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Par Roland Pfefferkorn
El Correo. Paris, le 24 novembre 2007.
« Etre de droite c’est refuser de parler au nom d’une France contre une autre. C’est refuser la lutte des classes » [1]. « Que doivent penser ceux qui se lèvent à 5 heures du matin pour prendre un bus et aller travailler quand leurs impôts financent les vacances et la carte orange de ceux qui ne travaillent pas ? » [2] Nicolas Sarkozy a manié en permanence avant son élection une double rhétorique : d’une part il a développé un discours de droite traditionnel, centré sur le rassemblement, le consensus et l’unité nationale ; d’autre part il a construit sans relâche une nouvelle opposition entre « ceux qui se lèvent tôt » et d’autres, pas toujours désignés explicitement, des profiteurs, des assistés, bref, ceux pour qui « c’est tous les jours dimanche » [3]. Tout le monde aura compris qu’il ne désigne pas ainsi les happy few qui sont ses « frères » (Lagardère, Bolloré et consorts) mais les nantis du RMI et de l’allocation spécifique de solidarité.
Déjà au congrès de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, il affirmait : « Il est temps de dépasser les oppositions de classes, de réconcilier les Français avec leurs entreprises et de réconcilier, dans le même mouvement, les entrepreneurs avec l’État » [4]. Il met en scène une illusoire communauté d’intérêts pour mieux s’opposer à ses adversaires politiques, « ceux qui veulent diviser pour régner » [5] ou « ceux qui pensent que la France a si peu d’existence qu’elle n’a même plus d’identité » [6].
« Il y a ceux qui veulent attiser la lutte des classes », affirme-t-il encore, « et il y a ceux, dont je suis, qui disent que le sort de chacun dépend de celui de tous » [7]. Il s’inscrit avec une certaine emphase dans la mystique nationale censée souder tous les Français, par-delà les antagonismes de classes, autour d’intérêts communs. En somme, « il n’y a qu’une seule France, (…) il n’y a qu’un seul peuple français » [8]. Il fustige l’idéologie et les solutions du XIXe siècle imputées à ses adversaires, cette « gauche qui ne veut pas rassembler les Français parce qu’elle veut les diviser, elle veut les opposer, elle raisonne encore comme au temps de la lutte des classes ».
Mais par-delà cette mystique du rassemblement il a développé au cours des deux années précédant son élection une seconde rhétorique qui, elle, vise clairement à diviser les salariés. Il se range du côté de « la France qui se lève tôt, qui n’en peut plus du nivellement, de l’égalitarisme et de l’assistanat » [9] et fustige « ceux qui ne veulent rien faire, ceux qui ne veulent pas travailler (qui) vivent sur le dos de ceux qui se lèvent tôt et qui travaillent dur » [10]. Le renoncement au discours de classe au cours des années 1980 et 1990, tant d’une partie des sciences sociales que de la gauche gouvernementale lui a permis de manier ces deux registres contradictoires.
Pourtant, dans le monde réel la lutte des classes est en permanence à l’œuvre comme antagonisme social fondamental, même en temps d’apparente atonie sociale. Les lois votées au cours de l’été 2007 sont exemplaires de ce point de vue. Elles font voler en éclat le discours mystificateur d’un Sarkozy rassembleur. Elles organisent en effet de nouveaux transferts de richesses des couches salariées, populaires ou intermédiaires, vers les fractions les plus aisées de la société, et singulièrement vers les propriétaires les plus fortunés. Rappelons qu’au cours du quart de siècle écoulé la part des salaires dans la répartition des richesses a déjà reculé de 10 point en faveur des profits en passant d’environ 70 % du revenu national à 60 %. Les nouvelles mesures (par exemple l’allègement des droits de succession des plus riches, le bouclier fiscal ou la défiscalisation des heures supplémentaires [11]) vont encore accentuer les inégalités sociales. Ces cadeaux aux 300 000 à 400 000 ménages les plus riches seront supportés par l’ensemble de la collectivité. Par contre, les franchises médicales frapperont tous les ménages, y compris les catégories populaires. Et le désengagement de l’Etat conduit tout droit vers un système éducatif à plusieurs vitesses (renoncement à la carte scolaire, suppression de 11 500 postes dans le secondaire, caporalisation et autonomisation des universités). De plus, la suppression des régimes spéciaux de retraites, omettant les inégalités devant le travail et la pénibilité de certains métiers, annonce de nouvelles attaques contre les régimes ordinaires de retraites. Enfin, le droit de grève a été affaibli. Au total, ce sont les grandes conquêtes sociales du passé, de 1968, de 1945, de 1936, voire les principes républicains élémentaires (par exemple la séparation des pouvoirs) qui sont désormais en ligne de mire. Les mesures adoptées au pas de charge au cours de l’été 2007, mais massivement contestée à l’automne montrent en tout cas très clairement qui est à l’initiative dans l’actuelle lutte des classes.
* Roland Pfefferkorn, professeur de sociologie, université Marc-Bloch- Strasbourg 2, dernier livre publié : Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe, Paris, Editions La Dispute, 2007.
Notes :
[1] Discours au congrès de l’UMP, 14 janvier 2007.
[2] Discours à Meaux, 13 avril 2007
[3] La formule est de Christine Lagarde, ministre de l’Economie et des Finances.
[4] Cité par Politis, n° 959, 5 juillet 2007. Cette rhétorique était pareillement développée par son adversaire principale lors des présidentielles.
[5] Discours à Saint-Quentin, 25 janvier 2007, repris à Caen, 9 mars 2007.
[6] Discours à Lyon, 5 avril 2007.
[7] Discours à Lyon, 5 avril 2007.
[8] Discours à Rouen, 24 avril 2007.
[9] Conseil national de l’UMP le 6 mars 2005.
[10] Discours à Périgueux, 12 octobre 2006.
[11] Cette mesure diminue les cotisations sociales patronales, et cela au détriment de l’emploi.