recherche

Accueil > Empire et Résistance > Union Européenne > La Grèce, la gôche, la gauche(Texte intégral)

25 juillet 2015

La Grèce, la gôche, la gauche
(Texte intégral)

par Jacques Sapir*

 

Première partie

Le diktat arraché à la Grèce par l’Eurogroupe et la Commission européenne est une tragédie pour la Grèce. Cet accord ne réglera rien et va même empirer la crise que la Grèce connaît. La dette de la Grèce n’était pas soutenable en 2010. Elle ne l’était pas en 2012. Elle ne l’est toujours pas après ce diktat. La solvabilité du pays n’est nullement assurée car la viabilité de l’économie n’est pas assurée. Ici se trouve une évidence, niée par les négociateurs de Bruxelles, qu’un pays ne peut rembourser que ce que son économie lui permet. En fait, c’est même l’inverse qui apparaît le plus évident, car les mesures imposées dans ce diktat, combinées avec les conséquences de la politique de la Banque Centrale Européenne, vont aggraver la crise économique en Grèce. Mais, les conditions qui ont entouré ce désastre ont des conséquences qui dépassent la Grèce. Nous assistons aujourd’hui au naufrage de la social-démocratie européenne et à un moment charnière pour ce que l’on appelle la « gauche radicale ».

Le naufrage de la Social-Démocratie européenne

La social-démocratie européenne, avec son grand rêve d’une Union européenne réformée, d’un Euro dit « de gauche », a sombré entre les derniers jours de juin et les premiers de juillet [1]. La social-démocratie européenne s’est révélée être une force d’imposition de l’austérité, une force qui a contribué à écraser une tentative pour construire un autre chemin économique en Europe. Ce naufrage n’a qu’un précédent : celui d’août 1914, ou mieux encore 1918. Comme à cette époque, la social-démocratie allemande est bien entendu la première à sombrer. Le fantôme de Ebert, et de sa collaboration avec Noske, est revenu hanter les couloirs de la chancellerie à Berlin [2]. La collusion entre le SPD et la droite allemande à propos de la Grèce a été évidente [3]. Que l’on se souvienne des déclarations d’un Martin Schulz, appelant au renversement d’un gouvernement, le gouvernement grec, démocratiquement élu, ou les déclarations tout aussi calamiteuses d’un Sigmar Gabriel, le dirigeant du SPD, allié d’Angela Merkel au sein du gouvernement allemand. Mais ce phénomène dépasse, et de loin, le cas de l’Allemagne. En Grande-Bretagne, les événements de ces derniers jours ont aggravé la crise latente au sein du Labour déjà mal remis de l’épisode Tony Blair [4]. Ces événements vont aussi aggraver la crise interne du PD en Italie, parti rassemblant depuis une partie des anciens « eurocommunistes » jusqu’au centre-gauche issue de la démocratie chrétienne. On pourrait multiplier les exemples.

En France, on voit dans la manière dont la majorité du Parti dit « socialiste » s’est rangé autour du diktat, dans la manière et dans les mots dont le Premier ministre, Manuel Valls, a usé pour faire voter le Parlement, que cette logique de collaboration avec l’ennemi est allée jusqu’aux tréfonds de sa logique. Il est d’ailleurs significatif que les « frondeurs » du Parti dit « socialiste » aient, dans leur majorité, voté avec le reste du Parti. Même le PCF, qui est le seul parti du Front de gauche représenté au Parlement, a hésité. Rappelons que le lundi matin Pierre Laurent appelait à voter le soutien à ce diktat avant que le Président du groupe, André Chassaigne, tenant compte des réactions de la base et de nombreuses fédérations locales [5], fasse voter contre. Ce pas de clerc de Pierre Laurent est en réalité très révélateur non seulement d’une politique réduite aux intérêts électoraux et financiers, mais aussi du poids de l’idéologie européiste au sein du PCF. Il faut comprendre comment cette idéologie s’est constituée, et pourquoi les événements de ces derniers jours la mettent aussi violemment en crise.

L’Europe comme seule horizon ?

L’Union européenne, rebaptisée « Europe » au prix d’une supercherie évidente, était devenue le cœur du projet de la social-démocratie depuis les années 1980. L’effondrement de l’Union soviétique avait même donné une certaine urgence au « rêve » européen de la social-démocratie. En fait, cette dernière voyait, dans un projet de type « fédéral » la possibilité d’imposer à ce qu’elle appelait les « forces de la réaction », et dans les années 1980 celles-ci étaient bien identifiées en Grande-Bretagne avec le Thatchérisme, des mesures sociales. La défaite de la social-démocratie traditionnelle en Grande-Bretagne face à Margaret Thatcher validait en un sens ce projet. Convaincue, surtout en France et en Italie, de l’impossibilité de faire « un autre politique économique » dans le cadre national, elle reportait ses espoirs sur une politique à l’échelle de l’Europe. L’absence d’analyse sérieuse des raisons de l’échec de la politique d’Union de la Gauche en 1981-1983, a certainement été un facteur important dans le tournant pris par la gauche française, de fait l’une des moins « sociale-démocrates » en Europe. D’autres facteurs jouèrent leur rôle, comme l’impact des « années de plomb » en Italie.

Mais, le ralliement à l’idée européenne était en fait ancien. Dès les années 1950 s’est imposée au sein de la social-démocratie l’idée que seule une organisation fortement intégrée de l’Europe occidentale pouvait empêcher le retour des guerres sur le continent européen. Il faut aussi signaler le très fort anticommunisme du SPD en Allemagne de l’Ouest, ce qui le conduisit à accepter le cadre du Traité de Rome (et de l’OTAN) comme seul cadre susceptible de garantir le système social ouest-européen qu’il s’agissait alors non pas de changer mais de faire évoluer. Notons aussi le fait que nombre de social-démocraties du sud de l’Europe (en Espagne et au Portugal en particulier) subirent l’influence du SPD.

Pourtant, le tournant des années 1980 va bien au-delà. Il y a une transformation qualitative qui fait passer « l’Europe » d’élément important dans l’idéologie des partis de l’Internationale Socialiste à un élément dominant et central. C’est une idéologie de substitution, qui allie le vieux fond internationaliste (ou plus précisément des formulations internationalistes car quant à la réalité de l’internationalisme de la social-démocratie, il y aurait beaucoup à dire) avec un « grand projet », s’étendant sur plusieurs générations. Les différentes social-démocraties européennes, puis ce qui survivait du mouvement communiste institutionnel, ont donc fait de la « construction européenne » l’alpha et l’oméga de leur projet politique [6]. Ceci a eu des effets importants dans le mouvement syndical, et la CFDT a commencé son involution qui l’a transformé en un syndicat de collaboration de classe, évolution qui s’est accélérée à partir de 1995. Mais, même au sein de la CGT, on peut ressentir cette évolution avec une montée en puissance du tropisme « européen ». Ce tropisme a déjà été mis à mal, du moins en France, par l’échec du référendum de 2005. Le résultat, qui n’avait pu être obtenu que parce qu’une frange des électeurs du Parti dit « socialiste » avait voté « non » a été vécu comme un véritable drame au sein de ce Parti. Au lieu d’en tirer les leçons, et de comprendre que ce tropisme « européen » ne pouvait qu’entraîner de nouvelles catastrophes, les dirigeants de ce Parti ont décidé de persévérer.

Encore fallait-il que, dans sa réalité, l’Union européenne permette d’accorder à ce dit projet quelques créances. C’est cela qui vient de sombrer avec la crise grecque.

Le principe de réalité

En effet, l’Union européenne s’est révélée sous un jour hideux. Ou, plus exactement, certaines de ses institutions ont montré qu’elles n’étaient nullement « neutres », mais qu’elles avaient ce que l’on peut appeler un « contenu de classe » ou, si l’on veut utiliser un langage moins marqué, qu’elles étaient consubstantiellement au service des nantis. Cela concerne, évidemment, au premier chef les institutions monétaires, c’est à dire la zone Euro. Les institutions de l’Union Economique et Monétaire, et surtout le fait que certaines d’entre elles soient des « institutions de fait » sans existence juridique (comme l’Eurogroupe) assurent la prédominance non seulement d’une certaine politique économique au sein de l’UEM, mais aussi la domination de la financiarisation sur les pays de l’UEM. Le fait que ces institutions soient aujourd’hui consolidées dans l’UE, même si de nombreux pays de l’UE ne font pas partie de la zone Euro, aggrave cette situation. On a clairement vu non seulement l’impossibilité de faire une autre politique que l’austérité dans le cadre de la zone Euro, mais surtout que ce cadre était politique et entendait imposer sa loi à tous les pays. Enfin, on a eu la confirmation que, loin de constituer un cadre apaisant les tensions entre pays, la zone Euro avait pour effet de les exacerber.

On voit bien qu’aucune politique alternative n’est possible dans le cadre de la zone Euro. On pourrait en dire sans doute de même avec l’UE telle qu’elle existe aujourd’hui. Les conditions de négociation du TTIP/TAFTA montrent que ce traité que l’on veut conclure dans le dos des peuples ne fonctionnera qu’au profit des grandes sociétés multinationales. L’UE ne protège nullement de ce marché mondial. Elle contribue au contraire à l’accoucher. La compréhension de ces faits pénètre désormais de plus en plus profondément au sein de l’électorat mais aussi au sein de certaines fractions de l’appareil social-démocrate. C’est le cas en France au sein du Parti dit « socialiste ».

La social-démocratie est donc confrontée à la réalité. Elle a rêvé un processus de construction européenne et se réveille aujourd’hui avec un monstre. Qui plus est, elle se retrouve dans la peau de l’un des deux parents de ce monstre. On comprend, alors, la gueule de bois historique qui a saisi la social-démocratie européenne. Mais, peut-elle renier ce qui résulte de près de trente années de ses compromissions multiples et répétées ?

L’Union européenne, et bien entendu la zone Euro, vont se révéler la Némésis de la social-démocratie européenne. Mais, dans le même temps ceci confronte les différents partis de la « gauche radicale » à un moment charnière. Car, de leur réaction rapide, dépend leur capacité à prendre pied dans l’électorat de cette social-démocraties ou au contraire de voir d’autres forces s’en emparer. En politique aussi, la nature a horreur du vide.

Deuxième partie

Les événements qui ont conduit au Diktat imposé à la Grèce, et ce dit Diktat lui-même, constituent un moment charnière pour ce que l’on appelle la « gauche radicale ». En un sens, la crise grecque soumet cette « gauche radicale » à un test aussi sévère que celui imposé à la social-démocratie. Si la « gauche radicale » n’est pas aujourd’hui dans la même crise que la social-démocratie, elle risque néanmoins de se trouver face à une crise d’orientation de première grandeur. En effet, l’européisme qui caractérise la « gauche radicale » a été lui aussi condamné par le Diktat imposé à la Grèce. La question est aujourd’hui posée de savoir si la « gauche radicale » va accepter de n’être qu’une force d’appoint de la social-démocratie ou si elle est capable d’assumer toutes les conséquences d’un programme de rupture. Mais, un tel programme de rupture n’est plus, aujourd’hui, compatible avec l’européisme.

Eléments de définition de la « gauche radicale »

Précisons d’abord ce que l’on entend par ce terme. Il s’agit des partis ou mouvements politiques qui se sont constitués à la gauche de la social-démocratie traditionnelle, et le plus souvent en réaction contre sa politique et ses orientations. Cela n’inclut pas les partis restés fidèles à l’identité communiste (comme le KKE grec ou le PRC italien) ni les partis ou mouvements d’extrême-gauche restés fidèles à une identité marxiste révolutionnaire, plus ou moins dénaturée par le sectarisme et le dogmatisme (comme en France le NPA ou Lutte ouvrière). Cela inclut donc Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, le Front de Gauche en France ou encore Die Linke en Allemagne et SEL en Italie [7]. L’origine de ces partis est diverse et ceci entraîne des logiques tant politiques qu’idéologiques très particulières. De ce point de vue, la gauche radicale apparaît comme un courant ayant des aspirations communes mais qui est en réalité très hétérogène. En réalité, la culture politique et l’histoire de chaque pays se reflète dans le type de parti ou de mouvement. Si les partis de la gauche radicale se sont dotés de structures de coordination au niveau de l’Union européenne, il n’y a pas d’unité européenne de ce courant tout simplement parce que l’histoire politique de chaque pays a sa spécificité.

En France comme en Allemagne, ils se sont constitués à partir de dissidences de la social-démocratie et d’une union avec ce qui survivait des partis communistes (le PCF en France et le PDS en Allemagne), et dans certains cas rejoints par des forces d’extrême-gauche. A l’inverse, Podemos est un mouvement relativement nouveau, issu des « Indignés » qui ont été relativement fort en Espagne. La cas de Syriza en Grèce est intermédiaire, car le parti communiste grec s’était coupé en deux du temps de la dictature des colonels, avec le « Parti de l’intérieur » proche du courant dit « Eurocommuniste » qui a engendré Synapismos et le « Parti de l’extérieur » de strict obédience moscoutaire. Synapismos a été le noyau de Syriza rejoint tant par des mouvements d’extrême-gauche que par des dissidents de la social-démocratie locale (le PASOK), tandis que le « Parti de l’extérieur » s’est reconstitué dans le KKE, et continue de mener une existence sectaire, repliée sur lui-même. L’Italie est un cas particulier. En effet, le processus de dissolution du PCI (en dépit de la scission du PRC) a abouti à sa fusion dans un vaste ensemble électoral, le Parti Démocrate, qui inclut les résidus du PSI et un morceau de la Démocratie Chrétienne. L’Italie est certainement le pays ou la « gauche radicale » est la plus faible et cela a des conséquences importantes sur la structuration de l’espace politique italien. Cette faiblesse a laissée le champ libre à la fois au Movimente Cinque Stelle de Beppe Grillo, qui est devenu le deuxième parti d’Italie, qu’à la Ligue du Nord de Salvini.

Eclectisme politique et européisme

Si l’éclectisme politique, conséquence logique de l’hétérogénéité des modes de formations et de la diversité des cultures politique nationales, est l’une des caractéristiques de la « Gauche Radicale » à l’échelle européenne, on peut remarquer cependant certains traits communs en ce qui concerne l’Union européenne. Si ces divers partis ou mouvements se sont opposés, plus ou moins, aux différents traités constitutifs de l’Union européenne depuis le début des années 1990, ils n’en partagent pas moins ce que l’on peut appeler une « idéologie européiste ». Ils sont dans une large mesure convaincus que l’Union européenne, même sous la domination de la droite néo-libérale, constitue un cadre privilégié de l’action politique. Depuis la crise financière de 2007-2009, crise qui continue à faire sentir ses effets jusqu’à aujourd’hui, une partie de ces mouvements voit dans le cadre de l’Union européenne une garantie contre le retour à la situation des années 1930. Bien entendu, cette acceptation du cadre de l’Union européenne se fait avec une forte tonalité critique. Les thèmes comme « changer l’Europe » ou « changer d’Europe » sont très présents dans le vocabulaire de ces partis ou mouvements. Mais, ce « changement » d’une part reprend à son compte le fait que l’UE serait l’Europe (et non une forme d’institutionnalisation couvrant certains pays de l’Europe, au sens culturel comme géographique) et d’autre part doit se faire largement dans le cadre de certaines des institutions existantes, et c’est en particulier le cas de l’Euro.

La question de l’Euro offre un concentré des contradictions de la « Gauche Radicale ». Dans une large mesure il n’est pas remis en cause. Et l’on a vu les conséquences tragiques que cette absence de remise en cause a eues sur le comportement de Syriza ces derniers jours. Tsipras a pris la décision politique de refuser la réquisition de la Banque Centrale de Grèce et de mettre en circulation des reconnaissance de dette car il pensait, et là on ne peut lui donner tort, que ces décisions entraîneraient probablement une sortie de la Grèce de l’Euro. Ce faisant, il s’est néanmoins mis lui-même la tête sur le billot face à l’intransigeance de l’Eurogroupe. Surtout, il n’a pas compris que la gestion de l’Euro ne relevait pas de l’économie, avec un calcul coût-avantage, mais quelle relevait du politique. Les options que représentaient Syriza étaient politiquement inacceptables pour l’Eurogroupe. Demain, on risque de voir l’histoire se répéter avec Podemos qui entend situer sa revendication d’une autre politique économique à l’intérieur de la zone Euro.

Ce refus de remettre l’Euro en cause à plusieurs origines. On peut y voir les restes d’un vieux marxisme dogmatique qui considère que, finalement, la monnaie n’a pas d’importance. Seules comptent les « forces productives », dans un logique qui doit, il faut le dire, plus à Jean-Baptiste Say (« les produits s’échangent contre des produits, la monnaie est un voile ») qu’à Marx. Cette logique peut aussi se décliner sur le mode du « progrès ». Certes, l’Euro, produit du pouvoir bourgeois a bien des défauts, mais il constitue un « progrès » allant vers l’unification des espaces productifs, et une fois que les « masses populaires » auront pris le pouvoir elles pourront utiliser cet « instrument » dépouillé de ses habits bourgeois. En fait, c’est la reprise, sans doute inconsciente, de ce que Boukharine expliquait en 1915-1916 sur l’évolution des « trusts capitalistes d’Etat » qui conduiraient au socialisme en en changeant la direction politique [8]. Enfin, certains reconnaissent que l’Euro a bien des défauts, mais expliquent que la rupture de la zone Euro ramènerait l’Europe à la situation des années trente. C’est, semble-t-il, la position de Tsipras [9]. Cet européisme, qui infecte une grande partie de la « gauche radicale », risque donc fort d’être sa Némésis. On voit bien aujourd’hui qu’aucun programme économique radicalement différent du consensus austéritaire qui domine en Europe n’est possible tant que l’on persiste à adhérer à l’européisme. C’est la leçon qu’il nous faut tirer de la capitulation de Tsipras face à l’Eurogroupe [10]. Le grand historien britannique, Perry Anderson écrit ainsi : « Tsipras et ses collègues ont répété à qui voulait les entendre qu’il était hors de question d’abandonner l’euro. Ce faisant, ils ont renoncé à tout espoir sérieux de négocier avec l’Europe réelle — et non l’Europe qu’ils fantasmaient » [11]. Ceci décrit bien le piège de l’européisme dans lequel Tsipras s’est enfermé, et qui menace aujourd’hui la « gauche radicale ».

L’UE, un système semi-colonial ?

Il faut ici comprendre une chose importante : la souveraineté a été pendant longtemps un point aveugle de la « gauche radicale ». Pourtant, la « gauche radicale » a défendu la notion de souveraineté alimentaire. Elle n’a cependant jamais, jusqu’à présent, voulu sauter le pas et aller se réclamer de la souveraineté politique. Les seuls courants qui l’on fait, comme le chevènementisme en France, ont été isolés et incapable d’étendre leur influence sur la « gauche radicale », même si l’héritage de Jean-Pierre Chevènement s’étend désormais au-delà de la coupure gauche/droite.

Pourtant, il existe une tradition marxiste, certes ancienne, qui indiquait que les luttes pour la transformation de la société ne pouvaient se mener que dans le cadre d’un Etat souverain [12]. Mais, cette tradition semble avoir été emportée dans le grand processus de remise en cause de l’expérience soviétique qui s’est imposé avec la fin de l’URSS en 1991. Pourtant, une analyse du système soviétique compris comme un capitalisme d’Etat aurait permis de comprendre bien des choses, et en particulier les caractéristiques d’une trajectoire alternative dans le cadre d’un pays « semi-féodal et semi-colonial ». De fait, tout le débat sur la « nature de l’URSS » est ainsi passé à la trappe [13], en dépit de ce qu’il pouvait apporter à la compréhension des modes d’existence du capitalisme et à sa diversité, mais aussi aux alternatives possibles dans les stratégies économiques [14]. On peut penser qu’une partie des problèmes que l’on rencontre dans le débat contemporain provient de l’effet d’amnésie sur la connaissance accumulée dès années soixante à la fin des années quatre-vingt du siècle dernier, effet d’amnésie qui provient à la fois de l’émergence d’une nouvelle génération de militants politiques, et du nouveau contexte des luttes, contexte qui semblait exiger des connaissances nouvelles.

En fait, c’est le concept d’Etat « semi-colonial » qui apporte le plus de lumière sur la situation actuelle des pays européens. On peut considérer l’UE comme un système colonial mais dont la « métropole » ne pourrait être complètement identifiée. En cela ce « colonialisme » ou plus exactement ce « semi-colonialisme » n’est pas entièrement réductible à la situation de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Si l’Allemagne apparaît comme le pays profitant le plus des structures de l’UE, cela n’implique pas que l’UE soit le système colonial de l’Allemagne. L’UE permet le déploiement de structures financières assurant le contrôle et la domination, et ces structures financières ne sont pas réductibles au capitalisme allemand. Il s’agit plus d’un « semi-colonialisme » que d’un colonialisme simple, en ceci que les pays de l’UE conserve, à des degrés divers, des marges d’autonomie. Certains de ses pays peuvent d’ailleurs se constituer en force néocoloniale envers les pays du « Sud », même si la logique de leurs actions est soumise, in fine, à l’approbation par le système semi-colonial. Le cas de la Grèce est spécifique en ce que, sous le joug des différents mémorandums, le pays est passé d’un statut semi-colonial à un statut qui est de plus en plus directement colonial.

Dans un pays en train de passer, ou déjà entièrement passé, sous la coupe d’un système semi-colonial, la question de la souveraineté devient dès lors cruciale. Elle concentre l’ensemble des luttes pour le changement économique et social. En un sens, on pouvait penser que Syriza l’avait compris quand il fait l’alliance avec l’ANEL à la suite des élections du 25 janvier. Mais, l’européisme est resté trop puissant à l’intérieur de ce parti.

La « gauche radicale » et la question de la rupture

La question fondamentale qui est désormais ouvertement posée aux différents mouvements de la « gauche radicale » est celle du degré de leur compréhension du cadre semi-colonial dans lesquels ils sont amener à lutter, et donc du caractère primordial de la lutte pour le recouvrement de la souveraineté. Cela implique une rupture avec l’européisme, et avec la religion de l’Euro. Mais cela n’implique pas que cela. De la prise en compte de cette situation découle en réalité non seulement une stratégie politique, comment reconstruire la souveraineté et avec quelles médiations, mais aussi une tactique, autrement dit quelles seront les alliances les mieux à même de porter ce projet politique.

Bien entendu, ces questions vont se concentrer en priorité sur le rapport à l’Euro, car il est désormais l’institution qui concentre largement le contenu semi-colonial de l’UE. De ce point de vue, il faut remarquer que certains des conseillers de Yanis Varoufakis ont changé leur position sur l’Euro et se prononcent désormais pour une rupture franche avec la monnaie unique [15]. Jean-Luc Mélenchon écrit quant à lui sur son blog : « toute tentative de changer l’Europe de l’intérieur est vouée à l’impuissance si ceux qui l’entreprennent ne sont pas près à tirer instantanément et totalement la leçon d’un échec, en rompant le cadre. Autrement dit aucun plan A n’a de chance sans plan B. Et quand vient l’heure du plan B il ne faut pas avoir la main qui tremble » [16]. Si ce texte à l’intérêt de monter la détermination en cas d’échec d’appliquer une politique de rupture, ce qui est un progrès par rapport à l’émission de juillet 2012 que nous avions faites Mélenchon et moi et où il n’évoquait le fameux « plan B » que comme un moyen de réaliser le « plan A », il montre que Mélenchon n’a pas encore tiré TOUTES les leçons du Diktat imposé à la Grèce. En réalité, aucun changement de l’UE de l’intérieur n’est possible. La « Gauche Radicale » doit se fixer comme objectif premier la rupture, au moins avec les institutions dont le contenu semi-colonial est le plus grand, c’est à dire l’Euro, et elle doit penser ses alliances politiques à partir de cet objectif. Pour elle, l’heure des choix est arrivée ; il faudra rompre ou se condamner à périr.

Jacques Sapir* pour RussEurope

RussEurope. Paris, le 22 et le 24juillet 2015.

*Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l’EHESS-Paris et au Collège d’économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux. Il est l’auteur de nombreux livres dont le plus récent est « La Démondialisation » (Paris, Le Seuil, 2011).

El Correo. Paris, le 25 juillet 2015.

Notes

[1Evans-Pritchard A., « EMU brutality in Greece has destroyed the trust of Europe’s Left », The Telegraph. UK, 15 juillet 2015,

[2F. Ebert, dirigeant du SPD, écrasa dans le sang avec la complicité de la Reichswehr et des corps francs la révolte de la gauche socialiste autour de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht

[4Jones O., « The left must put Britain’s EU withdrawal on the agenda », The Guardian. UK, 14 juillet 2015.

[5Je peux en témoigner compte tenu du nombre de commentaires provenant de responsables de sections locales et départementales du PCF arrivés sur le carnet RussEurope entre le lundi 13 et le mardi 14 juillet.

[6Voir « Quand la mauvaise foi remplace l’économie : le PCF et le mythe de « l’autre euro » Paris, 16 juin 2013, note sur RussEurope,

[7Voir Marlière P., « La gauche radicale en Europe : esquisse de portrait », in Jean-Numa Ducange, Philippe Marlière et Louis Weber, La gauche radicale en Europe, éditions du Croquant, Paris, collection « Enjeux et débats d’Espaces Marx », Paris, 2014.

[8Boukharine N., « L’Économie mondiale et l’impérialisme  » 1915. traduction. Paris, Anthropos, 1977. Voir, aussi, Christian Salmon, « Le Rêve mathématique de Nicolaï Boukharine  », Paris, Le Sycomore, 1980.

[9Kouvelakis S., interview donné à Sebastian Budgen, « Greece : The Struggle Continues » in Jacobin, 15 juillet 2015.

[10Gianni A., «  Il problema non è Tsipras ma questa Europa » in MicroMega, 22 juillet 2015

[11Anderson P., « La débacle grecque », 22 juillet 2015.

[12Voir, Georges Haupt, Michael Lowy et Claude Weill, « Les Marxistes et la question nationale, 1848-1914 », Editions Maspéro, Paris, 1974.

[13Sapir J., « Le débat sur la nature de l’URSS : lecture rétrospective d’un débat qui ne fut pas sans conséquences », in R. Motamed-Nejad, (ed.), « URSS et Russie – Rupture historique et continuité économique », PUF, Paris, 1997, pp. 81-115.

[14Sapir J., L’économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique, La Découverte, Paris, janvier 1990 ; (ouvrage publié en Allemagne, dans une version traduite et augmentée en 1992, Logik der Sowjetischen Ökonomie – Oder die Permanente Kriegswirtschaft, LIT Verlag, Munster et Hambourg

[15Munevar D., « Why I’ve Changed My Mind About Grexit », in SocialEurope, 23 juillet 2015

[16Mélenchon J-L, 23 juillet 2015

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site