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Le juriste Raul Zaffaroni s’exprime sur la Criminologie médiatique qui est la construction médiatique de l’ennemi et qui s’est faite sur l’image du leader d’Al Qaida, et les conséquences pour Barack Obama sur le plan interne. Et, surtout, il avertit des séquelles de ce fait sur le plan du droit.
Dans la semaine de l’assassinat de Ben Laden, plus précisément le jour où la nouvelle fut connue, Raúl Zaffaroni [1] présentait son nouveau livre, « La palabra de los muertos » (Les mots des morts), et il a dit que l’un de ses objectifs était de mettre en question l’expansion de « la criminologie médiatique » qui revient à être la construction au travers des médias d’une réalité menacée par le délit et le terrorisme, ennemis – l’un ou l’autre – qui ne semblent pas offrir d’autre option que mourir de peur, vivre paranoïaque mais, cela oui, être toujours préparé pour répondre par une vengeance succulente. Ce moule, a-t-il dit, œuvre du binôme Reagan-Bush, est disséminé partout et a servi à justifier toute sorte de massacres commis depuis les États. C’ était inévitable, à l’écouter, associer ses mots à la mort du leader d’al-Qaida, et la phrase de Barack Obama que « justice a été faite » et que « le monde est un lieu plus sûr » bien qu’on n’écarte pas les représailles. Mais ni le juge de la Cour ni ceux qui l’entouraient y ont fait allusion. Peut-être était-ce trop frais et difficile à digérer. Página/12 l’a fait remarquer quelques jours après.
Le juge a pensé et a dit : « Obama récupère du terrain dans la lutte contre Satan. Et comme Satan ne peut pas mourir, il va continuer à dire que Ben Laden est en vie. C’est quelque chose de très similaire à ce qui nous est arrivé avec Yabrán : encore aujourd’hui il y a, ceux qui disent qu’il est en vie. Quand le malheur absolu se signale chez un ennemi (Satan signifie ennemi en hébreu) , on résiste à croire qu’il est mort, que le mal a disparu ». Plus tard il ajoutera : « La lutte contre le terrorisme s’est transformé en la nouvelle doctrine planétaire de la « Sécurité nationale » qui cherche à légitimer des procédés extraordinaires ». Tuer Ben Laden, dans le contexte de cette doctrine, a t-il expliqué, est une « exécution sans procès ».
A cause de quoi et pourquoi Obama a-t-il besoin d’exhiber qu’il a tué son ennemi si tout le monde croit qu’il est immortel ?
Le jeu a pour but l’électorat interne et dans ce contexte c’est compliqué. Il a pu tuer Ben Laden, mais le problème est que le personnage créé sur la figure réelle de Ben Laden est plus difficile à tuer, parce que c’est le mal absolu, quelque chose de presque manichéen, une espèce de mauvais Dieu, ce qui rend peu vraisemblable sa mortalité dans l’imaginaire collectif. Quelque chose de pareil est survenu à son époque avec le satanisation totale d’Yabrán [Alfredo Yabran] en Argentine, mais la dimension aujourd’hui est beaucoup plus grande. Je ne sais si cet effet a été calculé, en général on ne se pense pas à cela, mais seulement à la réaction de celui qui l’assiège, c’est-à-dire, les républicains et leur aile d’extrême droite le Tea party. C’est un flanc que ceux-ci peuvent exploiter de nombreuses manières, y compris celle de la rumeur, qui n’est pas la plus inoffensive. Le peu de transparence des faits peut donner des armes à l’extrême droite qui veut le mettre en échec. C’est un pari difficile pour Obama, peut-être il ne lui restait pas d’autre carte à jouer.
Pourquoi maintenant, alors ?
En premier ce qui me vient à l’esprit c’est qu’il devait faire quelque chose pour améliorer son image dans l’opinion publique. Mais cela peut être accompagné par des raisons plus conjoncturelles et pratiques c’est-à-dire, qu’ il n’a peut être pas pu le faire avant ou il n’a pas pu le faire autrement.
Est-ce que ce doute sur Ben Laden est-il en vie ou mort permettra au gouvernement d’Obama de justifier des actions futures ?
Je ne crois pas probable qu’Obama se serve de ce doute de quelque façon, donc cela semblerait plutôt une carte à jouer par ses adversaires internes. Je pense à autre chose, c’est le pari sur la réaction des cellules folles [indépendantes] de l’organisation (ou désorganisation pseudo islamique). Je préfère le dire ainsi parce que j’ai le plus grand respect pour l’islam et cela ne me plaît pas que l’islam soit associé systématiquement au terrorisme. Si Bush a eu besoin de Ben Laden, parce que sans Ben Laden Bush n’aurait pas été Bush, c’est-à-dire, si Bush a eu à se définir par son ennemi, par son Satan, une fois ce Satan mort, Obama peut essayer de se définir lui à travers son opposition à un nouveau Satan qui serait les cellules folles. Pour cela il serait nécessaire maintenant que les cellules folles commettent quelques brutalités, les plus sanglantes possibles, c’est mieux. De cette façon grandirait sa figure reconstruite comme un contre-visage des assassins ennemis. Si cela ne survient pas, il n’a pas de place dans l’opinion publique interne et ni dans l’internationale, il lui manquerait la soi-disant provocation suffisante pour toute action. De plus, s’il n’y a pas de réaction sanglante des cellules folles terroristes, si rien ne se passe et si c’est calme, Obama peut se trouver avec un autre problème, qui est que Ben Laden devient sacré. C’est ce que René Girard remarque, quand la destruction de l’ennemi passe par la violence, celui-ci tend à devenir mythique.
Comment imaginez-vous que les États-Unis se placeront maintenant face au monde arabe et à ses rébellions récentes, qui sont politiques, non issues du fondamentalisme islamique ?
Les agences étasuniennes paraissent ne pas savoir très bien comment réagir devant les rébellions arabes qui mettent en échec leurs alliés. Il serait idéal pour leurs intérêts qu’ils assument des positions fondamentalistes, ce qui légitimerait leur répression. Je n’écarte pas l’idée que quelqu’un peut penser qu’il serait bon de les inciter à ce qu’ ils les assument ou, au moins, à confondre l’opinion en les identifiant avec ces positions. Ce serait diabolique et avec des conséquences imprévisibles, mais un esprit malade pourrait le penser.
Ce Satan caché pendant les dix dernières années comme une menace latente : était-ce un danger réel ou faisait il partie de la construction de la réalité même de ce que vous appelez la « criminologie médiatique » ?
Tout indique que Ben Laden était un personnage assez redoutable, sans doute y avait-il vraiment une bonne dose de vérité dans son caractère effrayant. Il est clair qu’il n’était pas un pacifiste innocent, simplement parce qu’on ne peut jamais construire la réalité sans un minimum de vérité, pas même dans le délire le plus fou il ne manque un fond de vérité, mais nous ne pouvons pas savoir jusqu’à quel point il le fut réellement, parce que l’hypertrophie de son danger était trop fonctionnelle à Bush. Sans doute était-il un personnage presque idéal pour que sur son caractère effrayant réel soit construit un mythe de mauvais Dieu, étant donné que lui même s’occupait à nourrir son image satanique, peut-être par son propre jeu de pouvoir parmi ceux dont il était à la tête ou à qui il se confrontait dans le monde arabe. En cela il y a eu une réalité et une construction, pas seulement de la part de Bush mais de lui même, donc aujourd’hui nous ne pouvons pas savoir dans quelle mesure ils se sont combiné tous les deux. Cela se discutera certainement durant de nombreuses années et des tonnes de papier seront écrits et des milliards de gigabits.
Ben Laden semblait l’ennemi idéal.
La criminologie médiatique est la construction sociale de la réalité à propos du phénomène criminel, qui domine aujourd’hui dans le monde et conditionne la politique, en montrant que l’unique risque physique que nous courons c’est la criminalité reconstruite comme Satan, l’ennemi. Quand on dispose d’un ennemi fonctionnel, on construit la réalité autour de celui-ci. Ben Laden était assez fonctionnel. Quand il n’y a pas d’ennemi si idéal, on tombe dans la délinquance commune, qui n’est pas bonne, qui est résiduelle, parce qu’il lui manque un élément pour être le Satan idéal, qui est la composante conspirateur. La satanisation du gars marginal de quartier n’est pas bonne, parce que l’on ne peut pas lui attribuer une conspiration. Dans ce sens, Ben Laden était idéal, fait presque sur mesure.
Qu’avez-vous pensé après avoir écouté Obama dire que « justice a été faite », et ajouter que maintenant « le monde est un endroit plus sûr » ?
En toute sincérité, je suis un peu effrayé. Je crois que cela rassure de penser que tout est froidement calculé et qu’il y a toujours une prévision à chaque pas. Cela donne une certaine sécurité, au moins du fait que derrière les faits il y a une rationalité fonctionnelle, mais la vie t’apprend que même dans les décisions les plus difficiles et délicates, il y a du hasard et du désordre. Je soupçonne que parmi les conseillers d’Obama il y a beaucoup de désordre et que les contradictions sont le produit de pas mal d’improvisation. Je sais que cela ne ne paraît pas recevable, mais j’insiste, il me semble que nous nous refusons de le croire parce que cela nous produit trop d’angoisse.
Peut-on qualifier cet assassinat comme un acte de justice ?
Dans le meilleur des cas on peut alléguer une légitime défense ou quelque chose dans le style, un état de nécessité, mais je n’ai jamais entendu que quiconque qui a eu besoin de tuer quelqu’un pour se défendre ait dit que c’était un acte de justice, parce que cela ressemble plus à une vengeance et, en général, c’est un sentiment fréquent, mais qui se cache pudiquement. Celui qui se défend légitimement dit « je n’ai pas eu d’alternative, je n’ai pas pu faire autrement ». Il ne dit jamais « j’ai fait justice ». C’est pourquoi je crois qu’il y a du désordre : si j’était conseiller d’Obama je lui aurais conseillé de dire : « J’aurais davantage aimer le juger, mais il ne nous a pas laissé d’ autre recours ». Si Obama veut assumer l’image d’un bon policier, il ne peut pas s’habiller comme un vengeur, je crois que c’est une erreur. En général, les gens aiment les policiers, pas les justiciers.
Y a-t-il eu en somme une violation du droit international ?
J’ignore quelles sont les prérogatives et les immunités que le pays avait convenu avec les États-Unis. De cela dépend s’il y a eu ou non violation de souveraineté et du droit international.
Les États-Unis devaient-ils dû juger Ben Laden ?
Il y a un principe en droit international qui s’appelle « réel ou de défense », selon le quel le pays qui a subi un dommage applique sa loi à celui qui l’offense. Selon ce principe et si Ben Laden était responsable d’un délit consommé sur le territoire des États-Unis, bien qu’il n’eût jamais été là-bas, il pouvait être jugé par la Justice fédérale des Etats Unis.
Mais il semblerait qu’au nom de la lutte contre le terrorisme tout vaut.
La lutte contre le terrorisme est devenue la nouvelle doctrine planétaire de la sécurité nationale, qui cherche à légitimer des procédés extraordinaires : au nom de celle-ci ont été menées des séquestrations de personnes (les fameux « renditions »), parfois elles ont été données à des pays tiers pour obtenir une information par des moyens violents (les « extraordinary renditions »), il y a eu des camps de détentions clandestins en Roumanie et en Pologne, les prisonniers de Guantanamo subissent une détention irrégulière. C’est un système pénal parallèle et souterrain, propre à la « sécurité nationale ».
Alors inscrivez-vous l’assassinat de Ben Laden dans cette doctrine de « Sécurité nationale » ?
Les détails concrets de la mort de Ben Laden nous ne les connaissons pas bien, mais cela semble être basé sur un procédé qui lui est propre, l’exécution sans procès. La doctrine de la sécurité nationale se caractérise par un pouvoir répressif à trois niveaux, un formel, avec des juges ; deux, le parallèle, avec la justice militaire, la détention sans intervention judiciaire ; trois, le souterrain, avec des disparitions, des tortures systématiques, des exécutions systématiques sans procès, des camps de détention clandestins.
Si nous parcourons le récit des États-Unis sur ce qui est arrivé, tous les jours il a changé. C’est comme la confession d’un mensonge, ou de que quelque chose qui a été mal fait.
Tout cela me conforte à propos de la dangereuse thèse du désordre.
Vous parlez dans votre livre des morts qui ne figurent pas dans les statistiques, les morts des massacres massifs et « par goutte à goutte ». Comment entrent dans cette définition les victimes d’actes terroristes ? Et Ben Laden ?
Si nous comparons la quantité de morts par le terrorisme à celle de morts par génocides, elle est insignifiante. Mais les morts par le terrorisme et Ben Laden ne sont pas des morts qui ne parlent pas, à ceux-ci ils leur font dire qu’ils sont bien morts, ils les montrent. Les morts muets sont les centaines de millions qui ont été massacrés au siècle passé et ceux qui dans ce siècle le sont au Soudan et ceux qui meurent de faim et du sida dans toute l’Afrique subsaharienne.
Vous avez aussi dit que ce modèle de « l’État gendarme » ou policier, qui a comme base le châtiment, la stigmatisation, l’exclusion, naît aux États-Unis, et justement nous avons Obama montrant sa victoire.
Selon les spécialistes du sujet des Etats-Unis, cela démarre avec Johnson à la fin des années soixante et s’aiguise à partir des années quatre-vingt, comme l’entreprise destinée à démolir l’État social modèle Roosevelt pour le remplacer par le gendarme modèle Reagan. Bien qu’Obama semble démarrer avec une tentative de restaurer le modèle Roosevelt, il est assiégé et aussi comme beaucoup d’hommes politiques progressistes qui ont souffert du même processus et ont été discrédités comme mous en face du Satan, il a choisi de redoubler le pari sur cet aspect. C’est dangereux, parce que cela peut se terminer en un sur-jeu et perdre son essence complètement, ce qui produit une indifférence politique qui à la longue conduit à l’antipolitique et, comme tous sont égaux, ouvre le chemin à tout aventurier hors-système.
Página 12. Buenos Aires, le 8 mai 2011.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi
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El Correo. Paris, le 9 mai 2011.
[1] Raúl Zaffaroni est un des juges de la Corte Suprema de Justicia argentine