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L’avocat Horacio Méndez Carrera fera sa plaidoirie demain dans le procès sur l’ESMA. Il raconte les détails que le procès a apportés. La reconstruction des enlèvements et la captivité au centre clandestin et à la relation des françaises avec les Ligues Agraires et l’évêque Novak.
Horacio Méndez Carrera explique qu’il y a vingt-cinq ans, on lui a demandé trois choses : qu’il identifie la façon dont ont disparu les religieuses françaises ; qu’il trouve les auteurs et la manière de les condamner. Il explique aussi que si à l’époque on lui avait dit qu’il allait passer 25 ans pour obtenir une condamnation, ceux qui l’ont chargé de l’enquête chercheraient encore des avocats. Aujourd’hui il lui revient de reconstruire avec sa plaidoirie – durant l’audience pour les crimes de l’ESMA – l’histoire de Léonie Duquet et d’Alice Domon. De recueillir les nouveaux éléments qu’a apporté sur cette histoire le procès historique qui s’approche de l’étape finale et dans lequel pour la première fois les témoins n’ont pas seulement reconstruit la souffrance des religieuses au centre d’extermination, mais aussi pourquoi elles sont devenues une cible des « escadrons de la mort ».
« On continue de dire que les deux religieuses ont été enlevées à cause de la pétition et je suis sûr que cela ne fut pas ainsi », dit Méndez Carrera à propos de la quête d’argent que menait le groupe des proches des disparus depuis l’Église de la Santa Cruz pour publier la première pétition avec la liste de disparus. Pour l’avocat, la raison de la disparition des religieuses remonte à Perugorría, village de la province de Corrientes en Argentine où Alice Domon a commencé à travailler avec les Ligas Agrarias. Alice est venue ensuite à Buenos Aires, où elle s’est liée avec l’évêché de Quilmes pour chercher, au début, les disparus de Corrientes. Là, elle a commencé à s’occuper des victimes, des parents, des plus pauvres des pauvres, à « former des petits groupes », dit Méndez Carrera, et les envoyer à la « casita » [maisonnette] que Léonie avait à Ramos Mejía [banlieue de Buenos Aires].« Pour les marins cette maisonnette de Léonie était une planque : le lieu où elles donnaient à manger aux plus pauvres et leur donnaient un peu d’argent ».
Les plaidoiries de l’ESMA ont commencé la semaine dernière avec la reconstruction de ce qui est arrivé au groupe des douze victimes de l’Église de la Santa Cruz, enlévées le 8 et 10 décembre 1977, la veille de la publication de la pétition. Méndez Carrera et Luis Zamora compléteront aujourd’hui cette plaidoirie, approfondissant le sort de quatre victimes, dont les deux religieuses françaises de l’Ordre des Missions Étrangères. Au cours des seize mois d’audience, divers témoignages ont permis de reconstruire leur vie. Ont témoigné des frères, parents, religieux et aussi militants des Corrientes. Ces témoignages – dont plusieurs n’ont pas été entendus lors des Procès des Juntes, premier moment où ces crimes ont été jugés pour condamner seulement les chefs militaires – ont mis en lumière le quotidien des deux religieuses. Celui d’Alice, son histoire est peut-être plus connue, et celui de Léonie, qui, par exemple, le jour de son enlèvement a laissé sur la table de chez elle l’argent nécessaire à un billet d’avion vers la France. Un argent que les marins n’ont pas touché parce que – selon les hypothèses – ils ne devaient pas réveiller des soupçons dans le quartier : Léonie avait à parcourir quinze mètres entre la porte de sa maison et la rue, et si elle se rendait compte qu’ils étaient entrain de l’enlever dans ce trajet, elle pouvait alerter les voisins, qui la connaissaient très bien, dans un quartier où elle vivait depuis sept ans.
L’histoire
Alice a travaillé avec les Liguas jusqu’à mars 1977. « Les Liguas Agrarias étaient un mouvement très important dans une Argentine féodale – dit Méndez Carrera-–, où les barons du tabac exploitaient les pauvres du ouvriers du tabac de façon infâme, les faisaient crever de faim, et toute cette économie était faite par une production très artisanale, celui qui n’avait pas de tracteur recourait à la charrue à la main, il y avait la faim et la situation était épouvantable parce que les enfants s’ils tombaient malades mouraient, non de faim mais à cause des maladies ».
Pendant son séjour à Perugorría, Alice s’est rendue en France pour une rencontre de l’Ordre. Le chapitre (assemblée de l’ordre) s’est tenu en 1975, et à cette époque elle a demandé à être relevée des vœux de la congrégation. Méndez Carrera s’est assez arrêté sur cette donnée pendant l’entretien avec Página/12 parce que – selon son hypothèse – c’est une donnée que les marins ont utilisée pour les séculariser, pour leur enlever l’image de religieuses et les mentionner comme des « femmes » et les faire rentrer, de quelque façon, dans le groupe d’ennemis à exterminer. Ce qu’il soutient sur cette époque, et a essayé de démontrer pendant le procès, c’est que malgré le renoncement, elles n’ont pas cessé d’être des nones. Qu’en France il y a eu un schisme au sein de la congrégation, qu’ont renoncé en même temps qu’elles quinze autres religieuses et que quand Alice est rentrée, elle s’est installée au même endroit de Perugorría où elle vivait et a maintenu des rencontres régulières avec la chef de sa congrégation.
« Perugorría était le cœur de l’ordre – dit l’avocat–. A tel point que quand la supérieure venait, elle passait un mois là, elle s’installait avec elles, regardait tout ».
Dans ce village, Alice a réitéré l’engagement des premiers temps à Buenos Aires. Elle était spécialiste en catéchèse pour handicapés. Quand elle est arrivée de France, elle a travaillé dans le diocèse de Moron, où elle s’est occupée du fils handicapé du répresseur Jorge Videla. « Le charisme de ces femmes les menait à vivre comme les plus abandonnés – poursuit Méndez Carrera-–. Avant de partir pour Perugorría, elle est restée à Villa Lugano cinq ans et elle s’est installée près de la décharge d’ordures, dans le lieu le plus proche de la décharge, parce que là se trouvaient les familles les plus abandonnées, qui vivaient et mangeaient des ordures. »
En mars 1977, la dictature avait tué un membre des Liguas, en avait fait disparaître d’autres, en avait enlevé d’autres et d’autres étaient à la veille de l’être. « C’est à dire que ce fut une catastrophe – dit l’avocat–. Et dans ce cadre, ils lui ont dit que si elle ne partait pas, des familles allaient continuer à disparaître, c’est ainsi qu’elle vient à Buenos Aires pour essayer de faire des démarches, d’aider les familles de là-bas, celles qui avaient disparu et essayer de libérer les autres et c’est ainsi qu’elle se lie avec Novak ».
L’évêque Jorge Novak, de Quilmes, avait un bureau de Justice et Paix. Caty, le surnom avec lequel ils appelaient Alice, « écoutait et prenait note de toutes les personnes avec des enfants disparus et pas seulement cela, mais elle offrait une aide : en dehors d’un appui spirituel elle apportait un appui matériel en essayant de leur offrir de quoi vivre. Elles leur donnaient de l’argent et les accompagnaient à faire les démarches pour savoir ce qui s’était passé avec ces personnes. »
L’un des témoignages qui ont étayé cette hypothèse dans le procès fut celui de la supérieure provinciale Evelina Irma Lamartine : deux fois elle a mentionné le mot « connexion » entre Alice et Léonie, et Méndez Carrera assure que récemment il a alors compris le fil conducteur de leurs histoires, il a arrêté de s’interroger sur un engagement politique plus organique et de comprendre ce que maintenant il définit comme le « charisme » de deux nones. « Lamartine a dit qu’il y avait une connexion avec la maisonnette de Léonie – explique Méndez Carrera-–. Caty amenait ces petits groupes à Léonie, là elles les nourrissaient, parce qu’il y avait un problème d’alimentation, en plus. Chez Léonie, ils faisaient une espèce de pause, s’organisaient. Alice préparait des recours d’habeas corpus à l’évêché et accompagnait les gens pour les présenter ou faire ce qu’il fallait. Alors, cette connexion qui existait entre Léonie et Alice était très intime. Alice est partie vivre chez Léonie six mois avant d’être enlevées, elles vivaient ensembles et s’apprécient profondément ».
Léonie vivait dans une maison au toit de tôle, à côté d’une chapelle de Ramos Mejía. Elle assistait le curé durant les messes, elle était professeur des enseignants de catéchèse, et fondamentale dans le quartier. Ils ont enlevé Alice le 8 décembre dans l’église de la Santa Cruz. Evelina l’a dit à Léonie au moment de partir. Toutes les trois avaient été arrêtées quelque temps avant dans l’un des coups de filet sur la Place de Mai, avec celles-ci l’avait aussi été une autre compagne, Ivonne Pierron, qui est sortie tout de suite du pays dans un avion de l’Ambassade de France. Léonie a dit que non, qu’elle ne partirait pas, convaincue de ce qu’Alice allait sortir libre. Et elle est restée à l’attendre. Le samedi suivant, le 10 décembre, le même jour où ils enlevaient Azucena Villaflor en Avellaneda [banlieue sud de Buenos Aires], ils l’ont aussi enlevée.
Le « Tigre » Acosta était le chef du renseignement de l’ESMA. Ou selon les mots d’un des témoins, « le directeur exécutif ». Dans les dernières audiences il a parlé et après des heures, il a mentionné les religieuses, mais il ne les a pas nommées comme des religieuses mais comme « des femmes ». Il a dit que pendant la semaine de la séquestration l’ESMA était fermée. Et bien qu’il admît l’infiltration d’Alfredo Astiz et même la sienne, il a essayé de dire que cet enlèvement n’a pas été la fait de l’ESMA mais d’autres. Qu’il était entrain de souffler le 10 décembre la tarte d’anniversaire de sa fille à Puerto Belgrano. « Foutaises – dit l’avocat – une parodie. Toutes les données que nous avons recueillies nous permettent de dire que ce type n’a pas été à Puerto Belgrano, mais à Buenos Aires et s’il avait été là-bas il serait quand même responsable. Ils inventent toute chose pour se justifier, parce que c’est la première fois qu’ils sont assis dans le banc des accusés avec une sentence sur le point de les tomber sur leurs têtes, pour homicide avec de la réclusion à perpétuité, pour des faits très graves commis contre un groupe de civils sans défense, mais curieusement ce groupe de civils sans défense avec leurs foulards blancs les a battus, parce que si ces messieurs sont assis là c’est grâce à l’esprit de lutte inébranlable de toutes ces femmes. »
Qu’est-ce qu’on sait aujourd’hui sur la séquestration de Léonie ?
A l’enlèvement quatre personnes ont participé. Parmi elles, le « Loco » [le fou] Suárez. Il avait été lieutenant de la Marine, il travaillait dans une entreprise multinationale. Il a travaillé chez Ford et Coca-Cola à Cordoba [en Argentine]. Il était amateur du rugby et de chasse. Les samedis et les dimanches il se consacrait à l’ESMA pour participer à des opérations spéciales. Et le « Loco » Suárez est le fil conducteur qui nous permet d’arriver parfaitement à l’ESMA, parce qu’il n’était pas pompier, il n’était pas à l’Armée : les samedis et les dimanches il était là, parce que ce type le faisait par sport : de même qu’il chassait des éléphants en Afrique, il sortait pour chasser des religieuses ici, c’était la même chose.
Quelle est la reconstruction de ce qui s’est passé avec elles à l’intérieur de l’ESMA ?
Elles ont fait deux parcours différents : Caty [Alice] a été dans la « cave ». Léonie dans « Capuchita », du samedi 10 au dimanche, elle a été bien. L’un des témoins la voit priant et disant : « Je crois que ma sœur est aussi ici ». Ils ont commis la cruauté de les séparer, bien que tout de suite ils les mettent ensemble pour la photo. Les deux ont subi des tortures. Un témoin, Graciela García, a raconté que quand ils lui ont appliqué la gégène dans le vagin elle a eu une grande infection, elle veut dire que c’était courant de torturer les femmes dans cette zone et ce fut tellement ainsi qu’après ils ont vu Alice qui ne pouvait pas marcher. Ou bien les ont anéanties avec la gégène, en plus de leur avoir fait éclater la bouche, l’œil, de leur laisser des bleus sur tout le visage, dans les bras, parce qu’ils les frappaient et elles se protégeaient, c’est pourquoi elles avaient les bras bleus. De par les éléments qu’Acosta a donnés, et les données du cas, on suppose qu’ils les ont déplacées peu de jours plus tard dans le vol de la mort du 14 décembre, dans un avion piloté par les pilotes arrêtés mardi (10 Mai). C’est connu aussi qu’à l’intérieur de l’ESMA, « Caty » fut séparée d’Azucena. Mais que, de la même façon, les deux demandaient à tous ceux qu’elles voyaient : quel est ton nom ? Elles leur demandaient ces infos convaincues qu’elles allaient sortir. Alice a demandé de plus à plusieurs reprises pour le « garçon blond », comment allai-t-il, convaincue que parmi ceux enlevés se trouvait aussi Astiz.
Página 12. Buenos Aires, le 12 mai 2011.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi
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El Correo. Paris, 12 de mayo de 2011.