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5 de noviembre de 2002

Guerre totale contre un pérfil diffus au nom du « choc des civilisations »

 

Par Tariq Ali
Le Monde Diplomatique
. Octobre 2001

De la boîte de Pandore, toujours béante, de l’empire américain, s’échappent des monstres qui se répandent dans un monde que les Etats-Unis ne contrôlent pas encore complètement. Depuis le 11 septembre, l’un de ces monstres est invoqué d’un studio de télévision à l’autre par ceux qui dénoncent la menace que représentent ces barbares pour notre civilisation capitaliste mondiale.

C’est en 1993 que Samuel P. Huntington, autrefois expert en contre-insurrection de l’administration Lyndon Johnson au Vietnam, puis directeur de l’Institut d’études stratégiques de Harvard, publia son désormais célèbre "Choc des civilisations" [1], conçu comme un pamphlet contre un théoricien rival du département d’Etat : Francis Fukuyama, tenant de la thèse de la « fin de l’histoire ». Pour Samuel P. Huntington, la défaite de l’Union soviétique avait mis fin à toutes les querelles idéologiques, mais pas à l’histoire. La culture - et non la politique ou l’économie - allait dominer le monde.

Il dénombrait huit cultures : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slave orthodoxe, latino-américaine et - peut-être - africaine (il n’était pas sûr que l’Afrique soit vraiment civilisée !). Chacune incarnait différents systèmes de valeurs symbolisés chacun par une religion, « sans doute la force centrale qui motive et mobilise les peuples ». La principale ligne de fracture passait entre « l’Occident et le reste », car seul l’Ouest valorise « l’individualisme, le libéralisme, la Constitution, les droits humains, l’égalité, la liberté, le règne de la loi, la démocratie, les marchés libres ». C’est pourquoi l’Ouest (c’est-à-dire les Etats-Unis) doit se préparer militairement à affronter les civilisations rivales, et notamment les deux plus dangereuses : l’islam et le confucianisme, qui, si elles devaient s’unir, menaceraient le c|ur de la civilisation. Et l’auteur concluait : « Le monde n’est pas un. Les civilisations unissent et divisent l’humanité... Le sang et la foi : voilà ce à quoi les gens s’identifient, ce pour quoi ils combattent et meurent. » M. Oussama Ben Laden pourrait signer sans mal une telle déclaration.

Simpliste, mais « politiquement correcte », cette analyse fournissait aux décideurs ainsi qu’aux idéologues de Washington et d’ailleurs une couverture utile. Si l’islam passait pour la principale menace, c’est que l’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite produisaient la majorité du pétrole mondial. La République islamique d’Iran avait alors quatorze ans et combattait le « Grand Satan » (les Etats-Unis) ; la guerre du Golfe et ses suites venaient de porter un coup à la puissance irakienne, mais l’Arabie saoudite demeurait un havre sûr, avec sa monarchie défendue par les troupes américaines. La « civilisation occidentale », soutenue pour l’occasion par ses homologues confucéenne et slave orthodoxe, organisa donc la mort lente de dizaines de milliers d’enfants irakiens, que les sanctions imposées par les Nations unies privèrent de nourriture comme de médicaments...

Ces thèses appellent deux réponses fondamentales. La première, c’est que l’islam, depuis mille ans, n’a jamais été monolithique. Les différences entre musulmans sénégalais, chinois, indonésiens, arabes et d’Asie méridionale sont bien plus grandes que celles qui les distinguent des non-musulmans de même nationalité. Dans le siècle écoulé, le monde musulman a connu guerres et révolutions, comme toutes les autres sociétés.

Une version musulmane du Front national

Le conflit de soixante-dix ans entre les Etats-Unis et l’Union soviétique a affecté chaque « civilisation ». Des partis communistes bénéficièrent d’un soutien de masse non seulement dans l’Allemagne luthérienne, mais aussi dans la Chine confucéenne et dans l’Indonésie musulmane. Au cours des années 1920 et 1930, l’appel cosmopolite du marxisme et le défi populiste de Mussolini et de Hitler divisèrent les intellectuels arabes tout autant que leurs homologues européens. Perçu comme idéologie de l’empire britannique, le libéralisme jouissait alors d’une moindre popularité. Actuellement, les fondamentalistes peuvent être considérés comme la version musulmane du Front national français ou des néofascistes du gouvernement italien. Un des idéologues occidentaux les plus appréciés de certains des penseurs musulmans qui irriguent l’islam radical est Alexis Carrel, eugéniste français et pétainiste cher aux lepénistes.

Seconde remarque : après la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont soutenu les éléments les plus réactionnaires, s’en servant comme d’un rempart contre le communisme ou le nationalisme progressiste. Souvent, ils recrutaient leurs alliés parmi les fondamentalistes religieux : les Frères musulmans contre Nasser en Egypte ; le Sarekat-i-islam contre Sukarno en Indonésie ; le Jamaati-islam contre Benazir Bhutto au Pakistan ; et, plus tard, en Afghanistan, Oussama Ben Laden et d’autres contre le communiste laïque Mohamed Najibullah, que les Moudjahidins allèrent tirer de son asile (les bureaux des Nations unies à Kaboul) avant que les talibans le tuent en 1996 et pendent son cadavre, le pénis et les testicules enfoncés dans la bouche. (Pas un seul dirigeant occidental ne manifesta d’ailleurs sa réprobation.)

Seules exceptions : Bagdad et Téhéran. Dans les années 1960, l’Irak n’offrait pas le terreau nécessaire à la création d’un groupe politique confessionnel. Le Parti communiste représentait la force la plus populaire, mais il était hors de question de le laisser triompher. Washington soutint donc l’aile mafieuse du parti Baas et incita celle-ci à décimer les communistes, puis les syndicats des ouvriers du pétrole. M. Saddam Hussein s’en chargea et obtint, en guise de récompense, armes et accords commerciaux - jusqu’à sa fatale erreur de jugement d’août 1991.

En Iran, l’Occident appuya le shah, deuxième du nom. Or ce dernier se comporta en despote, piétinant les droits de son peuple et anéantissant, par la torture et l’exil, le parti Toudeh (communiste). Les religieux exploitèrent le vide politique et dirigèrent le soulèvement populaire qui renversa la monarchie en 1979.

Au Proche-Orient, l’Occident fondait sa stratégie sur deux piliers : l’Arabie saoudite et Israël. L’Arabie saoudite changea du tout au tout avec la découverte du pétrole et la création, dans les années 1930, du géant pétrolier américain Aramco, lequel avait besoin d’un Etat local pour défendre ses intérêts. A l’époque, les al-Saoud venaient de sortir victorieux de la guerre civile acharnée qui avait opposé les tribus peuplant le Hedjaz. Ainsi triompha une tendance particulièrement virulente et ultrapuritaine de l’islam : le wahhabisme, du nom de Mohamed Abdel Wahhab.

Celui-ci, qui prêchait les vertus d’un djihad permanent contre les modernisateurs islamiques et les infidèles, s’imposa en s’alliant, dès 1744, avec Mohamed Ibn Saoud, lui-même désireux d’exploiter cette foi fervente pour faciliter ses conquêtes militaires. Religion d’Etat depuis 1932 en Arabie saoudite, dont il domine toute la structure sociale, le wahhabisme s’est exporté à coups de pétrodollars, finançant le fondamentalisme dans tout le monde musulman, y compris dans les écoles religieuses du Pakistan.

Second pilier : Israël, relais régional le plus fiable des Etats-Unis. Autrefois, musulmans et juifs entretenaient des relations relativement harmonieuses dans la région. Dans l’Espagne musulmane, les juifs étaient même protégés par les dirigeants. Saladin fit de même dans le Proche-Orient arabe, reprenant Jérusalem aux croisés et ramenant les musulmans et les juifs dans la cité.

Deux poids, deux mesures

Après la victoire de la reconquête catholique et leur expulsion d’Espagne, les juifs se virent offrir l’hospitalité au sein de l’Empire ottoman. Apogée des affrontements entre Palestiniens et immigrants juifs durant l’entre-deux-guerres, la Nakba (catastrophe) de 1948 marqua la première vraie rupture entre Juifs et Arabes.

Habités d’un sentiment de culpabilité latent vis-à-vis des Palestiniens déplacés, les dirigeants israéliens devinrent plus belliqueux et plus arrogants : ils jouèrent avec joie leur rôle, en 1956 (guerre de Suez) comme en 1967 (guerre des Six-Jours), en 1982 (guerre du Liban) et actuellement.

De peur de déstabiliser son principal bras militaire dans la région, l’Occident s’est révélé totalement incapable de garantir la création d’un Etat palestinien viable et indépendant. Cet échec entretient le mécontentement du monde arabo-musulman, notamment en Egypte et en Arabie saoudite, d’où proviennent certains des terroristes responsables de la tragédie du 11 septembre. C’est dire que la cause profonde de la crise actuelle se trouve dans la stratégie et la politique économique de l’Occident, le « deux poids, deux mesures » qui les inspire. Une nouvelle guerre ne pourrait que provoquer un nouveau raz-de-marée d’amertume.

* Tariq Ali, ecrivain pakistanais et britannique, auteur de The Stone Woman (Verso books, Londres, 2000) et de Introducing Trotsky and Marxism (Totem Books, 2000).

LE MONDE DIPLOMATIQUE | octobre 2001 | Pages 18 et 19
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/10/ALI/15648


Notes:

Notas

[1Le Choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 1997.

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