Accueil > Empire et Résistance > « Gringoland » (USA) > Tôt ou tard, l’Europe devra s’opposer à la politique des Etats Unis.
L’Amérique symboliquement texane, dominatrice, veut la guerre, le pétrole bon marché, et l’écrasement et l’humiliation totale des Palestiniens, en un mot la domination impériale. Tôt ou tard, l’Europe devra s’opposer à la politique de George W. Bush.
Par Patrice HIGONNET*
Libération, vendredi 03 janvier 2003
Quelle est la nature profonde de ce qu’est et de ce que représente George Bush ? Il est hélas facile de ridiculiser ce président si souvent bouffon. Mais l’essentiel du problème n’est évidemment pas là. Car George Bush, les hommes politiques français ne s’en rendent pas suffisamment compte, est un personnage véritablement maléfique, moins par ce qu’il est cet homme roublard, ignare et sournois que par ce qu’il représente.
Paradoxalement, à Paris, l’antiaméricanisme, qui fut pendant deux siècles le péché mignon des intelligentsias françaises de droite et de gauche, est en bonne partie responsable de cette incompréhension. L’Amérique, pour la gauche, était trop peu jacobine, trop bourgeoise, pluraliste, raciste, et matérialiste. Pour la droite, elle était, au contraire, trop démocrate, trop vulgaire, dans ses moeurs, dans ses idées, dans son style et dans son matérialisme. De ce fait, il était (et il est encore) difficile de saisir à Paris ce qu’est véritablement l’Amérique : il fallait le génie de Tocqueville pour comprendre que, par une ruse de l’histoire, ce n’était que dans ce pays, populaire et démocratique, que les valeurs politiques libérales (la force de l’individu vis-à-vis de l’Etat et le respect des droits politiques et sociaux de l’autre, droits qu’avaient inventés les aristocraties française et anglaise), subsistaient encore.
Ces anciens schémas antiaméricains n’ont plus aucune actualité aujourd’hui. Où sont les premières universités et les plus grands musées du monde ? Et dans quel pays de la planète pourrait-on compter parmi les principaux ministres un juif, une femme et un Noir ? Il faut oublier les données traditionnelles de l’antiaméricanisme en France, de droite ou de gauche, car il ne s’agit plus du tout de critiquer une seule et unique Amérique. Il est absurde, que l’on soit de droite ou de gauche, de ne pas voir les innombrables mérites de cette Amérique simultanément progressiste, libérale et bourgeoise, ce qui à juste titre fascina Tocqueville. Mais il faut en revanche comprendre qu’il existe aujourd’hui deux Amériques, radicalement différentes l’une de l’autre.
Il y a d’une part l’Amérique du New Deal, de Jimmy Carter, et même, plus ou moins, de George Herbert Bush, qui serait peut-être celle que connut et aima Jacques Chirac lorsqu’il fut brièvement élève à l’université de Harvard, il y a quatre décennies. Mais il existe aussi, désormais, une Amérique nouvelle et néfaste, celle de George W. Bush, l’Amérique de l’Empire. L’american goodness face à l’american power. Céder au second, c’est faire un bien mauvais calcul.
L’Amérique libertaire, héritière des Lumières, l’Amérique de Lincoln et, hier encore, de véritables hommes d’Etat comme Franklin Roosevelt, Marshall, Truman et Eisenhower, subsiste, et même assez vigoureusement : il est à cet égard frappant que, pour la première fois dans l’histoire, le parti démocrate règne presque sans partage dans les Etats du Nord-Est et, dans une moindre mesure, sur la cote Ouest des Etats-Unis.
Mais il existe aujourd’hui, dans la géographie, dans les idées, dans l’affaissement du mythe de la social-démocratie, dans la suspicion et parfois même la haine de l’Etat, dans ces gated communities où se sont réfugiés les descendants embourgeoisés des anciennes immigrations, une deuxième Amérique, partout présente mais surtout au Texas et dans les Etats du Sud, officiellement ralliés au parti républicain. C’est là une Amérique trouble, inquiétante, où le pluralisme est avant tout le masque des intérêts particuliers, une Amérique chrétienne (Ashcroft), bardée de revolvers (Cheney), arrogante (Rumsfeld), impériale (William Kristol), raciste (Trent Lott), opportuniste (Condi Rice), politicienne (Karl Rove), l’Amérique de l’espionnage et la délation (Poindexter), de la conspiration (Elliot Abrams) ces deux derniers étant littéralement des repris de justice puisque condamnés par les tribunaux , d’un capitalisme véreux lié à l’Enron, de la peine de mort sans frontières, celle en un mot de George W. Bush. Cette Amérique symboliquement texane, dominatrice, veut la guerre, le pétrole bon marché, et, incidemment, l’écrasement et l’humiliation totale des Palestiniens, en un mot la domination impériale dans son état le plus pur. Un nationalisme et un capitalisme bornés, qui dédaignent les déshérités, sont sa raison d’être. Il faudrait remonter à Napoléon III pour trouver dans l’histoire de France une équipe gouvernementale aussi malhonnête, malhabile et cependant sûre d’elle-même.
Pour l’Europe, de quoi s’agit-il ? Car George Bush et ses acolytes, il ne faut pas s’y méprendre, visent non seulement l’Irak mais aussi l’Europe, qu’il importe de dominer encore puisque les rapports de force avec le Vieux Continent sont toujours payants (droit de douane sur les aciers européens, subventions massives à l’agro-business américain, etc.). Faut-il donc, une fois, tenter d’amadouer cette nouvelle Amérique par la collaboration ? Faut-il suivre de près ou de loin la ligne de conduite marquée par ces deux alliés inconditionnels de George Bush en Europe que sont l’Angleterre et la Roumanie ? Ou faudrait-il au contraire, comme l’a fait le chancelier Schröder, refuser carrément de se plier aux exigences de Bush, Cheney, Tom Delay, Ashcroft, Wolfowitz, Jesse Helms, Richard Perle et William Safire ? C’est là le véritable enjeu du débat aux Nations Unies. A quoi donc servirait la collaboration de la France et du gouvernement de George W. Bush, si ce n’est à faire accepter la résistible ascension du tandem formé par le cheval docile et le cavalier va-t-en-guerre ? Des stratèges compétents assurent que la France est aujourd’hui mieux placée pour se faire entendre à Washington que ne le sont l’Angleterre, trop servile, et l’Allemagne, trop hostile. Cette voie vers la collaboration est un piège. Hic Rhodus, hic salta : l’Europe, tôt ou tard, aura à se séparer de la nouvelle Amérique. Il faudrait mieux le faire audacieusement, dignement, fermement.
L’histoire est en suspens. Le régime de Saddam Hussein s’effondrera, et ceci de son propre chef, peut-être même sans que l’on ait à déverser des tonnes de bombes sur l’Irak et ses populations, dont Bush se soucie fort peu d’ailleurs. On peut imaginer aussi que ce grand pays de libertés que sont les Etats-Unis se ressaisira enfin. Il faut l’espérer, car on a du mal à imaginer une planète sans l’apport humaniste de cette république, qui déjà, à trois reprises, a sauvé la France du XXe siècle : en 1917, contre Maurras qui rêvait d’une France seule, en 1944 lors de la dérive fascisante de bien des intellectuels parisiens, et dans la guerre froide stalinienne, au temps de l’opium communiste. Que l’Amérique, fille aînée des Lumières, soit devenue, comme l’expliquait, il y a quelques semaines, Anatol Lieven dans un article de la London Review of Books, « une menace pour elle-même et le monde tout entier », voilà un très inquiétant renversement des choses. Les effets d’un échec militaire américain à Bagdad seraient graves. Ceux d’un succès ne le seraient pas moins. L’appétit vient en mangeant et l’axe du mal est une idée fixe aux effets variables.
Que faire donc ? Dans l’immédiat, refuser catégoriquement de participer financièrement ou militairement à une guerre que la diplomatie française s’est pourtant résignée, semble-t-il, à ne pas rejeter vraiment. Et pour ce qui est des mois à venir, faire l’Europe, enfin, plus forte et mieux écoutée. Espérons qu’en ce domaine, l’indifférence et même le mépris qu’éprouvent George Bush et son équipe pour l’Europe en général, et la France en particulier, se retournera contre le nouvel empire américain.
*Patrice Higonnet est professeur d’histoire française à l’université de Harvard (Etats-Unis).