Accueil > Empire et Résistance > Union Européenne > France > Un bijou de l’identité française part en fumée.
La production annuelle de douze milliards de cigarettes Gitanes et Gauloises déménage en Pologne
par
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
À Nantes, la délocalisation de l’usine de Carquefou laissera plus de 360 personnes sans travail sur les 1 100 qui travaillent dans le groupe propriétaire de la marque, le britannique Impérial Tobacco. Un symbole de la mondialisation.
L’un des bijoux de l’identité française part en fumée : quelqu’un se rappelle-t-il le portrait du philosophe Jean Paul Sartre, de l’écrivain Albert Camus ou de l’essayiste Jean Baudrillard avec une cigarette serrée entre les lèvres, ou peut être ces pages de Julio Cortázar dans « Marelle » ou « L’homme à l’affût » où tous fumaient les mêmes cigarettes : des Gauloises. Le même Cortázar les a fumés jusqu’à la fin des années 70, maintenant, la marque et son paquet bleu, avec le casque d’Asterix entouré d’ailes, qui pendant des décennies et des décennies ont symbolisé l’identité culturelle de la France, ferme ses portes, pour chercher des horizons plus rentables. « Des centaines et des centaines de Gauloises fumées pendant des centaines et des centaines de jours », écrivait Cortázar dans « Les armes secrètes ». Ces centaines ou ces milliers seront désormais fabriquées en Pologne.
À la Nantes, l’usine de Carquefou va être « délocalisée ». Ce terme désigne l’une des barbaries du libéralisme moderne qui consiste à déplacer une usine dans un autre pays où la production coûte moins cher. L’usine de Carquefou produit chaque année plus de douze milliards de cigarettes Gitanes et Gauloises, dont 60 % va à l’exportation. La délocalisation laissera plus de 360 personnes sans travail sur les 1 100 qui travaillent dans le groupe propriétaire de la marque, le britannique Impérial Tobacco. La globalisation entraîne tout, la fumée, l’identité, les objets, les symboles, l’histoire et les récits qui la constituent.
Avec le déménagement libéral des cigarettes Gauloises se tourne une page de l’histoire à la fois ancienne et moderne : l’ancienne remonte à 1910, quand les cigarettes ont commencé à être produite en France : la moderne commence en 1995, quand la production de Gauloises est passée à desmains privées. La marque bleue n’était pas seulement une question d’estampille nationale, mais aussi la propriété de l4 état. L’entreprise Seita qui les fabriquait (Service d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes) était une descendante concrète des monopoles étatiques instaurés au XVIIe siècle par Jean-Baptiste Colbert, le contrôleur général de finances du roi Louis XIV. Mais vers le milieu des années 90 a commencé le grand changement, toujours sous l’ouragan de la mondialisation. Cette délocalisation est le résultat de tout un processus industriel et financier, dans ce cas, qui affaiblit l’État-Nation et ses prérogatives ou droits uniques : ainsi l’État garant de l’unité, de la préservation de l’identité et de la culture et, en même temps, de divers secteurs de l’appareil productif.
La mort de cet État, ce sont les privatisations. L’histoire du groupe étatique Seita est un chaînon de plus dans la lente agonie des États-Nation. En 1999, les Gauloises sont devenues propriété d’Altadis, une entreprise spécialisée dans le tabac et dans la distribution créée à partir de la fusion entre la française Seita et l’espagnole Tabacalera, après la privatisation de Seita en 1995. En 2007, les Gauloises et les Gitanes noires n’ont plus été produites en France après l’acquisition du groupe Altadis par le mastodonte britannique Impérial Tobacco. À partir de là, les célèbres cigarettes ont changé de culture d’entreprise. Les fusions destructrices sont légion, autant que les plans sociaux ou les délocalisations qui ont l’habitude de les accompagner. Le libéralisme anglo-saxon ne s’attarde pas sur des questions d’histoire, de culture ou d’identité. La multinationale britannique Tobacco ne perd pas d’argent, bien au contraire.
Impériale Tobacco a lancé un plan d’économies de 385 millions d’euros d’ici à 2018, dont 73 millions pour cette année. Les ventes de cigarettes ont baissé dans le monde entier, mais cela n’implique pas de perte d’argent, parce que l’augmentation du prix est venue les compenser. La situation est un peu plus difficile dans des pays comme la France, l’Espagne, le Maroc et l’Algérie. Le chiffre d’affaires a baissé dans cette zone de 5%. Cependant, l’Impériale Tobacco s’est proposée d’augmenter les bénéfices et ce plan a avalé les Gauloises blondes.
La décision de fermer l’usine de Nantes est d’autant plus emblématique, de par le fait que c’est la première fermeture annoncée depuis que, à la fin mars dernier, le nouveau Premier ministre français, le socialiste libéral Manuel Valls soit entré en fonction. La délocalisation a une implication très profonde, parce qu’elle touche un emblème français, un gouvernement socialiste et le monde du travail. Dans son communiqué, le groupe explique que la fermeture se justifie par « un contexte marqué par une importante diminution de la demande de tabac, l’augmentation de la pression réglementaire et l’explosion de la contrebande et de la contrefaçon ». En réalité, l’offensive de la cigarette électronique et de nouvelles habitudes ont tiré la consommation vers le bas. Toutefois, il reste encore une Gauloise entièrement, Made in France : elles sont blondes, sont fabriqués dans la localité de Riom et s’appellent Gauloise génération.
Depuis un peu plus de 20 ans, rien n’échappe au réseau implacable de la mondialisation. Les cigarettes Gauloises partent vers la Pologne comme les souvenirs de Paris qui sont achetés chez les bouquinistes le long de la Seine. Ils sont déjà partis en Chine : des tours Eiffel miniature, des reproductions de tableaux de la vie parisienne des premiers soupirs du XXe siècle, des affiches des cabarets de fin du XIXe siècle, des affiches audacieuses de Toulouse Lautrec, tout se produit en Chine à prix d’esclave et se vend à Paris, comme authentique, à prix d’or.
Les Gauloises constituaient une sorte d’identité visible et positive, une sort d’aura du romantisme national, avec son propre style. Les Gauloises sentaient la France, les Gauloises étaient Paris et les mansardes et les cafés bondés et les livres et la poésie urbaine et l’amour. Les deux insignes de Seita, celui des Gitanes et celui de Gauloises, avaient chacun une sorte de corps social identifié : les Gauloises étaient les cigarettes du peuple, des communistes, des ouvriers, des intellectuels progressistes. Les Gitanes étaient aux dandies. Il y avait beaucoup d’imaginaire dans cela, bien sûr, mais le pays des fumeurs était divisé ainsi. Plusieurs générations de Latinoaméricains sont arrivés à Paris avec le livre « Marelle » à la main et sont allés fumer une Gauloise au Pont des Arts, là où se montrait la Maga [personnage principale].
Quelques touristes universels venaient à Paris, allaient jusqu’à Montparnasse, prenaient place à la terrasse du Café Select en espérant que de la fumée du temps et de Paris surgiraient les silhouettes de Sartre ou de Camus. Fumer est mauvais pour la santé, bien sûr. Mais cela devait être une culture en même temps forte et délicate pour la mettre entière comme symbole dans une cigarette et faire rêver tant de gens. Voir la France et Paris derrière la fumée. Une ville dans tes yeux, une culture dans tes rêves. Le chanteur et poète Leo Ferré a consacré au Gitane-Gauloise une chanson. Leo Ferré chante : « T’es ma Gitane, t’es mon tison. T’es ma Gitane, t´es mon patron ». Ciao, alors, au tabac français. Bien que le libéralisme assoiffé te porte très loin, la fumée de ces Gauloises de Cortázar ou de Sartre occupe déjà une place dans le ciel infini des légendes.
Eduardo Febbro pour Página12
Página12. Depuis Paris, le 26 avril 2014.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo. Paris, 24 de avril 2014.
Cette création par http://www.elcorreo.eu.org est mise à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 Unported. Basée sur une œuvre de www.elcorreo.eu.org.