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30 août 2012

Huitième lettre aux gauches :
« Les dernières tranchées Humaines »

par Boaventura de Sousa Santos *

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Qui aurait pu avoir imaginé il y a quelques années que des partis et des gouvernements considérés comme progressistes ou de gauche abandonneraient la défense des droits de l’homme les plus basiques, par exemple le droit à la vie, au travail et à la liberté d’expression et d’association, au nom des impératifs du « développement » ? N’était-ce pas pour la défense de ces droits qu’ils ont obtenu l’appui populaire et qu’ils sont arrivés au pouvoir ? Qu’arrive t-il pour que le pouvoir, une fois conquis, vire si facilement et violemment contre ceux qui ont lutté pour les porter vers ce pouvoir ? Pourquoi, étant le pouvoir de la majorité des plus pauvres, est-il exercé en faveur des minorités les plus riches ? Pourquoi , sur cet aspect, est-il est chaque fois plus difficile de faire la différence entre les pays du Nord et les pays du Sud ?

Les faits

Dans ces dernières années, les partis socialistes de plusieurs pays européens (Grèce, Portugal et Espagne) ont montré qu’ils pouvaient prendre soin aussi bien des intérêts des créanciers et des spéculateurs internationaux que n’importe quel parti de droite, faisant apparaître comme quelque chose de normal que les droits des travailleurs soient exposés au cours des Bourses et, par conséquent, dévorés par eux. En Afrique du Sud, la police au service du gouvernement du Congrès National Africain (ANC), qui a lutté contre l’apartheid au nom des majorités noires, tue 34 mineurs lors d’une grève, pour défendre les intérêts d’une entreprise minière anglaise. Près de là, au Mozambique, le gouvernement du Front de Libération (Frelimo), qui a conduit la lutte contre le colonialisme portugais, attire l’investissement de compagnies minières avec une exemption d’impôts et une offre de docilité (gentiment ou la dure) des populations qui sont touchées par l’industrie minière à ciel ouvert. En Inde, le gouvernement du Parti du Congrès, qui a lutté contre le colonialisme anglais, accorde des terres à des entreprises nationales et étrangères et ordonne l’expulsion de milliers et milliers de paysans pauvres, détruisant leurs moyens de subsistance et provoquant un affrontement armé. En Bolivie, le gouvernement d’Evo Morales, l’indigène porté au pouvoir par le mouvement indigène, impose sans consultation préalable et avec une succession rocambolesque de mesures et de contre-mesures la construction d’une route sur un territoire indigène (Parc national Tipnis) pour exploiter les ressources naturelles. En Équateur, le gouvernement de Rafael Correa, qui avec courage accorde l’asile politique à Julian Assange, vient d’être condamné par la Cour Interaméricaine des Droits de l’homme pour ne pas garantir les droits du peuple indigène Sarayaku, dans sa lutte contre l’exploration pétrolière sur ses territoires. Déjà en mai 2003 la Commission Interaméricaine de Droits de l’homme (CIDH) avait demandé à l’Équateur des mesures de précaution en faveur du peuple Sarayaku qui n’ont pas été prises.

En 2011, la CIDH a demandé au Brésil, à la faveur d’une mesure de précaution, qu’il suspende immédiatement la construction du barrage de Belo Monte (qui, une fois fini, sera le troisième plus grand du monde) jusqu’à ce que les peuples autochtones affectés soient convenablement consultés. Le Brésil a protesté contre la décision, a retiré son ambassadeur de l’OEA et a suspendu le paiement de sa quotité annuelle dans l’organisation, retiré son candidat à la CIDH et il a pris l’initiative de créer un groupe de travail pour proposer une réforme de la Commission, afin de diminuer ses pleins pouvoirs pour mettre en cause les gouvernements à propos des violations aux droits de l’homme. Curieusement, la suspension de la construction du barrage vient d’être prise par le Tribunal Régional Fédéral de la 1ère Région (Brasilia), à cause du manque d’études d’impact sur l’environnement.

Les risques

Pour répondre aux questions par lesquelles j’ai commencé cette chronique, voyons ce qu’ont en commun tous ces cas. Toutes ces violations des droits de l’homme sont liées au néolibéralisme, à la version la plus antisociale du capitalisme de ces dernières 50 années. Au Nord, le néolibéralisme impose l’austérité aux majorités et le sauvetage des banquiers, en substituant la protection sociale des citoyens par la protection sociale du capital financier. Au Sud, le néolibéralisme impose son avidité pour les ressources naturelles, que ce soient des minerais, du pétrole, du gaz naturel, de l’eau ou l’agro-industrie. Les territoires deviennent seulement de la terre et les populations qui les habitent, des obstacles au développement qu’il est nécessaire de bouger et le plus vite est le mieux. Pour le capitalisme extractiviste, l’unique régulation vraiment acceptable est l’autorégulation, qui inclut, presque toujours, l’autorégulation de la corruption des gouvernements. Le Honduras offre en ce moment l’un des exemples les plus extrêmes de l’autorégulation de l’activité minière, où tout reste entre les mains de la Fondation Hondurienne de Responsabilité sociale Patronale et l’Ambassade du Canada. Oui, le Canada, qui, il y a 20 ans était une force bienveillante dans les relations internationales et aujourd’hui est l’un des promoteurs les plus agressifs de l’impérialisme minier.

Quand la démocratie conclura qu’elle n’est pas compatible avec ce type de capitalisme et décidera de lui résister, peut-être sera t-il trop tard. Il est possible que, entre-temps, le capitalisme ait conclu que la démocratie n’est plus compatible avec lui.

Que faire ?

À la différence de ce que prétend le néolibéralisme, le monde est seulement ce qu’il est parce que nous le voulons. Cela peut être autrement, si nous nous le proposons. La situation actuelle est si grave qu’il est nécessaire de prendre des mesures urgentes, bien que ce soient de petits pas. Ces mesures varient de pays en pays et de continent en continent, bien qu’il soit indispensable de les articuler quand ce sera possible. Sur le continent américain la mesure la plus urgente est de bloquer l’avance de la réforme de la CIDH. Dans cette réforme sont particulièrement actifs des pays avec lesquels je suis solidaire dans de multiples aspects de leurs gouvernements : Le Brésil, l’Équateur, le Venezuela et l’Argentine. Mais dans le cas de la réforme de la CIDH je suis fermement du côté de ceux qui luttent contre l’initiative de ces gouvernements et pour maintenir le statut actuel de la Commission. Il est pour le moins cocasse que les gouvernements de droite qui ont le plus harcelé le système interaméricain des droits de l’homme, comme la Colombie, assistent ravis du service que, objectivement, les gouvernements progressistes leur rendent.

Mon premier appel va aux gouvernements du Brésil, de l’Équateur, du Venezuela et de l’Argentine pour qu’ils abandonnent le projet de réforme. Et spécialement au Brésil, grâce à l’influence qu’il a sur la région. S’ils ont un regard politique à long terme, il ne leur sera pas difficile de conclure que ce seront eux et les forces sociales qui les ont soutenues qui, à l’avenir, pourraient le plus bénéficier du prestige et de l’efficacité du système interaméricain de lèse humanité (droits de l’homme). Certes, l’Argentine doit à la CIDH et à la Cour la doctrine qui a permis de mener à la Justice les crimes contre l’humanité commis par la dictature, qui avec une grande réussite est devenue l’étendard des gouvernements des Kirchner dans leurs politiques de droits de l’homme.

Mais, comme la cécité du court terme peut prévaloir, j’appelle aussi tous les militants de droits de l’homme du continent et toutes les organisations et les mouvements sociaux – qui rejoignent le Forum Social Mondial et la lutte contre le GRÈBE la force de l’espoir organisé – à s’unir pour faire face la réforme de la CIDH qui est en cours. Nous savons que le système interaméricain de droits de l’homme est loin d’être parfait, sans aller plus loin, parce que les deux pays les plus puissants de la région (les États-Unis et le Canada) n’ont même pas signé la Convention Américaine sur les Droits de l’homme. Nous savons aussi que, dans le passé, la Commission et la Cour ont politiquement révélé des faiblesses et des choix politiquement manipulés. Mais nous savons aussi que le système et ses institutions se sont renforcées, en agissant avec une plus grande indépendance et en gagnant du prestige à travers l’efficacité avec laquelle ils ont condamné de nombreuses violations des droits de l’homme : dès les années ’70 et ’80, quand la Commission a réalisé des missions dans des pays comme le Chili, l’Argentine et le Guatemala, et a publié des rapports en dénonçant les crimes commis par les dictatures militaires, jusqu’aux missions et plaintes après le coup d’État au Honduras en 2009 ; sans mentionner les demandes réitérées pour que soit fermé le centre de détention de Guantanamo. À son tour, la décision récente de la Cour dans le cas « Peuple Indigène Kichwa de Sarayaku versus Équateur », du 27 juillet dernier, marque un point de départ historique pour le droit international, pas seulement au niveau continental mais aussi mondial. Comme la sentence dans le cas « Atala Riffo et filles versus Chili », sur la discrimination pour raisons d’orientation sexuelle. Et comment oublier l’intervention de la CIDH sur la violence domestique au Brésil qui a conduit à la promulgation de la « Loi Maria da Penha » ?

Les dés sont jetés. Dans le dos de la CIDH et avec de fortes limitations à la participation des organismes des droits de l’homme, le Conseil Permanent de l’OEA prépare une série de recommandations pour chercher son approbation dans l’Assemblée générale Extraordinaire, au plus tard en mars 2013 (jusqu’au 30 septembre les États présenteront leurs propositions). Pour ce que l’on sait, toutes les recommandations visent à limiter le pouvoir de la CIDH à interpeller les États pour des violations de droits de l’homme.

Par exemple :

  • consacrer plus de ressources à la promotion des droits de l’homme et moins à l’enquête sur des violations ;
  • raccourcir les périodes d’investigation pour rendre impossible une analyse soigneuse ;
  • éliminer du rapport annuel la référence aux pays dont la situation en matière des droits de l’homme mérite une attention spéciale ;
  • limiter l’émission et l’étendue des mesures de précaution ;
  • en finir avec le rapport annuel sur la liberté d’expression ;
  • empêcher des actions sur les violations qui semblent imminentes mais qui ne se sont pas encore concrètes.
Aux militants pour les droits de l’homme et à tous les citoyens préoccupés de l’avenir de la démocratie dans le continent, il leur incombe d’arrêter ce processus maintenant.

* Docteur en Sociologie du Droit et professeur à l’Université de Coimbra (Portugal) et à l’Université du Wisconsin (USA).

Le texte correspond à la « Huitième lettre aux gauches » de l’auteur.

Página12. Buenos Aires, le 29 août 2012.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 30 août 2012.

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