaîne d’information PAT, dont il a utilisé la tribune à maintes reprises pour chanter les bienfaits des privatisations et défendre les réformes entreprises par Gonzálo Sánchez de Lozada, qu’il disait admirer. Il est entré en fonctions comme président de la République [le 17 octobre]. Dans son allocution, il a annoncé la tenue d’un référendum pour que la population décide du sort du gaz, ainsi qu’une révision de la loi sur les hydrocarbures. Il s’est engagé à convoquer une Assemblée constituante, à travers laquelle tous les Boliviens pourront travailler à redéfinir la République. Par ailleurs, il a demandé au Congrès que son gouvernement soit provisoire et que de nouvelles élections soient organisées d’ici peu pour assurer la transparence et la légitimité de la présidence. Pour leur part, les dirigeants d’organisations syndicales, tels Evo Morales et Jaime Solares (principal dirigeant de la Centrale ouvrière bolivienne, COB), ont exprimé leur soutien "conditionnel" au nouveau président, tout en précisant qu’ils n’entendaient pas participer au gouvernement. Ils ont souligné qu’ils veilleraient à ce que soient satisfaites les revendications qui ont amené la population à se mobiliser et pour lesquelles plus de 70 citoyens sont morts. Felipe Quispe, le leader aymara qui dirige le plus grand syndicat agricole du pays, n’adhère pas non plus au nouveau gouvernement. Il a prédit qu’il ne durerait "pas trois mois".
( El Juguete Rabioso, La Paz)
* Secrétaire générale de Bartolina Sisa, une association de paysannes. Cet article a été écrit en collaboration avec Maria Cristina Caballero, une journaliste colombienne, chercheuse au Center for Public Leadership de l’université Harvard.
Courrier International
23/10/2003, Numero 677