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14 avril 2015

Forum International l’Émancipation et l’Égalité

« Amérique Latine et Europe dans un miroir » Alvaro García Linera, Vice-Président de la Bolivie

par Alvaro García Linera*

 

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Que se passe t-il en Amérique Latine dont nous, de manière sincère,
pourrions parler, communiquer, informer l’Europe ?
Et que se passe t-il en Europe que nous pourrions
recueillir en Amérique Latine ?

Alvaro García Linera


Vidéo en esp et transcription en fr

Álvaro García Linera dans le Forum International l’Émancipation et l’Égalité
(Vidéo en espagnol)

Très bonne soirée à tous. Un salut affectueux, respectueux, à toutes les personnes qui sont présentes dans ce beau théâtre d’un, deux, trois, quatre, cinq étages. Aux compagnons qui sont là-haut, un grand salut. Je veux saluer les compagnons qui sont aussi dehors : on me dit que dehors, il y a plusieurs milliers de personnes devant l’écran. Je veux saluer Diego (Tatián), Ignacio (Ramonet), Iñigo (Errejón), Ricardo (Forster), qui nous accompagnent autour de cette table. Et avant tout, partager l’émotion de cette rencontre avec des personnes telles que les Mères de la Place de Mai, qui représentent la mémoire et la dignité des années 70 et des années 80. Et avec cette jeunesse pleine de ferveur, que nous avons vue défiler en Bolivie le 22 janvier quand le président Evo a de nouveau accédé à la Présidence. A cette occasion, nous avons vu beaucoup de jeunes argentins avec des drapeaux qui venaient nous rendre visite. Nous nous sommes alors sentis en Argentine. Et ici je me sens en Bolivie. Merci beaucoup pour votre affection, merci beaucoup pour votre accueil.

A propos du dialogue Europe-Amérique Latine. Que se passe t-il en Amérique Latine dont, d’une manière sincère, nous pouvons parler, communiquer, informer l’Europe ? Et que se passe t-il en Europe que nous pouvons recueillir en Amérique Latine ? Il ne s’agit pas de copier des recettes, aucun peuple n’est semblable à un autre, aucune expérience historique n’est semblable à une autre, il n’y a pas une seule route, il n’y a pas une formule que nous devons tous imiter. Ce qui existe ce sont des expériences partagées. Des situations qui enrichissent l’expérience de l’autre. Des expériences de l’autre qui améliorent la compréhension de notre propre expérience. Et je souhaite dialoguer avec l’Europe à partir de l’expérience latinoaméricaine, avec Iñigo (Errejón), avec Podemos, avec Syryza, d’un ensemble de sujets que nous avons traversés, et qui devraient être pris, de quelque façon, en considération par nos collègues. Peut-être ne les traverseront ils pas, et s’ils sont appelés à les traverser qu’ils prennent en considération ce qui ici a été bien fait, ou ce qui ici a été mal fait, afin que là bas ils puissent faire mieux.

Le premier sujet que Diego (Tatián) a soulevé quand il a inauguré ce Forum : le thème de la place. L’importance de la place. Et il mentionnait la Place Murillo [La Paz, Bolivie], la Place de Mai, ici à Buenos Aires, la place à Madrid, la place à Caracas. Les places. Les places comme scènes d’invention d’un nouvel ordre, d’espoir, d’idées. De nouveaux types d’organisation. C’est un sujet fondamental pour l’Amérique Latine et pour le monde. Nous avons tous traversé de longues périodes de régimes de démocratie représentative, formation de partis, campagnes électorales, élections de gouvernants. Et après un certain temps, nous sentons gênés par les gens qui gouvernent, indignation, scepticisme, désespoir, malaise, angoisse et résignation personnelle.

Ce qui est nouveau en Amérique Latine, et je crois que ce qui est nouveau dans la floraison de la démocratie réside, non dans la négation des processus de démocratie représentative - le peuple vote, les gens vont voter et cela fait partie de leur habitude -. Peut-être, ce qui est nouveau, ce qu’est en train d’enseigner l’Amérique Latine, ce que montre l’Amérique Latine, c’est que la démocratie ne peut se réduire uniquement au vote. Que le vote, la représentation, est un élément fondamental de la constitution démocratique des États. Des droits sont garantis, la pluralité est garantie. Mais, en parallèle et de façon complémentaire, il y a d’autres formes d’enrichissement démocratique. Ces formes d’enrichissement démocratique, c’est la place, c’est la rue, c’est la démocratie de la rue, c’est la démocratie plébéienne. C’est la démocratie que nous exerçons à travers les marches, sur les avenues, au sein des syndicats, dans les assemblées, et dans les communautés. On ne peut pas comprendre le processus bolivien sans cette corrélation, sans cette dualité institutionnelle. La formation d’une majorité électorale. La victoire par 54 %, 64 %, 62 %. La majorité électorale qui légitime une proposition, une volonté politique. Mais cette démocratie, ou cette volonté politique, ne pourrait se maintenir, n’aurait pas pu durer face aux coups de boutoir de la droite, des forces conservatrices, des pouvoirs externes, des organisations internationales. On n’aurait pas pu la soutenir si elle n’était pas venue ici accompagnée, enrichie, poussée et défendue par la démocratie dans les rues.

La démocratie de la rue, la démocratie de la place, la démocratie du syndicat, la démocratie des gens réunis pour discuter de leurs sujets, pour protester, pour marcher, pour prendre possession, pour défendre, pour soutenir, c’est l’unique façon par laquelle la démocratie contemporaine peut sortir de ce que nous avons appelé ce « stade fossile » de l’expérience démocratique. Aujourd’hui beaucoup de pays du monde ont des systèmes électoraux, bien sûr que oui. Des systèmes démocratiques, bien sûr que oui. Mais c’est une démocratie fossile. Leurs citoyens apathiques, enfermés dans leurs maisons avec suffisamment de pain et de beurre pour la journée : en quoi interviennent-ils ? Que décident-ils ? Décident-ils du destin de leur quartier ? Décident-ils du destin de leur département ? Décident-ils du destin de leur pays ? Décident-ils des licenciements ? Décident-ils des investissements ? Décident-ils de la croissance de l’économie ? Décident-ils de la répartition de budget pour la santé et l’éducation ? Non, ils ne le font pas. Cela est fait par une minorité, une élite, une caste. L’unique manière par laquelle la démocratie dans le monde peut rajeunir, se revitaliser- pour qu’elle abandonne son état d’institution fossile, répétitive, ennuyeuse et monopolisée par des élites ou des castes- est l’existence, l’énergie et le complément de la démocratie des rues, de la démocratie des organisations, de la force des mouvements sociaux. Qui va défendre la révolution au Venezuela ? Les gens, l’humble, le travailleur, la vendeuse, le commerçant. Dans la rue, dans le quartier, dans la communauté. Qui a défendu le président Evo quand ils nous ont encerclés, quand il y avait un coup d’État, quand il y avait des groupes de mercenaires disposés à nous tuer dans chaque endroit où nous atterrissions ? Les gens. Cette démocratie plébéienne. Cette démocratie de la rue qui garantit un nouveau type de possibilité de gouvernance. La possibilité d’un rajeunissement de cette Europe qui se présente vieillie, et qui à travers Podemos et Syriza a la possibilité d’une reprise et d’un rajeunissement, peut et doit non seulement résider dans des victoires électorales, qui sont décisives, mais doit aussi exister dans un dialogue permanent et dans un renforcement permanent avec l’autre démocratie, la démocratie des marches, la démocratie des mobilisations, la démocratie des syndicats. La démocratie des hommes et femmes touchés par les politiques d’austérité et qui se sentent concernés pour construire un destin commun en sortant dans la rue, en se réunissant avec leurs voisins, en se réunissant avec leurs collègues, en créant un autre type de sociabilité, un autre type de communauté en marche.

Ce qui est nouveau en Amérique Latine, c’est cette dualité institutionnelle appelée « gouvernabilité ». Il y a une gouvernabilité en Amérique Latine si simultanément se combine la force électorale et la force dans la rue. Il y a une gouvernabilité dans les États américains et il y a un renforcement de la dynamique démocratique si simultanément les gens votent en défendant des droits civils et des droits politiques, et si simultanément les gens délibèrent, si les gens participent, si les gens prennent des engagements, si les gens font des propositions à l’État et au Gouvernement dans les enceintes de leurs organisations locales, territoriales, de la rue, de la place, de l’assemblée.

Le deuxième point sur lequel je veux dialoguer avec nos collègues d’Europe, c’est le sujet de l’apparente contradiction entre l’État et l’autonomie. Les gauches doivent-elles poser le sujet de l’État, ou les gauches doivent-elles poser le sujet de la construction autonome d’espaces de liberté, de souveraineté, de créativité, d’émancipation ? Un vieux débat. Faut-il prendre l’État ? Ne court-on pas, le risque que l’État nous prenne nous, et que de révolutionnaires il nous convertisse en conservateurs ? Et si nous laissons l’État : alors nous consacrerons nous à construire les espaces d’autonomie où l’État n’intervient pas ? Je crois que ceci est aussi un débat qui dans l’expérience latinoaméricaine - ici en Argentine, au Brésil, en Équateur, en Bolivie, au Venezuela- a fait un pas de plus. L’État est aussi une autre institution de ce qu’a en commun une société. Est-ce que les droits ne sont pas communs ? Est-ce que la citoyenneté n’est pas une façon de construire un type de communauté de droits culturels, de droits civiques, de droits politiques ? L’État est une forme de communauté. Mais Marx nous a dit, « c’est une communauté illusoire ». Et le révolutionnaire ne doit jamais perdre cela de vue. C’est une communauté, la portée de ce qui est commun, mais elle est aussi illusoire, parce que l’État est aussi monopole. L’État est aussi, par définition, une concentration de décisions. Mais c’est aussi une communauté, ce sont des droits, ce sont des symboles, ce sont des règles, ce sont des conquêtes, ce sont des mémoires, ce sont des institutions construites avec le travail commun des générations précédentes et de cette génération. L’État est une forme du moi collectif. Mais en même temps, si nous avons le fétichisme de l’État comme l’unique scène de ce moi collectif, nous courons le risque de nous séparer ou d’oublier qu’il est un moi collectif en même temps difforme. Parce que bien qu’il soit un moi collectif qui nous unifie tous, c’est un moi collectif qui est concentré sur ses décisions principales par groupes. C’est un monopole. Et la façon de nous vacciner contre cela, la façon de nous vacciner contre cette monopolisation, c’est aussi cultiver des sphères d’autonomie, des structures autonomes de la société, dans des communautés, dans des quartiers, dans des usines, dans des groupes collectifs de production, d’association, de commercialisation. C’est l’un et l’autre. Si nous nous consacrons seulement au cas de l’autonomie, disons que je ne veux rien avec l’État, parce qu’il contamine tout, donc je m’isole avec le groupe, avec ma petite communauté, je peux vivre bien : mais alors le reste des gens ? J’ai abdiqué face aux puissants, qui eux oui, savent administrer de façon monopolistique, abusive et autoritaire ces biens communs pour un usage privé.C’est aussi une forme de lâcheté politique. C’est abdiquer de notre responsabilité avec l’Histoire.

Il faut lutter pour le pouvoir de l’État, mais sans être absorbé par le pouvoir de l’État. Et en même temps que nous nous battons pour conquérir le pouvoir de l’État, qui est simplement une nouvelle corrélation de forces du monde populaire, paysans, indigène, ouvrier, de la classe moyenne, avec la capacité de prendre du pouvoir et d’avoir plus d’influence, il ne faut jamais oublier qu’il faut simultanément renforcer le local, l’autonomie, ce qui diffère de l’État. Alors là, oui on avance avec nos deux pieds. Je construis une société et cela me permet de refléter et rediriger l’État. Nous nous battons pour l’État comme amplificateur de droits, mais nous renforçons simultanément le social et l’autonome pour empêcher que ce qui est en commun s’autonomise, s’aliène, et se retourne contre la société elle même.

C’est un faux débat « Autonomie ou État ». Plus je lutte pour l’État, plus je dois me battre pour l’autonomie de la société. Et plus je lutte pour l’autonomie de la société, plus je dois me battre pour la transformation du pouvoir même de l’État. L’un pour l’autre, l’un en faveur de l’autre.

La volonté. L’espoir. Les politiques d’austérité, de licenciement et de mauvais traitement, que nous avons vécues ici en Argentine, que nous avons vécues en Bolivie, et que les gens commencent à vivre maintenant en Europe : en Espagne, en Grèce, au Portugal, peu à peu en Italie, aussi en France : sont-elles suffisantes pour générer une masse critique capable de se mobiliser face aux puissants ? Non. La pauvreté ne génère pas par elle seule, l’émancipation. La pauvreté par elle seule peut générer le désespoir. Elle peut générer l’isolement. Elle peut générer la frustration. En général c’est ce qui arrive. La pauvreté et le mal-être ne sont pas toujours synonymes de bouillon de culture des processus révolutionnaires. Les processus révolutionnaires peuvent surgir sur le mal-être, sur la pauvreté, sur la baisse de tes conditions de vie, les gens croient qu’il est possible de lutter et que leur lutte donnera un résultat. On ne lutte pas seulement parce qu’on est pauvre : on lutte parce qu’on est pauvre et parce qu’on croit qu’en luttant on peut arrêter d’être pauvre. C’est-à-dire l’espoir. Il n’y a pas de révolution qui n’ait pas été mobilisée à partir d’un espoir, d’une possibilité. L’espoir du changement, l’espoir de que tout cela se termine, l’espoir d’une nouvelle génération, l’espoir qu’on puisse nationaliser, l’espoir qu’il puisse y avoir une assemblée constituante, l’espoir que ces types qui ici se sont enrichis aux dépens de nous, vont tous partir. Un espoir. La clé d’un processus révolutionnaire réside aussi dans la conversion de l’indignation, du mal-être, de la pauvreté, de la précarité en une force collective qui tourne autour d’un espoir, un nouveau sens commun, une possibilité. Dans le cas de la Bolivie, trois furent les espoirs mobilisateurs qui ont surgi de la rue : nationaliser les hydrocarbures, l’assemblée constituante, un gouvernement indigène. Trois possibilités initialement marginales, initialement secondaires, écrasées par le sens commun de globalisation, de privatisation, d’accords partisans qui dominaient la scène des universités, des syndicats, des médias, de la presse. Mais ce qui a émergé des interstices de la lutte et du pouvoir étatique, peu à peu, a pris du corps. Peu à peu a rayonné. Peu à peu a réussi à former une force collective ayant une capacité de mobilisation.

Au fond, une lutte politique est une lutte pour le sens commun, pour les idées force, pour les idées et la force que peuvent mobiliser l’espoir des gens. Les idées force, Iñigo (Errejón), personne ne peut dire les quelles sont elles. Les Espagnols sauront. Leur problème, les Espagnols, n’est pas un problème que nous pouvons connaître, parce que je ne vis pas en Espagne, nous ne connaissons pas l’Espagne. Vous êtes de là-bas. Mais une idée force, un principe d’espoir, c’est ce que nous avons vu dans cette grande marche. C’était une marche d’espoir. Il n’y avait pas de consigne commune : il y avait de l’espoir de ce que tout cela finisse. Voilà la clé.

Vous êtes espoir, la nouvelle génération, cela se voit sur vos visages, jeunes, dans vos discours, dans votre force. La jeunesse est aussi un espoir. L’unité est un espoir. La fin d’un cycle est un espoir. Mais on doit savoir en permanence mettre en marche les sujets de l’espoir. Si l’espoir ne trouve pas sa cohésion… il peut y avoir une grande mobilisation et après les gens peuvent rentrer chez eux, se résigner, revenir à leur vie quotidienne. Les gens vont être disposés à donner leur énergie. Sortir, marcher, c’est de l’énergie. C’est laisser l’enfant à la maison, c’est laisser le travail, c’est arrêter de dormir, c’est arrêter de manger. Et on va le faire une, et une autre et encore autre une fois, parce qu’on croit que cela vaut la peine, que cela va servir à quelque chose. Et si on croit que cela sert à quelque chose, c’est parce qu’on a de l’espoir. Et si on a de l’espoir, nous sommes invincibles. La clé de la révolution réside dans le fait que cet espoir s’étend à un plus grand nombre de personnes. Mais aussi les révolutions, les révolutionnaires, les gens progressistes, nous devons avoir la capacité de nous auto analyser, de nous auto évaluer de manière permanente. En Amérique Latine nous avons déjà presque quinze ans de ce processus extraordinaire et jamais dépassé auparavant de par son rayonnement territorial de gouvernements progressistes et révolutionnaires. Et voilà c’est important que nous, et ce que font d’autres pays, ne perdions jamais la capacité de nous regarder nous-même, d’être autocritiques, et d’évaluer de nouvelles choses que nous n’avions pas vues au début.

Je mentionnerai quatre à cinq sujets très importants qui émergent de l’expérience en Argentine, qui émergent de l’expérience en Bolivie, en Équateur, au Brésil, au Venezuela.

Le premier : faut-il promouvoir l’État ou faut-il favoriser la société ? Si nous concentrons tout dans la volonté de créer une force électorale, une capacité organisatrice et une force institutionnelle, on va rassembler toute sa force pour promouvoir l’État. Cela peut donner de l’efficacité au début, mais cela perd l’aspect vital de la démocratisation de la chose publique. Parce qu’il peut y avoir un bon État, le bon État de bien-être, mais s’il n’y a pas d’action collective, il n’y a pas de mobilisation sociale ayant une capacité d’intervention dans ce qui est public. L’État de bien-être apparaît comme une bonne gestion, d’une élite bien pensante et bien intentionnée, mais pas comme une création de la société elle même. Il faut renforcer le bon État, il faut créer une nouvelle forme institutionnelle qui corresponde à la nouvelle époque, oui ! Mais jamais en fonction du gouvernement, il ne faut jamais arrêter de créer une force sociale, une mobilisation sociale. Parce que c’est seulement là où réside le fait que nous pouvons dépasser l’expérience de ce capitalisme d’État qui a caractérisé les expériences de l’Europe de l’Est. Le capitalisme d’état n’est pas la même chose que le socialisme. Nationaliser n’est pas synonyme de socialisme. Cela aide à créer des biens communs, cela aide à créer des droits communs, mais bien qu’il soit monopolisé [par l’Etat], ce n’est pas une nouvelle société. L’unique garantie d’une nouvelle société, c’est que la société elle-même assume le contrôle de ces mécanismes, le contrôle des décisions. Alors il faut créer l’État et il faut créer une société ; il faut créer une société, avec plus de force, plus d’autonomie, et en même temps de puissantes institutions de l’État.

Le deuxième sujet : économie ou engagement ? La volonté aide à bouger. La volonté et l’espoir sont les principes qu’ Hegel mentionnait toujours pour pouvoir changer le monde. Mais cela a une limite. Il peut y avoir un an de volonté, deux ans d’espoir, trois ans de volonté, quatre ans de sacrifice. Mais si ce sacrifice, cette volonté, ne sont pas accompagnés de résultats pratiques, la volonté aussi se fatigue. Le sacrifice a aussi des limites. C’est une obligation des gouvernements progressistes et révolutionnaires d’avoir la capacité de créer un régime économique soutenable, qui redistribue, générateur de richesse, générateur d’égalité. Ce n’est pas un sujet mineur. La société ne bouge pas perpétuellement. Il n’y a pas d’ascension perpétuelle de la société dans ses mobilisations. Non. La société bouge par cycles : cycles d’ascension, de stabilisation, de descente. Ascension, stabilisation, descente. Et, entre un sommet et l’autre, des mois peuvent passer, des années peuvent passer, ou des décennies peuvent passer. Et, entre un sommet et l’autre, il doit y avoir un régime de stabilité économique, de croissance économique et de redistribution. Quand nous étions dans l’opposition nous ne pensions pas à ces sujets là. Critiquer les néolibéraux, dénoncer leur incapacité, dénoncer la corruption et le vol... cela suffisait. Au gouvernement, nous avons l’obligation de penser la gestion. Dans la mobilisation et l’efficacité, dans la mobilisation et la gestion, dans la mobilisation et la génération de richesse, dans la mobilisation et dans la distribution de la richesse, nous devons montrer que les régimes progressistes et révolutionnaires, nous sommes non seulement plus démocratiques, mais aussi économiquement plus créatifs et plus égalitaires, redistribuant plus la richesse.

Et savez-vous pourquoi ? Parce que nous ne voulons pas, Ignacio (Ramonet), nous ne voulons pas que ce réveil des gauches latinoaméricaines soit un court été. Nous ne voulons faire partie d’un roman d’été. Nous voulons que cela dure longtemps. Nous voulons que cela dure des décennies. Nous voulons que cela dure pour toujours. Et ça, c’est l’économie. Au gouvernement, le poste de commandement se situe dans l’économie. Démocratie et économie. Quand on est dans l’opposition, c’est la lutte démocratique et la construction du sens commun. Quand on est au gouvernement, c’est l’élargissement des espaces démocratiques et la construction d’une bonne économie ayant la capacité de distribuer la richesse et de générer plus d’égalité entre les personnes.

C’est un sujet délicat, je me rends compte, mais c’est un sujet décisif. Je crois personnellement que l’avenir des révolutions en Amérique Latine va se décider dans le domaine économique. C’est là qu’il se définit. Et alors il faut créer une structure économique suffisamment diverse, vaste, démocratique et redistributive. Le socialisme et le communautarisme n’est pas la distribution de la pauvreté. Le socialisme et le communautarisme, c’est la distribution de la richesse, l’élargissement de la richesse distribuée entre les personnes.

Une seule force locale ou une dimension mondiale ? Ici permettez-moi quelques mots sur la République Bolivarienne « sœur » du Venezuela. Je partage le point de vue exprimé par le compagnon (Ignacio) Ramonet, il y a peu. L’Amérique Latine joue son destin au Venezuela. L’Amérique Latine, l’Argentine, vous, nous les boliviens, les équatoriens, les brésiliens, jouons notre destin là-bas. Les Cubains jouent leur destin au Venezuela. Si le Venezuela tombe sous les griffes d’une intrusion, d’une invasion, d’une ingérence, directe ou indirecte, l’Amérique Latine a perdu. Parce que le Venezuela est la clef de l’Amérique Latine. Ce fut le début et ce ne doit pas être le point final, ni celui du commencement de la fin. Nous jouons notre destin comme révolutionnaires au Venezuela. Et là je dois regretter, critiquer, les déclarations infâmes, non seulement du gouvernement des Etats-Unis, mais aussi du parlement européen lui-même, qui aujourd’hui vient d’approuver une résolution contre le Venezuela. Depuis ici, je vous dis -attention, la gauche n’a pas voté, a voté toute la droite-, d’ici nous disons à cette droite européenne et à ce gouvernement des Etats-Unis -au gouvernement des Etats-Unis, non à son peuple- : vous êtes un danger pour la souveraineté latinoaméricaine ! Nous ne sommes un danger pour personne ! Vous êtes et vous avez été un danger pour les peuples latinoaméricains, un danger pour les États latinoaméricains, un danger pour la vie en Amérique Latine.

Et à la droite européenne, qui vient de sortir un communiqué, pour approuver une résolution : n’est-ce pas vous, ceux qui ont détruit des états en Asie et en Afrique ? N’est-ce pas vous qui attaquez et volez le pétrole des pays du Moyen-Orient ? Quelle autorité morale ont-ils pour demander des comptes à un pays sur sa vie démocratique intérieure ? D’abord , retirez vos troupes, retirez vos entreprises des pays du Moyen-Orient et d’Afrique pour avoir ensuite l’autorité morale pour réclamer quoi que ce soit au Venezuela. Vous voyez, que ce qui arrive dans chaque pays se répercute sur le monde. C’est comme ça. Aucune révolution et aucun processus ne peut survivre par lui même. Aucune révolution, aucun processus d’émancipation et progressiste ne va pouvoir continuer s’il se regarde seulement le nombril. Tous ont besoin de tous. L’Argentine a besoin du Brésil. Le Brésil a besoin de l’Équateur. L’Équateur de la Bolivie. La Bolivie de Cuba. Cuba du Venezuela. Toute Amérique Latine a besoin de nous. Et nous, nous vous avons besoin de vous, les Européens. Sans vous, cela ne va pas avancer. Et sans nous, vous n’allez pas non plus pouvoir faire ce que vous avez à faire. Nous sommes interconnectés, nous avons besoin de nous mutuellement. Aujourd’hui, l’humanité est en danger, aujourd’hui l’humanité court un risque. Nous avons vu qu’avec les bombardements de troupes européennes et de troupes étasuniennes, des États ont été détruits. Et maintenant, ils veulent combattre ISIS. Mais en réalité ISIS, n’est –elle pas une créature des États-Unis et des gouvernements européens ? Est-ce qu’ils n’ont pas détruit la Syrie, l’Irak ? N’ont-ils pas détruit la Libye ? Ne l’ont-ils pas envahie, n’en n’ont-ils pas fini avec les États nationaux pour que surgisse cette chose ? Et maintenant, ils font ceux qui « n’y sont pour rien », et convoquent le monde pour combattre le fondamentalisme d’ISIS ? Ils sont leurs parents, ils sont les mères de ce type de fondamentalisme qui a surgi en Europe.

C’est clair. Notre interdépendance ne doit pas seulement être basée sur la solidarité politique, sur la complémentarité et le dialogue de savoirs et d’expériences politiques et culturelles, comme nous le faisons ici. Il faut lui donner une base matérielle. L’intégration latinoaméricaine a besoin obligatoirement d’une base matérielle pour l’unité. Des actions conjointes en économie, des actions conjointes dans les finances, des actions conjointes dans le domaine des droits. C’est notre grand travail, mes collègues de l’Argentine et spécialement du Brésil qui sont les pays économiquement les plus forts et les solides de l’Amérique Latine. Notre stabilité, comme processus émancipateur, notre Grande Patrie qui est présente dans les discours, dans les rencontres, dans les émotions partagées, ne vont pas être durables si nous ne passons pas de la rencontre politique, de la rencontre culturelle, à la rencontre économique. Des entreprises communes, de la production commune, des services financiers communs. Pardonnez ces réflexions qui combinent le feu des intellectuels avec la froideur de la gestion. J’ai hélas cette dualité personnelle. En tant que personne je peux imaginer les plus belles idées, mais en tant que gouvernant, je connais la dureté et la froideur de la vie quotidienne, du salaire, du budget, de la production, du produit national brut, des crédits. Et sans cela, les idées ne tiennent pas. Il doit y avoir une base matérielle, qui donne force et « longévité » à ce que nous pensons et réfléchissons.

Enfin, je veux dire à nos frères européens, que nous les argentins, les boliviens, nous voyons ce qui se passe en Europe comme si nous voyions un film retro, du temps de Charles Chaplin. Ce qui vous arrive nous l’avons déjà vu : cela nous est arrivé ! L’imposition du Fonds Monétaire, de la Banque mondiale, des politiques d’austérité, privatisation, licenciements. C’est arrivé ici en Argentine, c’est arrivé en Bolivie, c’est arrivé en Équateur, c’est arrivé au Pérou. Ce qui arrive en ce moment en Europe est ce qui est arrivé à l’Amérique Latine il y a vingt ans . Et le résultat fut une nuit terrible, une nuit terrible de malheur.

Qu’est-ce que nous vous disons ? Ne passez pas cette nuit. Non. C’est terrible. Elle est prédatrice. Elle est mortelle. Toutes les politiques d’austérité conduisent à une perte de droits, à une perte de souveraineté, à une perte de syndicalisation, à un recul économique, à une subordination politique, à une subordination économique. Ici en Argentine, en Bolivie, dans les années 80, dans des temps néolibéraux, 40 % de la richesse appartenait à un pays étranger, l’autre 30 % à des entreprises étrangères. L’extrême pauvreté avait augmenté, la précarité s’était amplifiée, les jeunes n’avaient pas d’espoir, ni d’avenir. Nous l’avons vécu. Frères européens : n’en passez pas par là. Si l’expérience latinoaméricaine sert à quelque chose, c’est que les politiques d’austérité détruisent les nations, détruisent la société, annulent la démocratie et font perdre la souveraineté économique. Faites le saut. Rompez avec cela. Il y a une autre possibilité de richesse. Il y a une autre possibilité de distribuer et de générer une richesse sans accepter l’intrusion terrible, autoritaire, despotique, de ces organismes, de ces Troïkas, que les propriétaires du monde ont créées. Non ! L’Europe est aux Européens. Elle n’est pas aux marchés financiers européens et à la Bundes Bank. L’Europe est pour les Européens, comme l’Amérique Latine pour les Latinoaméricains.

Le monde change. En tête l’Amérique Latine. Le monde change. En tête les forces progressistes européennes. Le monde va changer. Parce que nous jouons nos destins : l’avenir de la nature, l’avenir de cette génération, l’avenir de la vie et des droits. Je suis sûr que, plus tôt que plus tard, ces sociétés abattues par une déception et une apathie incontrôlable, sauront trouver le destin pour lever la tête, pour construire leur propre émancipation et pour accompagner ce que l’Amérique Latine est en train de faire.

Merci beaucoup

Alvaro García Linera, Buenos Aires, le 13 mars 2015.

Forum International pour l’Émancipation et l’Égalité

Un forum pour débattre sur l’alternative au néolibéralisme

DOCUMENT FINAL (en esp)

Table 2 :
l’Amérique Latine et l’Europe, dans un miroir

Participants
Iñigo Errejón (Espagne), Ignacio Ramonet (Espagne),
Ricardo Forster (Argentine) et Álvaro García Linera (Bolivie).

Moderateur  : Diego Tatián.

Le Forum par l’Émancipation et l’Égalité a eu lieu du 12 mars au 14 mars, avec l’objectif de mettre au centre du débat la dignité de l’homme et des peuples, en se focalisant sur la politique en tant qu’ outil d’émancipation démocratique.

Avec la participation d’hommes politiques reconnus et d’intellectuels de diverses parties du monde, comme Noam Chomsky (EU), Cuauhtémoc Cárdenas (Mexique), la Constance Moreira (Uruguay), Émir Sader (le Brésil), Piedad Cordoba (Colombie), Jorge Alemán (Argentine), Nicolás Lynch (Pérou), Gabriela Montaño (Bolivie), Axel Kiciloff (Argentine) et Gabriela Rivadeneira (Équateur), entre autres.

Pour consulter les discours des autres participants : « Clicar ici »

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi.

El Correo. Paris, le 12 avril 2015.

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