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Par Denis Sieffert
Politis, 11 septembre 2003
Le 11 septembre 2001, c’est évidemment d’abord et toujours, pour nous tous, des images d’épouvante. Les tours géantes de New York qui s’embrasent, des corps précipités dans le vide, puis cette apocalypse de cendres et de poussières qui semble ensevelir toute une ville. Mais, deux ans plus tard, c’est aussi le basculement du monde dans un fol engrenage. On ne compte plus aujourd’hui les événements qui, de près ou de loin, se rattachent à cette violence d’un jour. Le dernier mot n’est jamais dit. Car, au drame des trois mille victimes prisonnières des flammes du World Trade Center, s’en est ajouté un autre, aux effets aussi dévastateurs, et que l’on peut résumer ainsi : ce n’est pas la raison qui a répliqué au crime, c’est une autre folie qui s’est déchaînée.
On se souvient pourtant qu’au lendemain des attentats, l’administration américaine, comme prostrée, avait observé un long silence. Allait-on enfin réfléchir aux déséquilibres du monde ? Sans disculper les assassins, allait-on prendre conscience que l’anarchie économique, les excès de la finance, les rêves impériaux de modèle unique, consumériste et mercantile, ne pouvaient qu’engendrer la haine ? On ne tarda pas hélas à être édifiés. Au fanatisme des affidés de Ben Laden, allait répondre un autre fanatisme, certes plus proche de nous, et portant complet-veston, mais parlant lui aussi le langage du « choc des civilisations ». Et avec un peu de recul, on se dit que les enfants de Bagdad, calcinés par les bombes à fragmentation américaines, n’ont pas eu un sort plus enviable que le journaliste Daniel Pearl, décapité par ses bourreaux parce qu’il était juif, américain et journaliste. À cette différence que les auteurs de nos sauvageries occidentales répugnent à regarder de trop près les effets de leurs crimes, et requièrent une sorte d’anonymat technologique qui vaut trop souvent absolution des consciences.
Oui, c’est une vague d’obscurantisme qui a déferlé sur ce que George W. Bush continue d’appeler sans complexe « le monde civilisé ». Au passage, la déferlante a emporté comme fétu de paille des valeurs que l’on nous vantait : l’indépendance et la dignité d’une certaine presse anglo-saxonne, les droits de l’Homme, et même l’intelligence de quelques-uns de nos beaux esprits médiatiques. Et lorsque la raison s’en est mêlée, ce ne fut que pour mieux manipuler les opinions. Car dans sa guerre de religions contre l’« axe du mal », le Nord américain n’a pas toujours perdu le Nord. Il y a aussi l’exploitation cynique de la situation, la mainmise sur le pétrole irakien, et les arrogances d’un système qui se veut plus que jamais hégémonique. Un concept nouveau a été fabriqué pour donner un semblant de logique à cet obscurantisme occidental. En transformant le « terrorisme » en idéologie, George W. Bush a rendu le monde un peu plus incompréhensible. Mais cette falsification, faite d’ignorance de l’Histoire, et de manichéisme, a aussi permis d’annexer au grand règlement de comptes planétaire entrepris en Afghanistan, puis en Irak, toutes sortes de causes qui n’ont rien de commun. L’ennui, c’est que le monde finit toujours par ressembler à l’image que l’on veut donner de lui. À force de dénoncer le terrorisme palestinien comme si le colonialisme israélien n’existait pas, on renforce le terrorisme palestinien. À force de prétendre, contre toute évidence, que l’Irak est lié à Al-Qaïda, on le transforme réellement en une « plaque tournante du terrorisme ». C’est dans cet engrenage que le monde a été entraîné, malgré de salutaires résistances européennes.
C’est peu dire que le bilan de la stratégie américaine est catastrophique. En Afghanistan, les talibans que l’on disait en déroute réinvestissent des régions entières. Et l’Irak est en voie d’implosion. L’appui apporté, toujours au nom de la lutte antiterroriste, aux raids israéliens sur la Palestine, a fini par torpiller la « feuille de route » (voir pages 4 et 5). Et les sociétés occidentales se déchirent sous le poids d’identifications communautaires. Il faudrait encore citer le long cortège des attentats que cette stratégie n’a pas évités et probablement nourris : les morts de la synagogue de Djerba, ceux de Karachi, les 202 morts de Bali, le 12 octobre 2002, et tant d’autres à Mombasa, à Ryad, à Jakarta. Pour ne citer que les actions attribuées aux réseaux du toujours introuvable Ben Laden. Et pour ne pas parler des deux terribles attentats qui ont frappé au mois d’août à Bagdad puis à Najaf la mission de l’ONU et la communauté chiite.
Car c’est évidemment en Irak que l’échec est le plus cuisant. À un an de l’élection américaine, George W. Bush est obligé de le reconnaître à demi-mots. Dans son « adresse à la Nation », dimanche, il a mangé un bout de son chapeau texan - un bout seulement - en invitant à la création d’une « force multinationale ». Mais, a-t-il pris soin de préciser, « dirigée par l’Amérique ». Il appelle à l’aide, mais ne veut pas lâcher le pétrole... La démocratie américaine, même malmenée, même abrutie de désinformation, peut-elle nous débarrasser en 2004 de cet équipage calamiteux ? Les peuples gavés de propagande peuvent-ils sortir de ce cauchemar ? Les succès des manifestations anti-guerre de février dernier, et l’audience grandissante du mouvement altermondialiste montrent que c’est aussi un combat.