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« Attendre sans espoir est la pire malédiction qui peut tomber sur un peuple. Et l’espoir ne s’invente pas : il se construit par le non-conformisme, la rébellion idoine et les alternatives réelles à la situation présente. »
2013 en Europe sera une catastrophe sur le plan social et imprévisible sur le plan politique. Les gouvernements européens obtiendront-ils, spécialement ceux du sud, de créer la stabilité qui leur permet de terminer leur mandat ou il y aura t-il des crises politiques qui les obligeront à convoquer des élections anticipées ? Disons que chacune de ces hypothèses a 50 % de probabilité. Ceci étant dit, il est nécessaire que les citoyens aient la certitude que l’instabilité politique qui peut être générée est le prix à payer pour qu’émerge une alternative de pouvoir et pas seulement une alternance dans le pouvoir. Les gauches pourront-elles construire cette alternative ? Oui, mais uniquement si elles se transforment et s’unissent, ce qui revient à exiger beaucoup en peu de temps.
J’offre ma contribution pour la création de l’alternative précédemment citée. En premier lieu, les gauches doivent se concentrer sur le bien-être de la citoyenneté et non sur les réactions possibles des créanciers. L’histoire montre que le capital financier et les institutions multilatérales (FMI, BCE, BM, Commission Européenne) sont rigides seulement au fur et à mesure que les circonstances ne les obligent pas à être flexibles. En deuxième lieu, ce qui unit historiquement les gauches est la défense de l’État social fort : éducation publique obligatoire et gratuite [laïque] et ; service étatique de santé universelle et principalement gratuit ; sécurité sociale durable avec un système de retraite basé sur le principe de répartition et non de capitalisation ; biens stratégiques ou monopoles naturels nationalisés (eau, postes).
Les différences entre les gauches sont importantes, mais n’empêchent pas cette convergence de base qui a toujours conditionné les préférences électorales des classes populaires. Il est certain que la droite a aussi participé à l’État social (il suffit de rappeler Bismarck en Prusse), mais toujours pressée par les gauches et a reculé quand la pression a diminué, comme c’est le cas, depuis trente ans, en Europe. La défense de l’État social fort doit être la plus grande priorité et doit conditionner le reste. L’État social n’est pas tenable sans développement. Dans ce sens, bien qu’il y ait des divergences au sujet du poids de l’écologie, de la science ou de la flexi-securité du travail, l’accord de fond sur le développement est indubitable et constitue, donc, la deuxième priorité pour unir les gauches. Comme la sauvegarde de l’État social est prioritaire, tout doit être fait pour garantir l’investissement et la création d’emploi.
Et ici surgit la troisième priorité qui devra unir les gauches. Si, pour garantir l’État social et le développement il est nécessaire de renégocier avec la troika et les autres créanciers, alors cette renégociation doit être faite avec détermination. C’est-à-dire, la hiérarchie des priorités montre avec clarté que ce n’est pas l’État social qui doit s’adapter aux conditions de la troika ; au contraire, ce doivent être celles-ci qui s’adaptent à la priorité du maintien de l’État social. C’est un message que les citoyens et les créanciers comprendront bien, même si c’est pour différentes raisons.
Pour que l’unité entre les gauches ait un succès politique, il faut considérer trois facteurs : risque, crédibilité et occasion. En ce qui concerne le risque, il est important de montrer que les risques ne sont pas supérieurs à ceux que les citoyens européens courent déjà : ceux du sud, un plus grand appauvrissement enchaîné à la condition de périphérie, fournissant une main d’œuvre bon marchée à l’Europe développée ; et tous en général, une perte progressive de droits au nom de l’austérité, du plus grand chômage, des privatisations, des démocraties otages du capital financier. Le risque de l’alternative est un risque calculé avec l’intention de prouver la conviction avec laquelle le projet européen est sauvegardé.
La crédibilité réside, d’un côté, dans la conviction et le sérieux avec les quelles est formulée l’alternative et sur l’appui démocratique avec lequel on compte ; et, de l’autre, dans avoir montré la capacité de faire les sacrifices de bonne foi (Grèce, Irlande et Portugal sont un exemple de cela). On n’accepte pas uniquement les sacrifices imposés de mauvaise foi, les sacrifices imposés comme maximum à peine pour ouvrir des chemins à d’autres sacrifices plus grands.
Et l’occasion est là pour être profitée. L’indignation répandue et exprimée massivement dans les rues, places, réseaux sociaux, centres de travail, santé et études, parmi d’autres espaces, ne s’est pas concrétisée en un bloc social à la hauteur des défis que posent les circonstances. Le contexte actuel de crise requiert une nouvelle politique de fronts populaires à une échelle locale, étatique et européenne formés par une pluralité hétérogène de sujets, de mouvements sociaux, ONG, universités, institutions publiques, gouvernements, entre autres acteurs qui, unis dans sa diversité, sont capables, grâce à des formes d’organisation, articulation et action flexibles, d’obtenir une unité remarquable d’action et d’intentions.
L’objectif est d’unir les forces de gauche dans des alliances démocratiques structurellement similaires à celles qui ont constitué la base des fronts antifascistes pendant la période d’entre-deux guerres, avec lesquels existent des ressemblances perturbatrices. Deux d’elles doivent être mentionnées : la profonde crise financière et économique et les pathologies écrasantes de la représentation (crise répandue dans les partis politiques et de leur incapacité de représenter les intérêts des classes populaires) et de la participation (le sentiment que voter ne change rien). Le danger du fascisme social et de ses effets, de plus en plus ressentis, rendent nécessaire la formation de fronts capables de lutter contre la menace fasciste et de mobiliser les énergies démocratiques endormies de la société. Au commencement du XXIe siècle, ces fronts doivent émerger depuis en bas, depuis la politisation la plus articulée de l’indignation qui circule dans nos rues.
Attendre sans espoir est la pire malédiction qui peut tomber sur un peuple. Et l’espoir ne s’invente pas : il se construit par le non-conformisme, la rébellion idoine et les alternatives réelles à la situation présente.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo. Paris, le 25 février 2013.
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