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Par Raf Custers
Le Monde Diplomatique. Paris, août 2006.
L’Union Européenne a manifesté un volontarisme peu habituel en politique étrangère, lors du sommet des 23 et 24 mars 2006 à Bruxelles, en décidant l’envoi d’une nouvelle force militaire en République démocratique du Congo (RDC). Deux mille hommes en provenance de dix-neuf Etats membres (et de la Turquie) seront chargés de veiller au bon déroulement des premières élections générales depuis l’indépendance le 30 juillet. Cette nouvelle opération porte le nom d’Eufor-RDCongo [1]. La première mission, l’opération « Artémis », s’était déroulée sous direction française de juin à septembre 2003 dans la région agitée de l’Ituri, dans le nord-est de la RDC.
Selon M. Aldo Ajello, envoyé spécial de l’Union européenne dans la région des Grands Lacs, la force militaire a surtout pour but de « dissuader les forces négatives désireuses de boycotter le processus électoral au Congo ». C’est pourquoi, depuis début juin, une avant-garde de cinq cents militaires est déployée dans la capitale Kinshasa. Elle est censée sécuriser l’aéroport de Ndjili. De plus, mille cent militaires seront « en attente » au Gabon alors que huit cents autres en Europe se tiendront prêts à intervenir. Cette démonstration de force suscite des interrogations sur les motivations profondes des Européens.
L’Union européenne maintient qu’elle a pris l’initiative fin décembre 2005, à la demande formelle de l’Organisation des Nations unies (ONU), désireuse de soutenir les dix-sept mille cinq cents casques bleus de la Mission d’observation des Nations unies au Congo (Monuc), à laquelle le Conseil de sécurité a décidé de ne pas procurer de renforts pour des raisons financières. Pourtant, les déclarations des ambassadeurs belge et hollandais en RDC autorisent à croire que c’est plutôt l’Union qui a soufflé aux Nations unies l’idée d’une force européenne. La proposition aurait été faite par l’intermédiaire de M. Jean-Marie Guéhenno, secrétaire général adjoint français de l’ONU.
En effet, l’Union a décidé de muscler ses capacités autonomes d’intervention, surtout en Afrique. Selon la ministre de la défense française, M" Michèle Alliot-Marie, et son homologue britannique d’alors, M. John Reid, à l’issue du conseil européen de la défense tenu à Innsbruck les 6 et 7 mars, l’Alliance atlantique « reste la pierre angulaire de la défense commune de l’Europe, mais il est indéniable que l’Union a un rôle bien particulier à jouer pour faire avancer la paix et la sécurité internationale » [2]. Dans un document publié fin 2005, la Commission de Bruxelles affirme notamment la volonté d’exercer un rôle politique en Afrique : selon elle, l’Union « ne se contente pas d’apporter son aide au développement, elle est également un partenaire politique et commercial » [3]. La stabilité politique est une condition fondamentale de la croissance économique. C’est pourquoi l’Union entend s’impliquer dans le domaine militaire et sécuritaire dans le cadre d’un « partenariat stratégique » avec l’Afrique.
Au Congo, elle gère déjà trois programmes dans le secteur de la sécurité : Eusec (réforme globale), Eupol (formation de la police) et Eufor-RDCongo. « Pendant quelques années, nous explique M. Ajello, nous avons eu ce dogme "politiquement correct" qui disait que les pays africains devaient entièrement prendre en charge leur propre destin. On a découvert que l’idée de se désengager ne marche pas. Il faut créer ces bases pour un partenariat. Cela signifie qu’on fait les choses ensemble et qu’on se donne des garanties mutuelles ».
Cependant les débats qui ont eu lieu en Allemagne éclairent les véritables intérêts en jeu pour l’Union. En effet, c’est à Potsdam qu’est situé le quartier général de l’Eufor-RDCongo, dont Berlin assure le commandement, en la personne du lieutenant-général Karlheinz Viereck. Les résistances ont été vives à Berlin sur l’opportunité d’un tel engagement. Dans nul autre Etat membre de l’Union européenne, la participation à la force d’interposition n’a suscité une discussion aussi vive. C’est que les interventions militaires de ce genre sont, depuis 1945, soumises à l’accord exprès du Parlement. En outre, retour de l’histoire, l’Allemagne a colonisé, avant 1918, un des voisins de la RDC, le Rwanda-Urundi (les actuels Rwanda et Burundi). Selon l’opposition libérale (Parti libéral-démocrate, FDP), les militaires allemands ne sont pas préparés à ce genre de mission. Un député ex-communiste (Parti de gauche, Linkspartei) a même soutenu qu’il fallait envoyer davantage d’aide au Congo, au lieu de troupes. Finalement, le 1er juin, le Bundestag, l’Assemblée nationale allemande, a approuvé l’implication allemande à l’Eufor-RDCongo. La « grande coalition » (Parti social-démocrate [SPD] et les Unions chrétiennes [CDU-CSU]), alliée aux Verts, a voté pour ; le FDP et le Parti de gauche, contre.
La chancelière Angela Merkel a joué sur le thème de l’immigration en disant que le « problème des réfugiés pourrait être plus grave encore qu’après la guerre en Bosnie ». Mais, argument décisif, selon le ministre de la défense Franz-Joseph Jung, la « stabilité dans cette région riche en matières premières serait profitable à l’industrie allemande ». Le 11 juin encore, jour du vote au Bundestag, M. Jung répétait que la mission serait avantageuse pour l’économie congolaise ainsi que pour les « marchés internationaux ». Ce discours est en bonne partie fondé sur les études du patronat allemand. Début 2005, la Fédération de l’industrie allemande (BDI) a mis sur pied un groupe de travail en vue d’assurer l’approvisionnement de l’industrie allemande en matières premières.
Fin mars 2006, M. Karl Heinz Dôrner (du groupe Norsk Hydro, actif au Zimbabwe et en Afrique du Sud dans le secteur de l’aluminium) reconnaissait l’importance particulière de la RDC dans la mesure où elle détient la première réserve mondiale de cobalt. D’autres plaident même ouvertement en faveur d’actions aux frontières de la légalité [4]. Fin mars, M. Johan Swinnen, ambassadeur de Belgique à Kinshasa, nous confirmait quant à lui plus évasivement qu’une force militaire au Congo « rapporterait pas mal de choses » à l’Union européenne.
Cependant, l’Union, emportée par son zèle, a « oublié » de consulter l’Union africaine et la RDC. Cette bévue a ralenti les préparatifs politiques de l’opération et a suscité des résistances, en Afrique cette fois. Fin mars, M. Swinnen déclarait : « Les médias congolais reprochent de plus en plus à la communauté internationale de s’occuper des affaires du Congo. C’est dangereux. Cette tendance reflue un peu. Mais cela reste dangereux si la communauté internationale s’obstine à imposer des choses ou si cela est perçu de la sorte. Dans ce cas, notre action n’aura aucun résultat ».
Pour venir à bout des réticences politiques, le ministre belge de la défense, M. André Flahaut, a effectué, début mars, un périple en Afrique. « Ici, on a commencé par planter le drapeau avant même d’envisager ce qu’on allait faire », admet-il. Il impute explicitement la faute de cette précipitation à la France, qui a entrepris une « action "cavailéresque" ». « S’il n’y a pas de demande de la part du Congo, cela devient une force d’occupation », a encore ajouté le ministre. Ce n’est qu’après un entretien de M. Ajello avec le président congolais Joseph Kabila que le dossier a été débloqué. M. Ajello minimise aujourd’hui le rôle de l’Eufor-RDCongo, qui, selon lui, n’interviendra qu’« en quatrième ligne », après la police et l’armée congolaise et les casques bleus de la Monuc.
Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que cette maladresse diplomatique européenne n’inspire aucune confiance au Congo. Le président Kabila chercherait même un soutien militaire auprès de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC). Déjà, fin février, M. Mosiuoa Lekota, ministre sud-africain de la défense, avait déclaré, à propos de l’Eufor-RDCongo : « La présence de troupes étrangères n’est pas nécessaire au Congo. Et, en cas de besoin, la SADC, dont le Congo est membre, peut en envoyer » Manifestement, c’est la piste suivie par M. Kabila. Selon des communiqués de presse publiés au mois de mai, son vice-président Abdoulaye Yerodia est allé négocier, entre autres, avec l’Angola. Des diplomates à Kinshasa nous le confirment : M. Kabila souhaite une forte présence de troupes de la SADC « pour faire contrepoids aux troupes de la Monuc et de l’Union européenne ».
* Journaliste.
[1] « L Union européenne veut et obtient une force militaire au Congo », http://www.indymedia.be/nl/node/2014
[2] Le Figaro, Paris, lundi 6 mars 2006.
[3] Référence : COM (2005) 489 final, Bruxelles, 12 octobre 2005.
[4] Lire « Patrons allemands partisans d’une guerre des matières premières », http://www.indymedia.be/nl/node/2375.