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14 septembre 2009

L’infiltration en France d’Alfredo Astiz parmi les exilés argentins en 1978.

par Horacio Verbitsky *

 

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Il y a nombreuses années fut dénoncée l’infiltration d’Astiz parmi les exilés argentins en France, pour contrecarrer ceux qui dénonçaient les violations des droits de l’homme. Nous publions dans cet article pour la première fois une photo du spécialiste en séquestrations de l’ESMA, fournie par l’historien argentin résidant à Paris Gabriel Périés.

Alfredo Astiz à Paris en 1978

La photo principale de cet article est la première preuve documentée de l’infiltration d’un grupo de tareas [Escadrons de la mort] de l’École de Mécanique de la Marine de guerre parmi les cercles d’exilés argentins à Paris. Elle fut prise en 1978 pendant une réunion préparatoire du Contre-congrès international du Cancer et dans laquelle apparaît dans la partie gauche l’ex officier [de la Marine Argentine] Alfredo Ignacio Astiz, qui a été identifié sur la photo par deux survivants de ce camp de concentration. La photo a été fournie par l’historien Gabriel Périés, spécialisé dans l’influence de l’école de guerre contre-révolutionnaire française sur les militaires argentins. Son père, biologiste du même nom, fut l’un des organisateurs du Contre-congrès à travers lequel les exilés argentins ont essayé de contrecarrer l’offensive de communication de la dictature militaire. Périés est l’homme aux moustaches et à lunettes [à droite de l’image], appuyé contre le mur, qui observe méfiant dans la direction de l’officier de marine. En même temps un Congrès International du Cancer se tenait à Buenos Aires. De même que la Coupe du monde de football, qui fut jouée en juin de la même année, était utilisée comme tenter de blanchir la Junte militaire, pour minimiser les voix qui s’élevaient hors de l’Argentine pour dénoncer les violations massives et systématiques des droits de l’homme. Un autre animateur des travaux de dénonciation à Paris était le jeune juriste Rodolfo Matarollo.

Le boycott du mondial

Dans son enquête « L’exil », Marina Franco raconte que le boycott du championnat mondial de football a été proposé en octobre 1977 par les organisations de la gauche française, qui avaient auparavant dénoncé le colonialisme de leur pays en Afrique. Elles ont créé pour cela un comité qui a préparé des affiches, des brochures, des films et des disques qui demandaient si le championnat se disputerait sur les camps de concentration et comparaient le tournoi aux Jeux Olympiques de 1936 dans l’Allemagne d’Hitler. L’équipe française a participé au Mondial argentin, mais la question des détenus - disparus est restée à la première page de tous les médias français, qui jusque là s’occupaient seulement de la répression au Chili. Les vingt-deux détenus - disparus français en Argentine étaient mentionnés comme « l’autre équipe française ». La Une du quotidien Libération a fait de la place pour le cas de deux employés du luxueux Hotel Meurice de Paris, licenciés pour avoir refusés de porter les valises de militaires argentins et la pression exercée a obligé l’hôtel à les reprendre. L’Église Catholique défendait la tenue du championnat et dénonçait ceux qui le contestaient. L’archevêque de La Plata, Antonio Plaza, a mis en avant devant le Saint-Siège, les gouvernants et les évêques d’Italie, France et Espagne « la campagne que des groupes subversifs marxistes réalisent contre le pays », parce que les organisations subversives contrôlent tous les médias.

« L’unique quotidien qui respecte l’Argentine est L’Osservatore Romano ». Le cardinal Raúl Primatesta a accompagné les autorités militaires lors de l’inauguration des travaux du stade de Cordoba. Le cardinal Juan Carlos Aramburu a prié dans la cathédrale pour implorer le succès du Mondial de football. L’évêque José Miguel Medina a déclaré que l’usage des couleurs du drapeau dans des tee-shirts, des bonnets et des insignes faisait « briller par son absence les symboles étrangers d’un certain rouge et de certaines étoiles ». L’Église a aussi mis à contribution ses associations laïques pour défendre la Junte militaire à l’extérieur. L’Association des Femmes Ecrivains et Publicitaires Catholiques a écrit que l’Argentine était victime d’une agression sanglante et qu’elle lui résistait par un effort héroïque, avec la moindre distorsion possible de ses normes constitutionnelles et avec « un sentiment profondément chrétien ». C’était l’Europe qui souffrait « le coup de fouet sinistre de la violence », elle qui devait implorer Dieu pour le salut de l’esprit d’Occident, « avant qu’il ne soit pas trop tard ».

Le Congrès du Cancer

Les principaux promoteurs étrangers du boycott au Congrès scientifique organisé par l’Union internationale du Cancer et le gouvernement militaire ont été le cancérologue Léon Schwartzenberg qui a exhorté ses collègues à ne pas y assister si les médecins détenus n’étaient pas libérés, et le prix Nobel de Médecine André Lwoff. Ils soutenaient que la dictature utiliserait cette tribune « pour sa justification et sa publicité ». Le Congrès en Argentine a duré dix jours et le contre-congrès français deux et son caractère a été avant tout symbolique. Le 4 octobre le dictateur Jorge Videla a inauguré le congrès scientifique au Luna Park de Buenos Aires. 8000 hommes de science ont assisté, pour moitié des argentins, l’autre venant de 77 pays. Son discours s’est référé à « la préservation de la vie humaine » et à la lutte « contre l’un des plus cruels malheurs qui nous guette », des termes très similaires à ceux usuels pour justifier la répression. Le quotidien [gauche] La Opinion, occupé par les militaires qui ont séquestré son propriétaire, Jacobo Timerman, a célébré « l’échec cinglant qu’a eu la campagne de boycott contre ce Congrès », provoquée « par des groupes subversifs de l’extérieur » et a publié une déclaration de l’amiral en charge du ministère de Bien-être social contre « les mutilations et les aberrations faites avec notre pays, en le montrant comme une nation dans laquelle on ne peut pas vivre ». Dirigé par le général de l’Armée José Teófilo Goyret, que le dirigeant radical Leopoldo Moreau conseillait, il a jugé que le Congrès a démontré « à l’extérieur quelle est la réalité vécue à l’intérieur de nos frontières ».

La revue Gente a publié une « Lettre à un argentin qui vit dehors », en demandant instamment de lutter pour que la vérité soit connue sur l’Argentine. « La guerre sale commence à agoniser et revit à l’extérieur, avec des slogans et des mensonges selon lesquels la subversion cherche à saboter le processus ». Pour Clarin, la Coupe du Monde de football et le congrès du Cancer ont été « l’objet d’une intense campagne de discrédit par les groupes extrémistes qui agissent aux États-Unis et en Europe ».

Un barbecue a été servi aux participants à la Société Rurale. Huit médecins qui assistaient au Congrès ont accompagné les Mères de la Place de Mai dans leur ronde autour de la pyramide de Mai [Au centre de cette place en face du siège de la présidence]. Ils faisaient partie d’un groupe de 35, membres d’associations scientifiques aux États-Unis qui avant de voyager s’étaient rendus à l’Ambassade argentine à Washington pour exprimer leurs inquiétude pour les détenus-disparus. « Nous sommes des hommes de science engagés pour la santé humaine mais aussi pour les droits de l’homme. En Argentine nous avons appris la triste situation de personnes qui ont disparu, de ceux qui sont en prison sans jugement ni droit de défense », ont-ils dit dans une déclaration destinée à Videla qui comprenait aussi une liste de 100 hommes de science disparus et de 89 détenus. D’autres hommes de science ont envoyé un télégramme de félicitation à Videla, diffusé avec largesse par la presse fidèle. [Le quotidien conservateur] La Nation a fustigé dans un éditorial « le manque de bon sens d’une campagne tenace soutenue par le sectarisme et financée par le produit de la délinquance la plus traître et méprisable ». La campagne a été organisée « avec malice » mais « c’est une terre de paix, où la sécurité a été gagnée et le nihilisme éventé ». Il a aussi récriminé le gouvernement français parce qu’un ministre avait assisté au contre-congrès. La revue Somos s’est vantée de « l’échec du boycott » et a publié des entretiens avec scientifiques étrangers. Un japonais a dit que « je craignais ne pas pouvoir me déplacer de l’hôtel. Il avait lu et entendu parler des morts dans la rue à la lumière du jour. C’était bien d’être venu, parce que maintenant que je connais l’Argentine je n’aurais pas aimé rester avec une image si déformée et fausse ».

Le Centre Pilote

Quelques mois après la mort de Perón, le gouvernement argentin a demandé au gouvernement français une autorisation pour qu’un agent de la SIDE s’installe dans son ambassade étant donné que Paris était « le centre nerveux du groupe de guérilleros qui affecte le pays ». Après le coup d’Etat, la Marine de guerre a pris la relève. Depuis la Chancellerie (Ministère des affaires étrangères), que les amiraux César Guzzetti et Antonio Montes ont successivement occupé, est né le décret 1871, de juillet 1977, qui a créé une direction de la presse et de la diffusion, dont dépendrait un soi-disant « Centre Pilote » à Paris. En théorie sa fonction était « de diminuer la virulence de la campagne contre notre pays », en particulier en Europe Occidentale, et profiter pour cela des événements sportifs et culturels destinés théoriquement à améliorer la diffusion favorable au gouvernement. Mais là ont été envoyés quelques membres du grupo de tareas de l’ESMA, qui en plus du travail de propagande coordonné avec l’ambassadeur Tomás Anchorena se sont intéressés à la colonie d’argentins en exil. De plus, ils géraient un budget généreux à la marge de la comptabilité officielle, ce qu’il leur permettait d’amener leurs maitresses dans les magasins chics de la rive gauche. Cela a généré un conflit entre les marins et l’employée de l’ambassade Hélène Holmberg, qui s’est rendue à Buenos Aires pour dénoncer ce qu’elle avait vu. Elle a été séquestrée et assassinée pour cela en décembre 1978. Dans une déclaration judiciaire peu de temps avant sa mort, le Capitaine de vaisseau Jorge Perren a soutenu qu’il a été envoyé à Paris pour collaborer avec Anchorena et Holmberg avec « une équipe non officielle pour des travaux de propagande ». Il utilisait le faux nom de Juan Martín Aranda et la personnification d’un petit fonctionnaire de la Chancellerie et d’un journaliste. Holmberg avait une amie qui collaborait avec elle, Silvia Agulla, dont le frère Horacio a été aussi assassiné à Buenos Aires, en août 1978. Les deux femmes étaient proches la ligne de l’Armée que conduisait Videla. Perren a ajouté dans sa déclaration judiciaire que l’ont aussi secondé avec une fausse identité les marins Astiz, Antonio Pernías, Enrique Yon et le journaliste Ariel Bufano. Mais en plus , le travail entrepris fut la détection de militants et de dirigeants populaires, l’infiltration parmi les exilés, avec l’intention éventuellement de les éliminer et l’établissement de contacts pour la carrière politique que l’amiral Massera se proposait d’entamer après sa retraite. Collaboraient avec eux quelques prisonniers de l’ESMA, persuadés sous la torture.

Astiz s’était infiltré au sein des premiers organismes de défense des Droits de l’homme en Argentine et en décembre 1977 cela lui a permis de donner les religieuses françaises et le noyau fondateur des Mères de Place de Mai, qui ont été torturées à l’ESMA et jetées à la mer depuis des avions de la marine. Leurs corps ont été rendus par les eaux sur la côte et identifiés 28 ans après. De là, il est allé à Paris, où il a essayé de renouveler la manœuvre avec les exilés. Sous le nom d’Alberto Escudero, il s’est présenté devant le CAIS, le Comité Argentino de Información y Solidaridad, et a participé à plusieurs de ses réunions. La nouvelle selon laquelle il y avait des militaires argentins infiltrés a été publiée par quelques journaux français en avril 1978. Mais la photographie prise en octobre montre que quatre mois après Astiz était encore là. Il y a diverses versions contradictoires sur comment il a été identifié : par une ex-prisonnière qu’il a torturée, par une religieuse qui se trouvait dans l’Église de la Santa Cruz le jour de cette séquestration, par une militante du Parti Communiste Marxiste Léniniste. Les exilés ont décidé de l’attraper. Les uns voulaient le jeter à la Seine, mais l’idée a prévalu de le remettre aux autorités françaises. Il n’y a pas non plus de certitude sur la façon par laquelle Astiz à été informé et a pu fuir, cela a -til été par son propre flaire ou grâce à une recommandation du gouvernement français. Consultée pour cet aricle une prisonnière d’alors à l’ESMA a dit qu’Astiz est rentré au pays et a raconté qu’il avait fui dans un train vers l’Allemagne. La publication de la photo pourra servir à recueillir d’autres témoignages de ceux qui ont été victimes des Escadrons de la Marine de guerre il y a trente ans. Périés soupçonne que les deux hommes les plus proches d’Astiz seraient aussi membres de l’Escadron.

Página 12 . Buenos Aires, le 13 septembre 2009.

Traduction de l’espagnol pour El Correo de  : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 14 septembre 2009.

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