recherche

Accueil > Les Cousins > Amérique Centrale et Caraïbes > Guatemala : la guerre des classes n’a pas eu lieu

9 novembre 2015

Guatemala : la guerre des classes n’a pas eu lieu

 

Malgré quatre mois de grandes manifestations hebdomadaires exigeant la démission du président, la crise politique qui a eu lieu au Guatemala est restée relativement discrète dans les médias français, peu intéressés par l’Amérique centrale. Alors que le pays vient de se donner un nouveau président, des leçons politiques qui montrent les limites du mouvement sont à en tirer. Souveraineté nationale limitée par les intérêts géostratégiques et économiques des États-Unis, souveraineté populaire tolérée aussi longtemps que les intérêts de l’oligarchie ne sont pas menacés. Le constat est-il celui de l’échec à convertir un mouvement d’Indignés en lutte de classes ? Ou ce qu’a semé le mouvement annonce-t-il la démocratisation de ce pays ravagé de corruption et d’inégalités ?

Par Mikaël Faujour

3 juin 2015, Guatemala-Ville. Depuis le podium présidentiel, l’ambassadeur des États-Unis Todd Robinson annonce l’appui de son pays au président de la République du Guatemala, Otto Pérez Molina. À la droite du diplomate, l’ancien général, contrit, se tient comme un élève puni. Débordé par une crise politique où son parti (le Parti patriote, fondé en 2001), son gouvernement et de nombreux proches font naufrage à la suite d’une série de scandales de corruption. Il ne doit son salut qu’au soutien des États-Unis et de l’oligarchie, tandis que les manifestations populaires, sans précédent depuis 1944, réclament sa démission depuis le mois d’avril. Trois mois plus tard, à quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle et après que son implication dans une affaire majeure de fraude fiscale a été rendue publique, il finit par démissionner le 2 septembre - lâché et même poussé vers la sortie par l’oligarchie. À première vue, l’immense mobilisation populaire, qui n’a pas désemparé pendant plus de quatre mois, a eu raison de l’ex-militaire et de nombreux hauts fonctionnaires prédateurs et corrompus, renvoyés devant la justice. Mais, au-delà du mouvement populaire qui a réellement fait bouger les choses, et alors que le pays vient de se donner un nouveau président, un examen de la situation permet de comprendre les enjeux politiques de cette crise.

Le cloaque de la corruption mis à jour

Début mars, le vice-président étatsunien Joseph Biden est en visite à Guatemala-Ville. Venu débattre de sécurité et de la question migratoire (enjeux politiques majeurs dans la région et aux États-Unis), il insiste sur l’urgence et la priorité de la lutte contre la corruption dans les pays concernés : le Guatemala, le Salvador et le Honduras. Ces questions sont articulées au projet de déploiement du Plan Alliance pour la prospérité dans le triangle Nord [1] (PAPTN), dont l’objectif annoncé est de créer des opportunités économiques, donc d’emploi, afin d’amoindrir les massives migrations de la misère en y apportant une solution à la racine. Les États-Unis doivent contribuer financièrement à ce plan à hauteur d’un milliard de dollar [2]. Or, explique M. Biden, cette participation, qui doit être décidée au Congrès lors du vote budgétaire pour l’année 2016, est conditionnée à la lutte contre la corruption systémique qui caractérise le pays. Implicitement, ce que demande le vice-président est la prorogation du mandat de la Commission internationale contre la corruption et l’impunité au Guatemala (Cicig).

En place depuis fin 2006 sous égide des Nations unies, celle-ci avait déjà révélé de nombreuses affaires [3], se montrant particulièrement dérangeante pour la classe politique et la bureaucratie. S’il maintient d’abord le refus exprimé dès le début de sa présidence en 2012, M. Pérez Molina se trouve pourtant forcé à déclarer le 23 avril la prolongation du mandat de l’organisation. C’est que, entre-temps, fait décisif, la Cicig a déclenché un scandale d’envergure. Le 16 avril 2015, vingt-quatre personnes liées à un réseau de détournement de taxes douanières sont arrêtées, dont le directeur général du Trésor public [4] et son prédécesseur. Depuis mai 2014, la structure faisait l’objet d’une enquête de la part de la Cicig. Nommée la Línea (« la Ligne »), ses origines remontent à la fin des années 1970, lorsqu’elle servait clandestinement à financer la contre-insurrection. Elle avait déjà été partiellement démantelée en 1996 [5]. Enfui et placé sous mandat d’arrêt international par Interpol, le coordinateur du réseau est Juan Carlos Monzón Rojas [6], Secrétaire privé de la vice-présidente Roxana Baldetti Elías, qui l’aurait elle-même supervisé.

Emportés par la foule, fonctionnaires ripoux et ministres corrompus

Le scandale met le feu aux poudres : un appel spontané est émis sur Facebook pour protester publiquement et, le samedi 25 avril, ce sont plus de 30 000 personnes qui remplissent la place de la Constitution dans la capitale, et d’autres places du pays. Un fait rarissime dans son histoire, coutumière de l’autoritarisme. Sous pression conjointe des manifestations populaires, de l’organisation patronale de l’oligarchie (Cacif [7]) et de l’ambassade étatsunienne, le Président annonce lui-même la démission de la vice-présidente le 8 mai. Ce même jour, le ministère public et la Cicig font connaître le démantèlement d’un réseau d’avocats dédié à la corruption de juges. Au mois de mai, de nombreux membres du gouvernement démissionnent ou sont renvoyés. Parmi les plus marquants, le ministre de l’Intérieur et ex-lieutenant-colonel Mauricio López Bonilla, le ministre des Mines et de l’Énergie Érick Archila [8] et la ministre de l’Environnement Michelle Martínez, tous baignant dans des affaires de pots-de-vin et de corruption. À tous ces « déchus », s’ajoute aussi Luis Mendizábal [9], acteur majeur de la Línea, lui aussi en cavale et sous mandat d’arrêt Interpol depuis le 18 mai. Personnalité de l’ombre, l’homme est symptomatique de l’arborescence mise à jour par la Cicig, tant ses liens avec l’oligarchie, les partis – autoritaires – de pouvoir au Salvador et au Guatemala, militaires et escadrons de la mort, sont représentatifs des enjeux internes de la crise politique.

Des liens qu’incarne tout autant Francisco Palomo Tejeda, avocat de l’oligarchie et du génocidaire Efraín Ríos Montt, ancien magistrat de la Cour constitutionnelle, ex-député du Parlement centre-américain et homme de réseaux de pouvoir économique et politique, assassiné dans la capitale le 3 juin. Dans le contexte d’agitation politique et d’augmentation significative du nombre d’homicides, il pourrait avoir fait les frais d’un règlement de comptes interne à l’élite. Le 20 mai, c’est un scandale de pots-de-vin concernant l’Institut guatémaltèque de sécurité sociale (IGSS) [10] qui conduit à l’arrestation de seize membres du conseil d’administration. Parmi eux, son président, Juan de Dios Rodríguez (par ailleurs ex-secrétaire privé du président Pérez Molina), le directeur général de la Banque centrale, Julio Roberto Suárez Guerra, ainsi que le représentant du Cacif auprès du conseil d’administration, Max Quirín Schöder [11].

Accusé d’association illégale, trafic d’influence et encaissement illégal de commissions, un autre impliqué se distingue : Otto Molina Stalling, fils de la présidente de la Chambre pénale de la Cour suprême de justice (CSJ), Blanca Stalling, elle-même par ailleurs mentionnée dans des enregistrements liés à l’affaire la Línea. En outre, les affaires de gros sous à la racine de ce scandale ont causé la mort d’une quinzaine de patients. Et les affaires qui nourrissent le feu de la contestation n’en restent pas là. Le 23 juin, est révélé un cas de détournements de fonds de fonctionnaires de la police nationale (52 millions de Quetzales, soit environ 5 millions d’euros). Le 9 juillet, la Cicig rend publique l’affaire « Redes » [12] (« Réseaux »), consistant en des cas de corruption en faveur de deux entreprises productrices d’électricité. Cette nouvelle révélation fait tomber le nouveau ministre de l’Énergie et des Mines, Edwin Rodas, qui n’aura exercé que du 18 mai au 2 juin, ainsi que l’ex-secrétaire de la Présidence et beau-fils du président Gustavo Martínez.

Le 15 juillet, à moins de deux mois du premier tour de l’élection, les liens du candidat à la vice-présidence du parti Liberté démocratique rénovée (Lider) avec une structure de blanchiment d’argent issu du narcotrafic sont mis en évidence dans un rapport sur le financement des partis politiques que publie la Cicig [13]. Edgar Barquín, ex-président de la Banque du Guatemala sous le gouvernement d’Álvaro Colom (2008-2012), ainsi que son frère et d’autres députés de son parti, sont accusés d’avoir blanchi quelque 937 millions de Quetzales (90 millions d’euros, approximativement) pour le financement de partis politiques. C’est un coup de plus porté à la candidature de Manuel Baldizón, le « Berlusconi du Petén » (le département au nord du pays dont il est originaire et où il est puissant). Celui qui avait terminé deuxième à la précédente élection et que tout le monde considérait favori quelques mois plus tôt fait face à une contestation croissante : des « indignés » sabotent ses meetings et dénoncent sur Internet ses falsifications et sa dangerosité, à travers une campagne sous le hashtag #NoTeToca [14]. Le 31 juillet, est annoncée la mise en détention de Rudy Baldemar Villeda Vanegas, ex-directeur du Trésor public (2008-2012), en raison de son implication présumée dans l’exonération d’impôts aux boutiques de l’aéroport national de la capitale [15].

Scandale après scandale, les Guatémaltèques, déjà bien conscients de la corruption tant elle est perceptible au quotidien, assistent à la mise à nu de l’État en tant qu’outil, non d’administration des deniers publics, mais de captation de ceux-ci et de mise à sac du pays. Jusqu’à la nausée, les affaires d’envergure qui se succèdent témoignent de l’état de cloaque des institutions d’État, de la centralité de la corruption, de l’impunité [16] et des liens systémiques entre monde politique, appareil judiciaire, narcotrafic [17], ex-militaires et oligarchie. Le tout se déroule sur fond de saisie des propriétés multimillionnaires de la vice-présidente et de son secrétaire privé, de gel de comptes bancaires... et de manifestations, qui ne désemplissent pas. Lorsque, pour finir, le 21 août, une écoute téléphonique de la Cicig rendue publique démontre l’implication directe du président Pérez Molina dans le cas la Línea, les manifestants sont renforcés dans leur légitimité, qui demandent sa démission depuis avril.

Perdant soudain ses derniers soutiens parmi l’élite, se trouvant désormais seul face à la mobilisation populaire, il est isolé. Le 27 août, une grève générale est organisée. Le président qui, jouissant de son aura d’ancien général, avait été élu sur un programme de mano dura (« main de fer ») quatre ans plus tôt, démissionne le 2 août. Il est remplacé par le vice-président Alejandro Maldonado Aguirre, qui avait succédé à ce poste à Mme Baldetti le 14 mai. Ancien membre du parti d’extrême droite anticommuniste qui fut l’axe central de la politique officielle du pays durant la guerre civile, le Mouvement de libération nationale, l’homme est à maints égards l’incarnation des maux qui affligent le pays depuis des décennies [18].

Vingt ans après les accords de paix, la guerre de classes continue

Ceux-ci s’expliquent en effet, en bonne partie, par la guerre civile qui, de 1960 à 1996, a stoppé le processus de démocratisation du pays engagé de 1944 à 1954, qui avait marqué un effort plus égalitaire dans le pays. Après la signature des accords de paix fin 1996, le pays a accéléré les réformes néolibérales, sous l’impulsion d’une oligarchie sortie renforcée et qui put même placer deux des siens à la présidence : Álvaro Arzú Irigoyen (1996-2000) et Óscar Berger Perdomo (2004-2008). Ravagé par la guerre civile, le pays a vu se renforcer les inégalités économiques, la corruption et la délinquance, aggravées par une situation d’anomie et d’impunité. En 2014, Transparency International plaçait le Guatemala à la 115ème [19] place de son classement annuel de la corruption. Au sommet de la société, une oligarchie puissante et organisée politiquement autour du Cacif, qui compte de nombreux multimillionnaires et a su diversifier ses activités et s’adapter à l’économie mondialisée [20]. Ou encore, autre indice, l’entrée du premier milliardaire guatémaltèque au classement Forbes, début 2015 [21]

Au Guatemala, les « chanceux » qui touchent le salaire minimum, gagnent 250 € par mois (que l’oligarchie voudrait abaisser encore) ; tandis que, parmi les Indigènes en situation d’extrême pauvreté, les plus misérables doivent survivre avec 500€ l’an. Le travail non déclaré et le chômage concernent environ 60 à 70 % de la population active. Le pays affiche, en outre, le cinquième taux de sous-nutrition infantile le plus élevé au monde. Christian Skoog, représentant du Guatemala à l’Unicef, soulignait d’ailleurs en 2014 que les statistiques n’ont pas présenté de changements significatifs en vingt ans. Développé dans un pays aux structures sociales décomposées par la misère et le terrorisme d’État, le néolibéralisme n’a fait qu’aggraver, en dérégulant l’économie, les maux déjà profonds qui l’affectent et où la violence existe à tous les niveaux : violences économique, domestique, policière, mais aussi narcotrafic et délinquance, violence routière (dont les chiffres dépasseraient ceux des homicides, pourtant parmi les plus hauts du monde). À tel point que le pays doit sa réputation autant au tourisme (le site maya de Tikal, la ville coloniale Antigua Guatemala) qu’aux bandes de jeunes voyous ultraviolents et armés qui sévissent principalement à la capitale (maras).

La puissance politique de l’oligarchie réside dans son important pouvoir d’influence sur l’État, où les siens occupent régulièrement des postes clés ou influencent la vie parlementaire, produisent des intellectuels organiques, notamment à l’université libérale-libertarienne Francisco Marroquín. Et leur puissance est d’autant plus efficace que leurs visages et leurs noms sont méconnus de la majorité. Si bien que le processus néolibéral a favorisé l’abaissement des taxes douanières à l’importation et à l’exportation, multiplié les concessions minières sans consultation populaire, vu aussi, en particulier sous l’administration Otto Pérez Molina, une répression brutale de mouvements démocratiques et pacifiques, souvent dans les zones rurales à majorité indigène – à qui la population urbaine et métisse est historiquement indifférente.

Ce processus, qui se résume en bonne partie à l’accumulation du capital au profit des élites économiques, est, en outre, aidé par une classe politique hautement corrompue, souvent formée d’entrepreneurs et d’avocats qui voient dans les mandatures la possibilité de s’enrichir vite et abondamment. Cela est facilité par l’impunité : d’après une déclaration de la procureure de la République en octobre 2014, plus de 1,1 million de dossiers juridiques demeurent non-traités [22], facilitant donc le sentiment d’impunité à tous les niveaux de la société. La politique est donc, de façon quasi décomplexée, une activité d’abord lucrative où maires et députés courent au plus offrant, pouvant être élus pour un parti et en changer durant leur mandature. Les partis, entend-on souvent, sont des entreprises électorales ; leur durée de vie est de quelques années et ils sont à peu près dépourvus d’ossature idéologique affirmée – l’éventail des grands partis ne proposant que des variations plus ou moins autoritaires et bigotes au néolibéralisme.

Au total, loin du lieu commun qui consiste à qualifier le pays d’Estado fallido (État en déliquescence), l’État guatémaltèque est, à la vérité, d’une redoutable efficacité pour ceux qui le servent et s’en servent. Si la guerre civile en a constitué une version antérieure, ouverte et brutale comme l’étaient les conflits au temps de la guerre froide, la lutte de classes qui en constituait la clé... se poursuit encore. Vingt ans après la signature des accords de paix, la violence policière et militaire est volontiers la réponse de l’État aux manifestations contre les projets miniers... et la moyenne annuelle de morts violentes est supérieure, en temps de paix, à celle qu’a connu le pays durant la guerre civile.

« Un néocolonialisme où il n’y a pas besoin de troupes » [23]

Si les manifestations ont réussi à mobiliser durant quatre mois des foules de citoyens, c’est en partie en raison du rejet partagé qu’elles portaient : celui de la corruption, en particulier des élus (maires, députés, président). Néanmoins, çà et là, des pancartes dénonçant le rôle de l’ambassade étatsunienne dans cette crise ont montré la conscience de ce problème d’une partie des citoyens. Il faut dire que, en 2014, un travail mémoriel avait eu lieu à l’occasion des anniversaires de la Révolution d’octobre 1944 et du renversement du président Jacobo Árbenz Guzmán par un coup d’État militaire orchestré par la CIA et l’ambassade étatsunienne, en 1954. La figure du héros déchu a d’ailleurs un peu plané sur ces manifestations et le souvenir de l’ingérence étatsunienne a éveillé des inquiétudes.

Pourtant, en exigeant notamment une réforme de la loi électorale et des partis politiques, la mobilisation citoyenne a paru, un temps, rejoindre les intérêts des États-Unis, dont le rôle dans la crise politique en cours ne fait aucun mystère, leur implication ayant surtout de clairs motifs économiques et géostratégiques. Pour le comprendre, il faut revenir en arrière. En novembre 2014, était dévoilé, à la Banque inter-américaine de développement, le PAPTN, conçu selon un « processus opaque et excluant […] favorable aux projets des secteurs privés entrepreneuriaux », d’après une étude de l’Institut centre-américain des études fiscales (Icefi). Prévu pour se déployer au Guatemala, au Honduras et au Salvador, trois pays minés par la violence, la corruption et le narcotrafic, il doit mobiliser plusieurs milliards de dollars. À cela, quatre objectifs majeurs annoncés : dynamiser le secteur productif grâce à l’investissement public dans les infrastructures (énergie et transports), développer le capital humain (éducation), améliorer la sécurité citoyenne et l’accès à la justice et fortifier les institutions (donc les finances publiques). Les États partenaires doivent donc garantir, par un assainissement structurel, l’efficacité des financements — donc lutter contre la corruption, l’impunité et le narcotrafic — ainsi que renforcer les appareils judiciaire et fiscal, préalables indispensables pour dégager des fonds. Officiellement, il est question de « créer des opportunités de travail », « faciliter le commerce régional », « attirer l’investissement privé » et « l’investissement étranger direct » en « minimisant leur coût fiscal » [24]

Confrontés à la question migratoire, les États-Unis ont intérêt à l’accomplissement d’un plan se proposant de lutter contre le chômage de masse. Se pose aussi la question d’une lutte contre le narcotrafic, dans laquelle le pays a déjà engagé des dizaines de millions de dollars depuis des années, notamment, depuis 2013, pour la formation des forces de sécurité guatémaltèques spécifiques. En jeu, les intérêts étatsuniens d’une plus grande stabilité régionale, car l’anomie politique et les problèmes de migrations, de circulation d’armes, de gangs et de narcotrafic ont atteint des proportions telles que les États sont dépassés... et mêlés à ces sales affaires.

Surtout, il faut comprendre les discrètes manœuvres des États-Unis, via leur ambassade, selon un enjeu géostratégique dans la région, où la présence croissante d’intérêts économiques et militaires russes et chinois a de bonnes raisons d’inquiéter. Car, comme le résume l’écrivain Mario Roberto Morales, « [t]out ceci [les manifestations populaires] obéit réellement à la grande stratégie impliquée par le Plan de l’alliance pour la prospérité dans le triangle nord, un plan des États-Unis non seulement destiné à contenir l’influence chinoise au Nicaragua avec le grand canal interocéanique qu’ils y construisent et l’influence russe qui est au Costa Rica et au Nicaragua ; mais c’est aussi la manière de militariser la zone pour sécuriser les investissements du capital corporatif transnational dans cet espace de l’Amérique centrale »  [25].

L’importance économique et géostratégique de ce plan, lui-même rejoignant d’autres accords économiques [26], a inclus et doit inclure l’extension, sous couleur de coopération et de conseil, de formes diverses d’ingérence. C’est ce qu’a mis en évidence, de façon anecdotique, le financement par l’ambassade des États-Unis de techniciens du département d’État afin de faire passer au détecteur de mensonges des fonctionnaires guatémaltèques voués à remplacer ceux qui, corrompus, sont tombés dans l’affaire susmentionnée IGSS-Pisa. Le soulignent également, entre autres, le vote par le Sénat étatsunien du financement d’une commission contre l’impunité au Honduras ou le déploiement d’une force militaire étatsunienne dans ce même pays. Dans la continuité du vote du financement, à hauteur de 675 millions de dollars, du PAPTN (soient deux tiers de la somme demandée par le président Barack Obama), le Sénat a annoncé qu’au minimum 2 millions de dollars allaient être mis à disposition « en tant que contribution des États-Unis à une commission internationale contre l’impunité au Honduras, au cas où une telle commission serait établie ».

Cette initiative a d’ailleurs vu le jour tout récemment, lorsque Luis Almagro, secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA) a annoncé le 28 septembre la création de la Mission de soutien contre la corruption et l’impunité au Honduras (Maccih) [27], sous mandat de l’OEA et non de l’ONU. L’initiative répond aux intérêts à la fois du peuple hondurien, qui avait demandé la création d’un équivalent à la Cicig après qu’eut éclaté un scandale de corruption lié à la Sécurité sociale, ainsi qu’aux intérêts étatsuniens. Seul manque le Salvador, dont le président se refuse à une telle commission, mais qui devra certainement plier tôt ou tard. En dernière analyse, comme l’énonce le site El Socialista centroamericano, « l’intelligentsia de la classe moyenne, les ONG et autres naïfs oublient que la Cicig est un organisme créé et impulsé par l’impérialisme nord-américain et l’Union européenne pour garantir le bon fonctionnement des institutions de l’État bourgeois au Guatemala. »  [28].

Une oligarchie renforcée ?

Le Cacif, dès le début de la crise, conscient de la portée de la demande populaire, avait tenté de contenir le mouvement. C’est pourquoi, dès qu’a éclaté l’affaire la Línea, l’organisation du grand patronat a demandé et obtenu la démission de la vice-présidente. Mais, tout en voulant calmer l’aspiration populaire en obtenant la démission de Mme Baldetti [29], le Cacif a aussi maintenu son soutien au président, supposé garant d’une relative stabilité. Mais, lorsque le 21 août est rendu public l’enregistrement de la Cicig prouvant qu’Otto Pérez Molina était à la tête du réseau la Línea, le Cacif demande sa démission. Acculé par les manifestations hebdomadaires, lâché par le Cacif, le président vit ses derniers jours de chef d’État. Dans l’une de ses dernières interventions, il déclare à la télévision : « il n’y a pas une "Ligne" ; il y en a deux ! Et, jusqu’à présent, est apparue celle qui reçoit, mais pas celle qui paye » (discours présidentiel télévisé du 23 août), rappelant que, si les corrompus sont désormais connus... les noms des corrupteurs (entreprises et personnes privées : en tout une centaine de noms serait concernée) n’ont toujours pas été révélés par la Cicig, qui avait pourtant promis de le faire dès avril.

Or, là se trouve un des enjeux majeurs d’une crise politique dont l’échec aura consisté à destituer des pantins corrompus, à défaut de s’orienter contre leurs ventriloques de l’oligarchie, c’est-à-dire faute de s’être convertie en lutte de classe. Car la deuxième « Ligne » dénoncée par le président, celle des corrupteurs, est constituée d’entreprises liées aux activités d’import-export et voulant échapper à l’impôt. Or, ce type d’entreprise appartient à divers membres de l’oligarchie, dont le Cacif est le lobby principal.

Comme ses voisins d’Amérique Centrale, le Guatemala est historiquement un pays de très faible niveau d’imposition [30], effet d’une action organisée de l’oligarchie pour que l’État favorise l’accumulation du capital et, au besoin, socialise les pertes. Comme l’analyse un chercheur de l’Icefi dans un livre paru cette année [31], un des « objectifs des élites centre-américaines a constitué à influencer et manipuler la politique fiscale pour pourvoir aux frais de son expansion, de sa transformation ou de sa modernisation, afin de s’insérer avec les conditions les plus avantageuses possibles au sein de l’économie mondialisée, dans les meilleurs cas. Dans d’autres cas, lorsque les élites centre-américaines ont subi des pertes, elles ont cherché à manipuler la politique fiscale afin d’y pourvoir avec les ressources publiques, trop de fois issues de régimes fiscaux régressifs ». À tel point que la secrétaire d’État Hillary Clinton, guère marxiste-léniniste, pouvait déclarer en 2011, lors de l’annonce d’un prêt de 40 millions de dollars contre le narcotrafic, que « les riches de chaque pays doivent payer des impôts justes ; ce n’est pas aux pauvres de financer la sécurité »  [32].

Plus encore que les faits de corruption ou détournements des ressources de l’État de plus ou moins grande envergure, c’est la fiscalité qui explique à la fois la médiocrité des infrastructures, de l’éducation, des équipements de santé, de la justice, de la police – et toutes leurs gravissimes conséquences. Or, si divers inculpés font partie de l’élite et devraient être condamnés, la crise politique risque de s’avérer un échec pour n’avoir pas su définir l’ennemi et s’attaquer aux structures mêmes du système économique et politique d’un pays parmi les plus inégalitaires du continent.

Le soutien des États-Unis au renforcement institutionnel des États centre-américains dans le cadre du PAPTN n’apporte, de fait, aucune menace structurelle à la domination de l’oligarchie. Pour cette dernière, elle appelle seulement à penser une nouvelle stratégie dans ses rapports à l’État, qui ne constitue qu’un moment dans une continuité historique où « la question n’est pas si l’État a disparu, mais bien plutôt le type d’État que le contexte de la mondialisation est en train de créer », explique Aaron Schneider dans Construcción del Estado y regímenes fiscales en Centroamérica. Il précise aussi que l’initiative du bassin des Caraïbes ou l’accord de libre-échange d’Amérique centrale, qui ont ouvert l’accès aux marchés étatsuniens, ont conduit « les entreprises d’Amérique centrale à s’intéresser aux nouvelles activités d’exportation et attiré dans la région les investisseurs des États-Unis et des tiers pays, fomentant la création et le renforcement des élites émergentes qui ont pu s’allier avec eux pour avancer dans les processus de production transnationale »  [33].

D’après le journaliste Luis Solano, « [l]e rôle central [dans la conduite du Plan Alliance pour la prospérité] revient à la Fondation pour le développement (Fundesa), le principal think tank de l’élite entrepreneuriale guatémaltèque [lié au Cacif, ndr] et lien principal avec les think tanks étatsuniens (...) [L]’incidence du secteur entrepreneurial dans la conduite du Plan Alliance pour la prospérité, sous influence des think tanks des États-Unis et du Guatemala, est déterminante » [34] à la question de la sécurité. Au fil de la journée, dans le cadre de laquelle était intervenu l’ancien maire de New York connu pour sa politique de la « main dure », Rudy Giuliani, il fut question de renforcement de l’État en matière de justice, de sécurité et d’éducation, mais aussi de transparence et de lutte contre l’impunité.

Dans ce contexte, les intérêts du grand patronat convergent avec les exigences de réforme de la société civile, en particulier la réforme de la loi électorale et des partis politiques (LEPP), devant donner une indépendance réelle au Tribunal suprême électoral, éviter la migration de parti à parti durant une même mandature ou permettre une transparence réelle des financements de partis ou du patrimoine des élus. Le président du Cacif, Jorge Briz Abularach, a d’ailleurs déclaré : « Le sens de faire aujourd’hui une réforme politique, c’est de répondre à l’appel des Guatémaltèques à mettre fin à une structure de clientélisme dans le système des partis politiques au Guatemala. Toute réforme doit tourner autour de mesures spécifiques et concrètes qui assurent la transparence et le renforcement de la démocratie » [35]. C’est que, engager un grand ménage dans les institutions publiques, surtout en matière de lutte contre la corruption, de justice et d’efficacité fiscale, convient aux intérêts de l’oligarchie. Outre qu’elle offre les garanties attendues par les États-Unis pour le financement du Plan Alliance pour la prospérité, elle encouragerait une chasse aux corrupteurs et corrompus qui, à terme, pourraient former une nouvelle élite économique, enrichie par la mise à sac de l’État et les conflits d’intérêt non-pénalisés, et qui pourrait représenter une menace à ses intérêts bien gardés.

Joe Biden énonçait que le PAPTN a pour objectif d’« aider l’Amérique centrale à devenir partie prenante de l’essor remarquable que connait l’hémisphère Ouest - et non pas une exception à la règle » [36]. Mais la vérité est à chercher plus sûrement sous le discours de Jorge Briz, selon qui il s’agit de « convertir la région en un pôle de développement, qui encourage les meilleures potentialités que possède chaque pays en particulier ». Un discours qui, exprimé d’une façon plus limpide par Aaron Schneider, se traduit ainsi : « avec des bas coûts de main d’œuvre et la proximité géographique, les pays d’Amérique centrale se sont convertis en zones franches, important les matériaux pour l’assemblage et la réexportation, souvent en direction des États-Unis. Les entreprises de la région ont identifié des opportunités dans les processus transnationaux, qui incluent la manufacture d’assemblage pour l’exportation, l’agriculture non traditionnelle, le tourisme et les services financiers et autres services, en plus d’absorber les envois d’argent [remesas] des Centre-Américains qui vivent hors de l’isthme mais envoient de l’argent aux leurs. » [37]. Et c’est un fait que l’élite guatémaltèque se prépare au lancement de ce plan régional. Ainsi, le 9 octobre 2014, Fundesa consacrait son annuel symposium [38]

Tel est l’objectif 2.10 du PAPTN, prévoyant la création de « zones économiques spéciales où l’on offrira un traitement différencié aux nouveaux investissements ». Objectif dont la réalisation ressemble à l’action autoritaire de l’État ces trois dernières années, qui a militarisé sa réponse aux mobilisations contre les mégaprojets capitalistes, notamment miniers, et les a criminalisées, tout en créant des zones franches « avantageuses ». C’est dire que l’Icefi a raison de s’inquiéter de ce que « les grandes lignes de ce plan ne se proposent pas d’agir pour que dans le Triangle Nord soient atteints des standards pour assurer l’accès à un travail décent, avec une rémunération juste, une couverture et des prestations de sécurité sociale » [39]. En décembre 2014, le président Pérez Molina inaugurait trois zones franches où les salaires étaient abaissés à 1500 Quetzales par mois (en deçà, donc, du minimum légal de Q2600, déjà faible) [40]. Précédemment, il s’en était fallu de peu que le Honduras voisin essuyât les plâtres du rêve anarcho-capitaliste de « villes libres » [41]. Mais le même péril libéral-libertarien continue à tourner au-dessus de la région. Et le mandat du nouveau président du Guatemala, Jimmy Morales Cabrera, acteur comique populaire et sans aucune expérience de la politique (il doit sa victoire précisément au fait d’être quelqu’un de « vierge » de toute corruption), entouré d’ex-militaires, d’oligarques et de libertariens, pourrait représenter un pas en avant, à mi-chemin de l’anarcho-capitalisme et de l’autoritarisme militaire.

Élu dimanche 25 juillet haut la main (près de 70 % des scrutins, malgré un taux d’abstention dépassant les 50 %), sa victoire est très probablement due, davantage encore qu’à sa popularité, à sa virginité politique (n’ayant exercé aucune fonction, il ne peut être corrompu) et au rejet marqué de la corruption qu’ont accusé les manifestations populaires. Sa campagne, d’ailleurs, a largement insisté sur la volonté de lutter contre la corruption. Reste à voir ce que peut faire un président dont le parti ne dispose pas d’appui au Parlement et qui devra donc négocier des alliances. Lorsque les intérêts du grand capital et de l’oligarchie sont menacés, l’armée n’est jamais loin. Elle en a fait très souvent la démonstration à travers l’histoire centre-américaine et le coup d’État au Honduras en 2009 l’a assez rappelé, de même que la tuerie de manifestants indigènes de Totonicapán (Guatemala) en octobre 2012. Le terrorisme d’État demeure un ressort réel, derrière les faux-semblants de république parlementaire et la farce de la « démocratie libérale », cet oxymoron.

La lutte des classes n’aura pas lieu

Semblable à la surprise que causèrent les Printemps arabes, le soulèvement de foules de citoyens contre la corruption a provoqué un enthousiasme et une admiration qui ont excédé les frontières nationales [42]. Pour le pays, qui semble n’exister dans la géographie mentale de la presse que pour ses taux d’homicide extrêmement élevés, ces manifestations ont été l’occasion de renverser le sentiment de dépossession politique. Mais, passé le temps de l’ivresse et des démissions, le bilan se pose, alors que le pays vient d’élire un nouveau président... dont le profil des collaborateurs laisse à penser que l’action politique de la nouvelle mandature ressemblera à la précédente.

Comme le résume l’éditorial de Plaza Pública paru à la veille du second tour de la présidentielle, « le Guatemala a changé... mais pas nous [les Guatémaltèques] ». Car, si le Guatemala a été traversé depuis des années par de profondes mutations économiques, sociales, politiques, qui vont y compris jusqu’à favoriser l’émergence de nouvelles élites devenant menaçantes pour l’oligarchie établie, « dans quelle mesure a changé également la façon que nous avons de penser et voir les choses ? Selon le Projet d’opinion publique en Amérique latine, entre 2012 et 2014, le nombre de Guatémaltèques qui croient que l’État ne doit pas réduire l’inégalité entre riches et pauvres a augmenté de 7 %. Quelque 66,2 % pensent qu’il doit le faire. Le chiffre le plus bas de l’étude, si l’on excepte les États-Unis, le Venezuela et le Panama. Se sont également approfondis notre passion autoritaire, notre mépris pour la démocratie et ses institutions et notre intolérance politique » [43].

Si les manifestations ont souvent exigé des réformes, elles ont surtout été orientées contre certaines « figures du mal » et des maux du pays : les deux figures principales de l’exécutif (la vice-présidente Baldetti et le président Pérez Molina), les députés, le candidat à la présidence Manuel Baldizón, favori au début de l’année... et qui n’a pas accédé au second tour, se rendant pathétique en recourant au Tribunal suprême électoral [44]. Ce faisant, même si le mouvement populaire a contribué amplement à la fois à redonner une fierté populaire bafouée et à politiser un grand nombre de citoyens, il a échoué à constituer en ennemi la classe qui est à la source des maux du pays : l’élite économique, c’est-à-dire l’oligarchie traditionnelle et une classe croissante issue de négoces licites et illicites, qui a émergé depuis le processus de démocratisation du pays, puis la paix. Un ensemble social pluriel, dont il reste à déterminer dans quelle mesure il a su organiser une conscience de classe et une stratégie de cohésion pour affronter l’ancienne élite oligarchique, ou s’y intégrer. Et c’est peut-être un des enjeux clés du maintien de la Cicig et du PAPTN, que de constituer un outil de lutte entre élites émergentes et élites établies.

Dans l’immédiat, les quatre mois de manifestations paraissent donc un échec politique et stratégique, même si l’adoption éventuelle de certaines réformes pourrait en limiter la gravité, voire apporter de superficielles améliorations structurelles (réformes). En outre, si les organisations indigènes et rurales se sont jointes au mouvement, celui-ci a d’abord eu pour moteur une classe urbaine, éduquée et métisse (les Ladinos), traditionnellement raciste à l’encontre des indigènes et qui ne rejoignent pas ceux-ci dans leurs luttes contre le grand capital, en particulier contre les mégaprojets miniers. Cette ligne de fracture d’un racisme profond, historiquement et culturellement enraciné, marque une division caractéristique du pays et un frein politique à la convergence des revendications. Il est possible – et même souhaitable – que ces mois de débats, de rencontre, de circulation d’idées, auront éveillé de nombreux esprits, engendré des initiatives de solidarité, permis de faire fleurir diverses actions insufflant de la politique dans son sens le plus littéral, serait-ce à une échelle locale. À titre d’exemple, dans la seconde ville du pays, Quetzaltenango, les mobilisations qui dénonçaient aussi la très corrompue administration municipale de Jorge Rolando « Mito » Barrientos ont réussi à mettre celui-ci en échec pour un quatrième mandat.

Mais les maux qui frappent le pays sont nombreux, profonds et, avec le temps, ont fini par devenir un écheveau complexe que le cancer généralisé de la corruption aggrave. La puissance croissante du narcotrafic, d’une bureaucratie et d’une fonction publique corrompues à tous les niveaux, l’extrême violence de la délinquance (dans un pays où, après la guerre, des dizaines de milliers d’armes sont en circulation et où l’on peut acquérir un pistolet au marché noir pour quelques dizaines de dollars), la puissance politique des élites, la faiblesse organisée des ressources fiscales de l’État et une souveraineté nationale délibérément affaiblie : voilà les maux qui affligent le pays.

À ce stade des événements, il est impossible de dire si le mouvement aura été essentiellement l’éclatement d’une révolte d’« indignés » sans suite ou bien s’il y a là le ferment de mouvements futurs réellement marqués par une pensée idéologique et une stratégie politique. Mais il est certain que, dans un pays où le vote des misérables s’achète contre quelques tôles ondulées, t-shirts ou sacs de nourriture, et où les partis renfloués par le blanchiment d’argent ou l’appui de l’oligarchie peuvent convoyer ceux-ci par bus entiers jusqu’au bureau de vote, l’adversité semble trop forte pour tout mouvement réformiste et légaliste. À plus forte raison encore, en l’absence de figures charismatiques capables d’incarner et cristalliser les aspirations de la multitude.

Le rapport de forces étant nettement favorable aux élites – oligarchiques et émergentes –, l’avenir semble plutôt pencher de ce côté que de celui des aspirations exprimées dans la rue. Surtout, la sociologie des manifestants, essentiellement urbaine, éduquée, occidentalisée, pourrait continuer de se montrer indifférente au sort des ruraux (en majorité indigènes au Guatemala) et à l’aggravation de ses conditions d’existence, à la source de la plupart des maux. Sans prétendre dire ici la vérité, toute la vérité, au sujet de cette crise politique passée presque totalement inaperçue en France, nous tâcherons dans les mois à venir d’y apporter quelques éléments d’interprétation à travers des entretiens. Car, en analysant les événements qui s’y sont déroulés, l’objectif est moins d’ajouter un surcroît d’« information » à un Internet qui en surabonde que de comprendre les enjeux réellement universels de la lutte politique dans ses rapports à l’État, des erreurs stratégiques d’autres mouvements, de la lutte de classes et des stratégies de l’oligarchie. Au-delà de ses nombreuses particularités irréductibles, le Guatemala est un cas d’école de violence historique de classe et de néolibéralisme, éclairant en ceci les enjeux des luttes du temps.

Mikaël Faujour pour Ballast

Revue Ballast, 2 novembre 2015

Notes

[1Guatemala, Honduras et Salvador sont communément réunis sous l’appellation de « Triangle Nord (de l’Amérique centrale) ».

[2Le financement pluripartite prévoit une participation de la Banque Interaméricaine de Développement et des États-Unis d’Amérique. D’un montant de 5 milliards de dollars (un milliard par an), ce financement représente 20 % du total, le reste revenant aux partenaires centraméricains : les gouvernements, la banque multilatérale de développement et le secteur privé entrepreneurial

[4Superintendencia de la administración tributaria, (SAT).

[5Il s’agissait du « réseau Moreno », du nom d’Alfredo Molina Moreno, qui le chapeautait. Celle-ci était constituée d’anciens militaires de haut rang (généraux et colonels), magistrats du ministère public, avocats, notaires, comptables, policiers, etc.

[6La vie de M. Monzón, ex-militaire renvoyé de l’armée, est émaillée de faits de délinquance et de corruption. En moins de trois ans, sa fortune a dépassé les Q20 millions (environ 2 millions d’euros), incluant véhicules de luxe et biens immobiliers. Lire à ce sujet « La fortuna de Juan Carlos Monzón », enquête El Periódico, 6 octobre 2015.

[7Comité des associations commerciales, industrielles et financières (Cacif). Constituée des représentants du grand capital, ce lobby jouit d’un pouvoir consultatif et décisionnaire central dans la vie politique et économique du Guatemala. Il est comparable au Medef en France.

[8« Pérez apuesta por depurar gabinete frente a críticas », Paola Albani, Siglo 21, 16 mai 2015.

[99. Lire à ce sujet « Luis Mendizábal y la boutique de las conspiraciones », Sebastián Escalón, Plaza Pública, 24 mai 2015.

[10Le scandale rendu public par la Cicig conduit à l’arrestation de seize membres du conseil d’administration de l’Institut guatémaltèque de Sécurité sociale (IGSS). En cause : un contrat frauduleux de 116 millions de quetzales avec l’entreprise PISA ayant entraîné la mort de 15 patients. Celle-ci a obtenu le contrat à la condition de payer une commission de 15 ou 16 % aux fonctionnaires de la Sécurité sociale.

[11Solidarité de classe oblige, le Cacif a émis le 21 mai un communiqué selon lequel ses représentants au sein des diverses institutions ont toujours été choisis d’après leur comportement éthique. La Chambre de l’agriculture, le jour suivant, a rappelé les charges exercées par Max Quirín, au sein de diverses institutions du commerce du café, nationales et internationales. Le 23 mai, l’Association des exportateurs de café (Adec) a publié à son tour un communiqué louant la probité de M. Quirín. Tous convergent en une défense de son innocence et en appellent à un exercice de la justice responsable et sérieux. Source : « Caso IGSS : se tocó al poder económico », CMI Guate, 23 mai 2015.

[12Pour les grandes lignes de l’affaire, consulter la fiche Wikipedia Caso Redes en Guatemala.

[14#NoTeToca, soit #CestPasTonTour, en réaction à son slogan de campagne Guatemala, te toca (soit « Guatemala, c’est ton tour »).

[16Le 4 mai, la juge Carol Patricia Flores, qui s’était montrée favorable à l’ancien général Efraín Ríos Montt lors de son procès pour génocide, est mise en cause par la Cicig pour enrichissement illicite.

[17Le 4 mai, la narcotrafiquante Marllory Chacón Rossell, dite « la Reine du Sud », en procès en Floride, signale des liens avec Roxana Baldetti et le financement, avec de l’argent du narcotrafic, de la campagne présidentielle de 2012 du Parti patriote au pouvoir de 2012 à 2015. Les liens avec l’argent du narcotrafic ont été signalés par ailleurs, en particulier d’Otto Pérez Molina avec le parrain Joaquín « El Chapo » Guzmán : « Otto Pérez recibió soborno de « El Chapo », también lo traicionó », Gladys Ramírez, Guatevision.com, 8 septembre 2015. L’ex-président avait également reconnu en 2007 avoir été en relation avec les frères Mendoza, eux aussi narcotrafiquants au cœur d’une structure démantelée par la Cicig : « El final del proyecto político del Partido Patriota », Martín Rodríguez Pellecer, Nómada. 17 avril 2015.

[18« Alejandro Maldonado : el anticomunista prudente », Sebastián Escalón, Plaza Pública, 12 octobre 2015.

[19Classé 115e (sur 175 pays) par Transparency International en 2014, selon son indice de perception de la corruption. Source : https://www.transparency.org/country/#GTM

[20Déclaration de Thelma Aldana, à l’occasion d’Enade 2014.

[21Mario López Estrada, propriétaire de la compagnie téléphonique Tigo, faisait son entrée le 2 mars 2015 dans le classement des 290 nouveaux riches dont la fortune personnelle excède le milliard de dollars. Source : « El primer centroamericano en la lista de « billonarios » es guatemalteco », Otto Ángel, Guatevision.com, 3 mars 2015.

[22Déclaration de Thelma Aldana, à l’occasion d’Enade 2014.

[23« Il y a une nouvelle forme de colonialisme, où il n’y a pas besoin de troupes ou de manœuvres militaires. Il suffit de désorganiser, de fomenter la conflictivité dans un pays pour le placer dans une situation telle que celle que nous traversons ou telle que celle du Honduras depuis un moment », Gustavo Porras, interview pour Plaza Pública (« EE.UU. y su nueva forma de colonialismo en la que no hay necesidad de tropas »), 17 juin 2015.

[25« ¿Una revolución de colores ? », La Hora, 18 septembre 2015.

[26Citons en particulier l’Alliance du Pacifique. Lire « La Alianza del Triángulo Norte ¿Acaso hay agenda oculta ? », Javier Suazo, ALAI.net, 24 février 2015, et « Le libéralisme revient en force en Amérique latine », Anne Denis, Slate.fr, 5 janvier 2015.

[27Mission de soutien contre la corruption et l’impunité au Honduras (Misión de Apoyo contra la Corrupción y la Impunidad en Honduras).

[28« GUATEMALA.- ¡¡Que renuncie YA el gobierno del Partido Patriota !! », El Socialista centroamericano, 29 avril 2015.

[29Il faut, pour s’imaginer ce qu’a représenté la vice-présidente Baldetti Elías, concevoir une personne dont l’amour pour l’argent et le luxe, l’arrogance, le parler vulgaire et l’omniprésence exhibitionniste médiatique combinent ces aspects que les Français ont connu chez Nicolas Sarkozy, Rachida Dati et Nadine Morano tout à la fois.

[30Les impôts représentaient, d’après l’OCDE, un peu plus de 10 % du PIB du Guatemala en 2010 et, d’après la Banque mondiale, 10,8 % en 2012. Une relative constante historique. À titre indicatif, l’imposition moyenne des 30 membres de l’OCDE était de 35,9 % du PIB en 2005 et celle de la France de 44,2 % en 2006.

[31 Política fiscal : expresión del poder de las élites centroamericanas , Icefi/Center for Latin American & Latino Studies, éditions F&G, février 2015, p. 12.

[33 Construcción del Estado y regímenes fiscales en Centroamérica , Aaron Schneider, éditions F & G, avril 2014, pp. 58-59.

[34« Un proyecto de la elite empresarial », Luis Solano, Plaza Pública, 6 mars 2015.

[35« CACIF : Proyecto de reformas a Ley Electoral no resuelve la crisis », Virginia Contreras, La Hora, 21 octobre 2015.

[36A Plan for Central America, tribune de Joseph R. Biden, Jr., dans New York Times, 29 janvier 2015.

[37Construcción del Estado y regímenes fiscales en Centroamérica, op. cit., p. 24.

[38Rencontre nationale des entrepreneurs, 2014 (Encuentro nacional de empresarios – ENADE 2014).

[41Lire à ce sujet « Villes privées dans la jungle », Maurice Lemoine, Le Monde diplomatique, juin 2011 ; « Honduras : Le paradis néolibéral des « villes modèles » ne verra pas le jour », Guillaume Beaulande, Le Monde diplomatique, 29 novembre 2012 ; « “Libertarios” están detrás de “ciudades modelo” », ElHeraldo.hn, 18 septembre 2012 ; « Los libertarios capitalistas y la nueva colonización de Honduras », Otramérica, 2 août 2012. Sans surprise, les fanatiques du site Contrepoints, qui vivent face aux idées davantage que face au réel et ignorent tout du Honduras, se sont enthousiasmés pour le projet : « Villes libres au Honduras », 19 janvier 2011, et « Le Honduras lance le Hong Kong du 21e siècle ». Lire aussi « Los libertarios capitalistas y la nueva colonización de Honduras », Otramérica, 7 septembre 2011.

[42Les manifestations ont provoqué un écho régional et des commentaires élogieux des pays voisins : le Mexique, le Salvador, le Honduras, où des citoyens ont défilé pour demander l’installation d’une commission anti-corruption sur le modèle de la Cicig. Cela a été particulièrement fort au Honduras.

[43« #GuateYaCambió (pero nosotros no) », éditorial de Plaza Pública, 24 octobre 2015.

[44Manuel Baldizón, dont la richesse est d’autant plus suspecte que le département dont il vient (Petén) est un couloir d’accès du narcotrafic, a multiplié les irrégularités et violations à la loi, notamment – comme les autres candidats – en faisant campagne hors de la période légale, s’est ridiculisé en dénonçant de possibles irrégularités au scrutin et en faisant appel au Tribunal suprême électoral. Outre l’implication démontrée par la Cicig de son vice-président Edgar Barquín dans le blanchiment d’argent au profit du parti qu’il dirige, Lider, des témoignages photographiques démontrent que son parti a affrété des bus pour convoyer des misérables depuis des zones reculées pour voter en sa faveur, en l’échange de biens matériels. Des enregistrements audio témoignent de ce qu’il a encouragé ce type de pratiques sur le terrain de la part des élus de son parti.

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site