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UN COCKTAIL DANGEREUX
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Raul Zaffaroni ex-juge de la Cour Suprême de Justice, actuel membre de la Cour Interaméricaine des Droits de l’homme, et qui est une référence dans la sphère populaire, analyse la situation politique argentine dans le contexte mondial et régional.
La situation du pays est insolite, mais en aucune manière désespérante : la sphère populaire a surmonté des moments bien plus difficiles. De plus, toute l’Amérique Latine subit cette étape avancée du colonialisme entrepreneurial. Heureusement, face aux tragédies horribles de nos frères, jusqu’à présent nous ne vivons pas la pire partie.
Cependant, ne pas dramatiser ne signifie pas sous-estimer le panorama argentin actuel, qui relève du chaos institutionnel (gouverner par décrets, même en matière pénale et fiscale ; licenciements massifs et sans distinction de fonctionnaires ; distribution centralisée de la co-participation fédérale ; désignation de juges de la Cour suprême par décret ; usurpation claire des compétences du Congrès ; menace de l’autonomie du Ministère public ; désordre de l’Afsca ; suppression de toute dissidence dans les médias ; endettement et inflation ; dévaluation accélérée du salaire réel ; extorsion manifeste vis-à-vis du syndicalisme ; et un long et cetera).
Le Pouvoir judiciaire complique plus les choses : les juges proches de la sphère populaire sont stigmatisés en tant que militants ; ceux qui consentent et légitiment le chaos institutionnel, sont impartiaux ou politiquement propres. En peu de temps, le discrédit du Pouvoir judiciaire va s’accentuer, alors qu’il est composé majoritairement d’une masse silencieuse qui , au bout du compte, fait assez bien les choses. C’est vraiment possible qu’à l’avenir, il devienne la tête de turc, sur laquelle retombe la totalité de la responsabilité de ce chaos institutionnel.
À ce chaos institutionnel, j’ajoute la maladresse politique, avec une tonalité qui ne peut que rappeler la domination de la révolution « fusillatrice ». L’emprisonnement de Milagro Sala est ordonnée par une justice manipulée sans pudeur avec un degré d’effronterie tel, qu’on a même pas pu le reprocher à Menem. Il ne s’agit pas que d’un clair échantillon de grossièreté politique revancharde. Au scandale qu’est de prétendre que manifester relève de la sédition, s’ajoute le recours anticipé injustifié aux forces fédérales qui a coûté 43 vies (accident de la route).
L’exigence internationale d’intervention des forces armées au prétexte de combattre le trafic de stupéfiants, conformément à l’expérience régionale (Bresil - Mexique), est dangereux pour la défense nationale, mais de plus, implique une intimidation publique, dont fait partie la renaissance de procédés policiers délaissés depuis des années.
Maladresse politique, contrôle des médias, mobilisation des forces fédérales, risque pour les Forces Armées de la Nation, intimidation publique, manipulation judiciaire et chaos institutionnel généralisé, tout ceci forme un cocktail fort et dangereux de pouvoir enivrant, affaiblissant toute inhibition.
Face à cela, nombre de citoyens - et en particulier les plus jeunes - demandent : Que pouvons-nous faire ? Que devons- nous faire ? Je ne suis pas la personne indiquée pour fournir cette réponse, étant donné qu’elle n’est ni juridique ni institutionnelle, mais politique et, pour finir, sa nature indique que les hommes politiques doivent la donner. Mais les hommes politiques de la sphère populaire sont encore sous le choc. Ils ne savent pas bien ce qu’ils ont mal fait. Je crois qu’ils n’ont pas mal fait tant de choses que ça ; peut-être n’ont-ils pas admis que quelques tasses en pagaille auraient ou être rerangées dans l’armoire.
Ils n’ont pas compté avec la version locale du monopole médiatique propre à notre région (toléré par aucune démocratie du monde développé) et qui, comme faisant partie des multinationales, a profité de cette faiblesse pour arnaquer quelques personnes, leur faisant croire que le changement se limiterait à bouger quelques tasses d’une place qui leur semblait dérangeantes. L’erreur tactique a été de ne pas se bouger avec la rapidité nécessaire pour montrer qu’ils ne venaient pas pour changer de place quelques petites tasses, mais casser l’armoire.
Mais nos hommes politiques commencent, semble t-il, à réagir, comme on le leur réclame de plus en plus ; la réunion des gouverneurs est prometteuse. Bref ils recommenceront à être protagonistes, et cessent de se passer facture mutuellement, laissent tomber les luttes internes, qui est le cancer des partis de la sphère populaire, comme le démontre le miroir du radicalisme.
Il serait suicidaire de se distraire avec de puériles luttes internes et de s’éloigner du peuple, puisqu’ils se battraient pour une armature vide : toute stratégie et tactique populaire doit accorder la priorité à la réponse au peuple. Mais alors qu’ils finissent de sortir de la stupeur et assument la fonction naturelle de direction et d’orientation, la prudence doit primer.
Notre peuple n’est pas sans défense. La prétention d’une construction médiatique d’une réalité unique est condamnée à l’échec. La technologie actuelle de communication n’est pas celle de 1955, ni celle de 1976. De plus, ne manquera pas dans leur propre champ médiatico-patronal quelqu’un qui profite de la demande d’au moins 50% du marché : si la moitie du marché (avec des perspectives d’augmentation) demande des biscuits, quelqu’un va leur offrir.
Les places ne cesseront pas de se remplir ; dans ce cas, ce n’est pas vrai que les gens se fatiguent. Les mises à pied massives dans l’administration de milliers de fonctionnaires, les transforment mécaniquement en militants. Et dans peu de mois s’ajouteront les autres victimes de ce revers de concentration de richesse et de croissance de l’unique chose qu’ils feront augmenter : le coefficient de Gini, à savoir l’inégalité sociale.
Ce militantisme a besoin d’une conduite, d’une orientation et aussi de contenir les hommes politiques, avant tout parce que nous devons soigner la vie de nos gens. Ils doivent diriger parce qu’il faut contenir n’importe qui perdant le contrôle de soi et détecter les provocateurs. La moindre violence doit être chassée de la sphère populaire, parce qu’ils n’attendent que cela pour réprimer, et dans la répression ils sont encore plus maladroits que dans la politique, c’est dire.
On ne doit pas oublier que la violence n’a jamais été propre à la sphère populaire, mais à ses ennemis : les vice-royaumes successifs ont cassé le modeste logement d’Yrigoyen, ont annulé les élections de Pueyrredón-Guido, ont fusillé pendant les dictatures de 1930 et de 1955, ont abrogé la Constitution par une faction militaire, ont convoqué une constituante sans le Congrès, ont bombardé la ville de Buenos Aires et ont mitraillé des travailleurs, ont destitué des juges en masse, ont approuvé le décret 4161, ont proscrit des partis majoritaires, ont imposé des peines servies de l’état de siège, ont annulé les élections de 1962, ont emprisonné les présidents élus par le vote populaire, ont soumis des civils à des procès militaires, ont assassiné et fait disparaitre des dizaines de milliers de personnes, ont volé des bébés, et ils se sont auto-amnistiés, et aujourd’hui ils provoquent un chaos institutionnel.
On doit, à tout prix, empêcher tout prétexte qui leur permette de légitimer la répression. La manifestation doit être canalisée organiquement, avec conduite et retenue, en épuisant toutes les mesures légales, en occupant tous les espaces de la liberté que nous avons par la loi et la Constitution.
La lutte non violente est une lutte de braves, non de timorés ni de peureux, parce qu’elle n’évite pas la violence des autres, mais la laisse à découvert et les délégitime et les affaiblit. Il s’agit de la vieille technique orientale : la défense consiste à utiliser la force du concurrent pour l’affaiblir.
Les défenseurs de la violence ont l’habitude d’ironiser au sujet de Gandhi, rappelant que les Anglais ont assassiné des milliers de personnes en Inde, qui luttaient pacifiquement. L’idéalisation de la violence, dans laquelle nous sommes éduqués depuis l’enfance, les empêche de calculer le temps qu’aurait pris et les millions de personnes qui auraient péri, si la lutte pour l’indépendance de l’Inde avait été violente. Ou oublient-ils que le colonialisme est sans pitié ?
Mais la lutte contre le chaos requiert de l’ordre et de l’organisation : « L’organisation vainc le temps », disait Perón. Il faut de l’encadrement et de l’organisation, pour que tout citoyen, selon ses possibilités, devienne un créatif, un penseur, un juriste, un diffuseur, une synthèse, un homme politique. Bref, ils seront peu nombreux, ceux qui disent « je ne connais ni ne veux rien savoir de la politique ».
La politique est le gouvernement du polis, - et par le chemin qu’adopte ce vice-royaume - tout citoyen se rendra compte que ceux qui promeuvent l’antipolitique et s’annoncent apolitiques, en réalité veulent exercer le monopole de la politique, c’est-à-dire du gouvernement ; plus que jamais leur maladresse montre une option bien établie : ou nous nous gouvernons nous-mêmes ou d’autres nous gouvernent.
J’insiste sur le fait de ne pas être la personne indiquée, mais pour le moment je me suis permis de suggérer :
Il y a de nombreuses années, un buste d’Evita se trouvait dans la colonnade d’entrée du Cimetière de la Chacarita. La dictature de 1955 l’a retiré. Le jour des morts, les gens passaient et chacun laissait une fleur à l’endroit où se trouvait avant le buste, jusqu’à ce qu’une montagne de fleurs se soit formée. Apprenons de la leçon populaire : enterrons l’arrogance du chaos institutionnel sous une montagne de fleurs.
Agencia Paco Urondo. Buenos Aires, 25 enero 2016.
Titre original : « Un cocktail dangereux ».
Agence Paco Urondo. Buenos Aires, le 25 janvier 2016
Traduit de l’espagnol pour El Correo de la diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi.
El Correo de la diaspora Paris, le 28 janvier 2016.
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