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Par Denis Horman,
chargé de recherche au Gresea
D’une part, les aspects analytiques sur la puissance des multinationales et la finalité du profit, passant avant les considérations sociales, environnementales, démocratiques et, d’autre part, les exemples de mobilisation, de solidarité ont certes montré l’ ampleur et les difficultés de la tâche, mais aussi mis en lumière une série d’éléments mobilisateurs tellement précieux pour dépasser un sentiment d’impuissance, de découragement : des jalons qui portent à la fois sur la formulation d’objectifs mobilisateurs, mais aussi sur la solidarité, les mobilisations et les campagnes internationales, par rapport à des multinationales implantées dans différents pays, également sur la question du pouvoir politique, des politiques mises en ouvre par rapport aux multinationales et sur des points essentiels comme les droits sociaux, économiques, environnementaux, démocratiques.
Précisons également, et ce n’est pas sans importance : cette réflexion se situe dans la démarche du Forum social de Belgique et du Forum social mondial, avec, comme fil conducteur, ce qu’énonce d’emblée la Charte de principes : « le Forum social de Belgique est un espace de rencontre ouvert, visant à approfondir la réflexion, le débat d’idées démocratiques, la formulation de propositions, l’échange en toute liberté d’expériences et l’articulation en vue d’actions efficaces, d’instance et de mouvements de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain ».
Je voudrais mettre l’accent sur quelques alternatives, quelques propositions qui tendent à limiter le pouvoir des multinationales et qui, par conséquent, contestent la loi du profit privé, mettent en question la confiscation des grands moyens de production et d’échange, de la richesse sociale, par une poignée de groupes économiques et financiers. Ces propositions s’opposent également, de fait, aux politiques néo-libérales.
De même que la façon, plus ou moins efficace, de soigner un malade va dépendre du diagnostic établi, de même, ici également, les alternatives proposées dépendent du diagnostic. En d’autres termes, il doit y avoir cohérence entre le type de diagnostic et les propositions.
I. Le diagnostic
En ce qui concerne le diagnostic, je voudrais, de manière succincte, mettre l’accent sur quelques caractéristiques des multinationales et sur leurs relations avec le pouvoir politique.
A. Les multinationales
Les multinationales d’abord, en pointant trois éléments qui doivent nous éclairer pour la formulation de propositions.
1. Les multinationales contrôlent de manière directe ou indirecte plus des 2/3 des investissements et des échanges mondiaux, même si elles occupent moins de 10% de la main-d’ouvre mondiale.
Un tiers de leurs échanges est constitué par le commerce entre les multinationales et leurs filiales ( ce qui permet de multiples manouvres légales ou illégales pour camoufler leurs bénéfices ; ce qui renvoie également à la nécessité d’une « collectivisation » des informations effectuées, sur le tas, par les travailleurs des différents groupes multinationaux, selon la bonne vieille méthode du contrôle ouvrier !).
La majorité écrasante des investissements et échanges des multinationales est concentré dans les pays du Nord : c’est donc au Nord qu’elles réalisent l’essentiel de leurs profits. C’est dire si elles tiennent à y avoir les mains libres, tout autant que dans les pays du Sud. Ce qui différentie, à ce propos, le Nord et le Sud, c’est la question des rapports de force, bien plus défavorables aux travailleurs et mouvement sociaux au Sud.
Plus des 2/3 des exportations des pays du Sud vers le Nord sont réalisées par les multinationales et leurs filiales. Quand on parle de clauses sociales et de sanctions économiques, n’est-il pas opportun de sanctionner avant tout les multinationales et leurs filiales qui bafouent allègrement les droits sociaux ou les ignorent tout simplement ? Quand, au Brésil, l’Etat de Rio Grande do Sul a refusé de subventionner la venue d’une usine Ford, la firme automobile a choisi de s’implanter dans un Etat moins exigeant. Est-ce cet Etat, dont la capitale est Porto Alegre, qu’il faut sanctionner ou Ford qui profite de son pouvoir pour exiger des avantages exorbitants ? Cela ne nous dispense pas pour autant à fermer les yeux sur les pays qui cautionnent et favorisent les pratiques anti-sociales des multinationales.
Dernier aspect de la puissance des multinationales qu’il est important de souligner, et qui doit éclairer la stratégie syndicale et sociale, c’est l’impressionnante concentration sectorielle. Dans un grand nombre de secteurs économiques, une poignée de multinationales contrôlent aujourd’hui la majeure partie de la production et de la distribution. Ce phénomène s’est accéléré ces dernières années, avec les mesures de libéralisation des capitaux, l’ouverture des marchés nationaux à la concurrence. Ce phénomène ouvre de réelles possibilités pour une véritable coordination syndicale internationale entre les différents sièges de multinationales et la mise sur pied de campagnes internationales sur les droits sociaux, en liaison avec d’autres mouvements sociaux et organisations de consommateurs, environnementales, pour les droits fondamentaux, etc.
2. Le nouveau capitalisme actionnarial.
Parmi les actionnaires majoritaires des multinationales, « le gouvernement d’entreprise », les fonds de pension privés occupent une place de plus en plus grande. Dans la deuxième moitié des années 90, aux Etats-Unis, la part des actions détenues par ces « investisseurs institutionnels » a dépassé la barre des 50% ; et, en Europe, ils détenaient déjà à l’époque en moyenne entre 20% et 40% du capital des sociétés cotées en bourse.
On parle de dictature des 15%. Les fonds de pension privés, alimentés par le financement des retraites par capitalisation, ne voient que la rentabilité immédiate, le cours de l’action en bourse, un taux de rendement fixé arbitrairement à 15%, sur fonds propres. D’où l’intensification du travail, le blocage des salaires, les licenciements et fermetures, non pas parce que les affaire marchent mal, mais pour « convenance boursière », pour permettre l’augmentation des profits pour les actionnaires. On licencie en situation de profit.
Petite précision : les fonds de pension privés ne garantissent en rien la stabilité et le montant des retraites par capitalisation, puisqu’ils dépendent pour l’essentiel du « bon fonctionnement » des marchés financiers, des placements spéculatifs, etc.
3. De puissants lobbies
Organisés à chaque échelon, du national au mondial, les groupes de lobbying des multinationales utilisent un large éventail de discours, de méthodes, de rapports « d’experts » en vue d’influencer les décideurs politiques à tous les niveaux (local, national, Commission européenne, FMI, OMC, etc.). L’équipe de recherche du Corporate Europe Observatory d’Amsterdam fournit, à ce propos, de précieuses informations, en particulier sur les « liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens ». Ainsi, la Table Ronde Européenne des Industries, qui rassemble les PDG des 45 multinationales européennes les plus importantes, n’a pas caché sa satisfaction lors de l’élaboration du Traité de Maastricht : presque toutes ses propositions ont été reprises dans le Traité. L’Article 130 du Traité laisse deviner l’étroite complicité entre la Commission et les multinationales : « La Communauté et les Etats membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l’industrie de la Communauté soient assurées ».
B. Le pouvoir politique
Le 3 février 1996, au Forum économique mondial de Davos, en Suisse, devant un parterre de 2000 global leaders, dont 350 ministres, Hans Tietmeyer, à l’époque président de la Banque fédérale d’Allemagne, déclarait : « Vous les dirigeants politiques, vous devez savoir que vous êtes désormais sous le contrôle des marchés financiers ». Aucun des ministres présents n’a bronché. Impuissance des Etats face aux multinationales ?
L’enjeu est important : si on pense que les forces du marché s’imposent désormais à des Etats à peu près impuissants, alors il est vain de s’adresser à eux, de faire pression sur eux, et, dans ces conditions, mieux vaut se résigner à l’impossibilité d’une « autre politique ».
Cette impuissance avouée du pouvoir politique, des gouvernements, n’est-ce pas plutôt une manière de se dédouaner et de légitimer des décisions politiques qu’ils prennent ou auxquelles ils collaborent, au nom de la soumission aux lois dites « naturelles » du marché, du « libre-échange ».
Dans la réalité, nos gouvernements mènent activement des politiques néo-libérales en soutien aux multinationales.
La constatation faite par l’économiste français, François Chesnais, dans son livre « la mondialisation du capital » reste, oh combien, d’actualité : « Sans l’intervention politique active des gouvernements Tatcher et Reagan, puis de l’ensemble des gouvernements qui ont accepté de ne pas leur résister, et sans la mise en ouvre des politiques de déréglementation, de privatisation et de libéralisation des échanges, le capital financier international et les grands groupes multinationaux n’auraient pas pu faire sauter si vite et si radicalement les entraves et les freins à leur liberté de se déployer comme ils l’entendent et d’exploiter les ressources économiques humaines et naturelles, là où cela leur convient ».
Je voudrais mentionner trois exemples de cette intervention politique néo-libérale active en soutien aux multinationales, en ce qui concerne la Belgique.
1. La fiscalité des entreprises.
La réforme sur l’impôt ses sociétés (Isoc) de 2002 entraîne une baisse des taux nominaux d’imposition : le taux général passe de 40,17% à 34% et, pour les PME, de 28,84% à 24,98%. Dans la réalité, le taux effectif d’imposition ne dépasse guère les 20%, grâce à l’ingénierie fiscale et les multiples possibilités légales de dégrèvement.
Mais, pour les multinationales, la Belgique reste un paradis fiscal. Via leurs « centres de coordination », elles ne paient que 1% à 3% d’impôts, alors que leurs bénéfices ont encore sensiblement augmenté ces dernières années. Pour l’année 2001 - ce sont les chiffres officiels donnés par la Centrale des bilans à la Banque nationale de Belgique- 261 Centres de coordination, installés en Belgique, ont déclaré une moyenne de 2,22% d’impôts.
2. Les ABI : accords bilatéraux sur l’investissement.
Actuellement, l’OMC compte 145 membres ;or, il y a plus de 2000 accords bilatéraux en vigueur. Ceux-ci couvrent donc déjà très largement le monde. Ces ABI sont signés par deux Etats qui offrent une protection mutuelles aux investissements faits par une personne ou une société d’un des deux Etats dans l’autre. La majorité des ABI sont conclus entre des Etats du Nord et des pays du Tiers Monde. Le modèle de l’ABI est le texte qui a servi de brouillon à l’AMI, l’Accord multilatéral sur l’investissement, au sein de l’OCDE. Il en reprend les points essentiels : primat de la protection des intérêts financiers des multinationales sur toute autre considération ; aucune clause sociale ou environnementale contraignante ; mise en place d’un « organe de règlement des différends », avec la possibilité offerte à un investisseur d’attaquer devant une instance d’arbitrage international un Etat s’il considère que celui-ci, en prenant des mesures sociales, économiques ou environnementales, ou en n’assumant pas un strict maintien de l’ordre ( en n’empêchant pas les grèves, par exemple) empêche cet investisseur de réaliser et d’exporter les bénéfices escomptés de son investissement.
L’Union économique belgo-luxembourgeoise a déjà ratifié une septantaine d’ABI (dont quelque 40 par le Parlement fédéral durant cette législature).
3. L’impunité des multinationales
Les accords de libre-échange, passés entre la Belgique et d’autres pays du monde, ne font même pas mention du socle minimal de règles minimales ou quelques règles-cadres générales, telles par exemple les 8 conventions de base de l’Organisation internationale du Travail (OIT).
Dans le cadre de « la responsabilité sociale des entreprises », les codes, les labels, les critères éthiques remplacent les lois et les règles contraignantes. Le contrôle et la certification du label sont sous-traités à des firmes privées, dites « indépendantes », comme si les domaines des conditions de travail, des droits sociaux collectifs, des droits de l’homme, de la survie de la planète ou de la sécurité alimentaire pouvaient être assimilés à des produits de marché « certifiés conformes ».
La loi dite de « compétence universelle » de 1993 permet de porter devant un tribunal belge les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les actes de génocide. Fin décembre 2002, par la voix du responsable de son service juridique, la FEB faisait part de ses inquiétudes : « Notre crainte est que, ne sachant pas saisir les hommes politiques qui seraient les auteurs éventuels de crimes contre l’humanité, on se retourne contre des chefs d’entreprises en les accusant d’être complices de ces crimes ». Les modifications récentes à cette loi, votées par le parlement, réouvrent plus largement la porte à l’impunité et permettent une immixtion du pouvoir exécutif dans le pouvoir judiciaire.
II. Mobilisations sociales, citoyennes, objectifs stratégiques et solidarité internationale
De ces quelques considérations, liées au diagnostic, découlent une série de propositions en ce qui concerne l’action pour les droits sociaux et économiques et la mise au pas des multinationales.
A.La démarche
A ce propos, je voudrais faire cinq remarques.
1. La responsabilité économique des entreprises.
On parle beaucoup de la responsabilité sociale des entreprises, sommées de respecter les normes sociales, environnementales, ou encore les conventions de base de l’OIT.
Mais les entreprises, les multinationales en particulier, ont la responsabilité, l’obligation de garantir le développement économique. Après tout, ce sont elles qui s’accaparent de la plus value, fruit du travail ; ce sont elles qui bénéficient du soutien financier, logistique des Etats, avec l’argent de la collectivité ; ce sont elles qui spéculent au détriment de l’emploi, s’adonnent à la fraude et l’évasion fiscales, accumulent de plantureux bénéfices à travers la surexploitation des travailleurs et des travailleuses.
Les multinationales doivent rendre des comptes non seulement à leurs actionnaires, mais aussi à leurs employés et aux populations locales où elles sont implantées.
Je me souviens de cet extrait d’un manifeste, signé par des syndicalistes, des militants d’organisations sociales et politiques belges, lors de la fermeture de l’usine Bombardier, décrétée par la multinationale canadienne : « Il est inacceptable qu’une multinationale, qui fait des bénéfices, massacre d’un trait de plume la vie de plusieurs centaines de familles, après avoir menti effrontément pour endormir leur méfiance. Il est inacceptable qu’une entreprise pratique le chantage à l’emploi pour décrocher un marché public et mette la clé sous le paillasson, en emportant la commande et l’argent de la collectivité ».
Une telle attitude ne légitime-t-elle ; pas une série de revendications d’ores et déjà présentes dans des conflits sociaux. Par exemple, la nécessité d’une loi interdisant les licenciements, les suppression d’emploi ou encore la fermeture d’entreprises affichant des profits. Ou encore, l’obligation, pour les firmes multinationales, de rembourser toutes les aides perçues, de supporter tous les coûts des fermetures et leurs conséquences sociales ( prépensions, etc.) et de financer la reconversion des travailleurs.
2. La radicalité des objectifs
Il est important que les objectifs, les revendications portées par les mouvements sociaux, syndicaux soient clairs, mobilisateurs, que cela vaille la peine de lutter pour eux. Par exemple, face à des menaces et des décisions de licenciements collectifs, de délocalisation ou de fermetures d’entreprises, l’objectif formulé en terme de « pas un seul licenciement, pas une seule perte d’emploi sans une reconversion préalable, financée pour des multinationales, dont la marge bénéficiaire s’avère importante », un tel objectif n’est-il pas susceptible d’enclencher un mouvement de mobilisations plus convainquant que la proposition, avancée d’emblée, de volet social au rabais ? L’obtention de telles revendications, qui contestent la logique du système, de la loi du profit privé, dépend par la suite du rapport de force, de l’organisation et de l’extension de l’action, etc.
3. Au-delà de la formule « penser globalement, agir localement » !
Cette formule ne recèle qu’une vérité partielle ; elle ne correspond pas à la réalité actuelle, à l’internationalisation du capital, à la stratégie mondialisée des multinationales, qui n’hésitent d’ailleurs pas à recourir au chantage : « Si vous n’êtes pas assez compétitifs, c’est quelqu’un d’autre, acceptant un salaire moindre, des horaires et des conditions de travail plus flexibles qui récupérera votre emploi ».Comme on trouvera toujours bien des régions et des pays où les salaires sont encore plus bas, accepter ce chantage signifierait entrer dans un cercle vicieux de réduction permanent de bien-être dans tous les pays. Le bien-être des uns ne se nourrit pas de la misère des autres. La mise en concurrence débouche en réalité sur une dégradation d’ensemble. C’est le fondement objectif à la solidarité internationale entre travailleurs et mouvements sociaux.
La formule doit plutôt se formuler ainsi : « penser globalement et agir, se mobiliser en opérant un lien étroit entre les niveaux : local, national, européen et international ».
4. Des normes juridiquement contraignantes : la justiciabilité des droits sociaux.
Alors que les pays d’Europe occidentale n’ont jamais été aussi riches, alors que les capacités de création de richesses actuelles peuvent permettre de réaliser plus que jamais un projet socialiste d’épanouissement du bien-être des populations à l’échelon mondial, l’idéologie néo-libérale, largement diffusé par le patronat des grandes entreprises a réussi à imposer l’idée d’une économie en crise, où les dirigeants d’entreprises sont en grande difficulté pour assurer la viabilité de leurs affaires et où le monde du travail ainsi que le monde politique doivent devenir plus « souples » et moins exigeants à l’égard du monde des affaires. Le patronat fait passer l’idée qu’il ne serait plus possible de concevoir des normes juridiquement contraignantes, s’imposant de façon identique à tous. Il y réussit pas trop mal : lisez ou relisez la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui ne considère plus ce que nous appelons des droits (droit à l’emploi, au logement, à un revenu minimum garanti, à des allocations de chômage, à la pension) comme des droits, mais comme des objectifs à atteindre selon les possibilités, etc. Donc, ce ne sont pas des droits justiciables.
Ce qui constitue le cour- même de la démocratie, ce sont des normes juridiquement contraignantes, votées par les Parlements ou définies par la négociation collective, en rappelant que les lois et les normes sociales, juridiquement contraignantes, sont d’abord le fruit de l’action des mouvements sociaux.
C’est pourquoi, les multinationales doivent être soumises à des législations nationales et internationales contraignantes, elles doivent être contraintes à la responsabilité économique, sociale, écologique, sanitaire, etc.
C’est pourquoi, l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce, qui est de fait un instrument au service des multinationales et dont la finalité est le « libre-échange total, la « marchandisation » de toutes les activités humaines doit être contestée dans son fonctionnement et sa nature-même.
5.Dépasser le sentiment d’impuissance
Tout le pouvoir aux multinationales ? J’ai déjà évoqué le sentiment d’impuissance, distillé surtout par le pouvoir politique et qui contamine également le monde syndical. Sommes-nous impuissants devant la puissance des multinationales ?
Une réponse nous vient d’Amérique latine. En 1998, en Argentine, le gouverneur de la Province de Tucuman, pressé par la population à dû annuler la concession accordée à Aguas de Aconquija, contrôlée par la multinationale Vivendi. La population s’était mobilisée contre des tarifs trop élevés au sujet de la consommation d’eau. Et elle a fait reculer la multinationale et sa filiale.
En 2000, en Bolivie, à Cochabamba, troisième ville de Bolivie, l’augmentation du prix de l’eau par Aguas del Tunari, une filiale de la multinationale américaine Bechtel, avait provoqué des émeutes violentes. Celles-ci ont poussé le gouvernement à rompre le contrat de concession de 40 ans et à réduire le prix de l’eau. Bien sûr, Aguas del Tunari a déposé plainte et réclame au gouvernement bolivien une compensation de 25 millions de dollars pour préjudice subi. Mais ces deux exemples, venant de pays du Tiers Monde, où les rapports de force globaux sont bien moins favorables qu’au Nord, nous donne une belle leçon.
Voilà à propos de la démarche. Je voudrais, pour terminer, évoquer trois autres points : l’action syndicale internationale ; les campagnes internationales et l’articulation entre l’action sociale et politique.
C. L’action syndicale internationale
L’action, les mobilisations et les réponses stratégiques doivent s’élaborer et s’organiser au même niveau que les multinationales et leurs filiales, : au niveau international. Cela paraît évident. Et cette tâche revient d’abord et avant tout aux travailleurs, aux syndicats implantés dans ces multinationales. D’où l’importance des rencontres de syndicalistes des différents sièges d’une multinationale, des conseils européens et, on espère mondiaux, occasion pour les syndicalistes d’une même multinationale de se rencontrer également et d’élaborer des propositions communes.
Lors d’un colloque organisé par le Gresea sur « les multinationales et l’impunité », un permanent syndical nous a relaté un exemple concret de solidarité internationale entre travailleurs du secteur pétrolier, au sein des multinationales pétrolières : BP Amoco et TotalFinaElf. Il s’agit d’une part de syndicalistes Colombiens, qui risquent leurs vie pour maintenir leurs droits dans leur usine privatisée et de syndicalistes de l’entreprise chimique à Feluy ou de la raffinerie à Anvers, qui ont interpellé la direction en conseil d’entreprise, ont invité des syndicalistes Colombiens pour expliquer ce qui se passe réellement la-bas et sont prêts à se rendre sur place également. « Pour nous, disait ce permanent, ce sont les travailleurs , dans les entreprises, qui doivent mettre sur pied des campagnes de soutien et de solidarité, pour faire monter la pression sur une multinationale comme BP ou TotalFinaElf ».
D. Les campagnes internationales
Ceci dit, la lutte pour l’imposition de normes sociales, environnementales , face aux pratiques des multinationales, implique également la construction d’alliances, au niveau national et international, des différents mouvements, associations, ONG, organisations syndicales. Et, à partir de là, il est certainement important de choisir des cibles particulièrement visibles et symboliques, permettant une mobilisation internationale efficace. Des campagnes internationales, comme celle menée contre Nike ou le boycott de la Shell en Allemagne, en 1995, pour que la plate-forme de forage obsolète ne soit coulée dans l’océan atlantique, ou encore, dans les années 1980, les boycottages organisés contre les sociétés qui avaient des intérêts en Afrique du Sud, ont abouti à des résultats concrets et ont permis l’émergence d’ une opinion publique internationale, agissant comme acteur politique sur les multinationales et les gouvernements.
De même, la création de réseaux d’observateurs, associant syndicats, ONG, juristes, etc., chargés d’effectuer une évaluation indépendante du (non)respect des normes sociales et environnementales par les entreprises et les Etats, pourrait servir à objectiver la réalité des situations vécues, à engager des campagnes de dénonciation et à assurer ainsi l’émergence d’un contrôle citoyen.
E. Agir sur les gouvernements
Les multinationales, disions-nous, doivent être soumises à des législations nationales et internationales contraignantes ; elles doivent être contraintes à la responsabilité économique, sociale, écologique.
Des mesures politiques dans ce sens impliquent bien évidemment des mobilisations sociales, mais aussi une interpellation et une pression systématique sur les parlementaires et les gouvernements, allant jusqu ’à la formulation de propositions de loi par les mouvements sociaux, en liaison avec des parlementaires prêts à déposer ces propositions et surtout à s’appuyer sur ces mouvements pour répercuter au maximum, dans l’enceinte parlementaire, l’interpellation et la pression de ces mouvements sociaux et citoyens.
La tenue d’un Forum parlementaire international, à Porto Alegre, dans le cadre du Forum social mondial et l’Appel se dégageant de ce Forum des parlementaires, en 2002, donne un éclairage instructif sur la question : « Il est de notre devoir de parlementaires de soutenir l’action des syndicats et des associations à finalité sociale, démocratique et environnementale, qui s’engagent ensemble dans la mise en ouvre d’alternatives à l’ordre néo-libéral. Il est de notre rôle d’agir dans la durée avec des organisations pour que leurs combats trouvent véritablement une traduction législative ».