Accueil > Les Cousins > Mexique > Répressions économique et "démocratique" au Chiapas, Mexique.
Cet article traduit mon interprétation de la situation au Chiapas à partir mon expérience actuelle d’observatrice, à partir d’une lecture attentive de la presse, ainsi qu’à partir de ma participation aux actions et discussions de la Coordinadora pour la Consultation Zapatiste de la zone des Hautes Terres au Chiapas. La Coordinadora pour la Consultation Zapatiste est une coordination de collectifs qui a organisé dans tout le Mexique le référendum lancé par les zapatistes à propos du texte des Accords de San Andres, signés par le gouvernement de Zedillo en février 1995 et incarnant les demandes des zapatistes en matière de droits et d’autonomie des peuples indigènes au Mexique. Comme ces Accords sont toujours restés lettre morte, les zapatistes ont organisés en mars 1999 une consultation populaire visant à renforcer leur légitimité et pousser le gouvernement à leur application. Cette consultation fut un succès, mais n’a rien changé à l’immobilisme du gouvernement et la poursuite de la guerre de basse intensité. A la suite de cette action consultative, la plupart des collectifs de la Coordinadora se démantelèrent, sauf au Chiapas, où ils continuent un travail de mobilisation anti-capitaliste, anti-autoritaire et de soutien à l’EZLN.
Par Louise,
A-infos/Courant Alternatif
janvier 2001.
"Le gouvernement de Fox a commencé à appliquer au Chiapas un nouveau schéma contre-insurrectionnel au visage plus " humain ". Le plan combine les travaux du fichage politique avec une nouvelle politique de communication et un programme économique basé sur l’assistanat. L’objectif principal est de faire tomber les bannières zapatistes sur la base de la "légitimité démocratique " du nouveau régime. " (CarloFazio, La Jornada, 11 décembre 2000).
Voilà deux mois qu’au Mexique, les maîtres ont changé. Après 71 ans de règne du mal nommé Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), le pouvoir exécutif fédéral est passé aux mains du Parti de l’action nationale (PAN), élu pour une fois sans fraude électorale manifeste. Suite aux deux septennats de néolibéralisme intensif et sept ans de guerre au Chiapas, le "nouveau" gouvernement se distingue mal de l’ancien, puisqu’il est lui aussi féru de néolibéralisme et rompu aux stratégies de répression politique. Le gouvernement de Fox bénéficie cependant de l’effet de nouveauté, de la légitimité démocratique et surtout d’une stratégie médiatique ostentatoire. Dès ses premiers jours au pouvoir, Fox a ainsi affirmé haut et fort sa volonté de paix au Chiapas et s’est empressé de se présenter comme l’artisan du nouveau dialogue avec l’EZLN. Mais comme son prédecesseur Zedillo, Fox semble amateur de discours à double face.
Son rôle de promoteur de la paix lui sert ainsi de bouclier pour mener de front une guerre économique au Chiapas, et dans son sillage une stratégie de contre-insurerrection de l’ombre. A l’aune d’une nouvelle offensive des transnationales au Chiapas, le "dialogue" de Fox se résume principalement en un simple outil de propagande. L’EZLN, ses bases d’appui et la société civile (1) se mobilisent donc pour exiger du gouvernement mexicain la concrétisation des paroles en faits, et, dans la foulée, s’attaquent à la réunion régionale du Forum économique mondial à Cancún, Mexique...
"Transition démocratique", prouesses médiatiques et reprise du "dialogue" au Chiapas
Le 2 juillet 2000, une partie de la population mexicaine a voté contre le statut-quo, dégoûtée par les décennies de gouvernement autoritaire et populiste du PRI , par son système de parti d’Etat, par ses pratiques de corruption, de fraude électorale, de népotisme, etc. Fox récolte ainsi les fruits du travail des "opposants" au PRI, avec lesquels il ne forma pourtant qu’un seul bloc lors de ces dix dernières années pour accomplir l’œuvre néo-libérale et pour assurer la déroute politique et médiatique du parti de centre-gauche : le PRD. Fox profite donc d’une ouverture inespérée, maniant de façon opportuniste la façade de la "transition démocratique" (2). Lors des nombreux et onéreux (3) banquets de l’investiture, Fox est ainsi félicité pour son "pas en avant pour la démocratie en Amérique Latine" (4). La presse évoque la fin d’une "ère politique" (5) et Fox fait des promesses alléchantes de développement, de justice sociale, et de liberté au Chiapas... (6)
Bénéficiant de l’espace laissé par la crise politique du PRI, Fox use jusqu’à l’écoeurement les techniques de la communication pour y greffer sa propagande. Plus fin que son prédecesseur des technologies modernes de domination, Fox se met au parfum de la manipulation du langage, nouvelle arme désormais mondialisée des gouvernements néo-libéraux. Son populisme (post) moderne s’inspire de façon non dissimulée des techniques de domination utilisées dans les entreprises, ce qui n’est point étonnant puisque son principal "parcours politique" réside dans son expérience d’entrepreneur et qu’il ne fait qu’appliquer "ses méthodes entrepreneuriales (...) à la tâche partisane" (7). Les canaux médiatiques sont ainsi ses instruments favoris, auxquels il dédie une augmentation importante des dépenses publiques (8). Dans sa " ligne de communication ", Fox se soucie de l’intégration de la presse critique et pluraliste (9) et fait siennes dans ses discours certaines formules des mouvements zapatiste, féministe et syndicaliste.
Parmi ses beaux projets démocratiques, Fox prétend donc instaurer la paix et la justice au Chiapas. Il dit vouloir "impulser une politique de développement rural fondée sur le bien-être humain ; par la promotion des capacités des femmes et des hommes de la campagne, (...) par une politique agroalimentaire dont l’objectif primordial sera que les producteurs conservent la valeur de leur production" ! (10). Sans aller jusque là..., Fox a relancé la defunte Cocopa (Commission de Concorde et de Conciliation pour la Paix) pour qu’elle soumette au Congrès sa nouvelle proposition de loi sur les droits des populations indigènes, sensée être une synthèse du texte des Accords de San Andres (11) (cf. encadré, en début de mail). Les instances législatives doivent donc maintenant se prononcer sur cette initiative et la convertir en "une proposition de réforme constitutionnelle " (12), règlant la question de l’autonomie et des droits des populations indigènes (13).
"Beaucoup de bruit de paix, pour que le son de la guerre ne s’entende pas" (14)
Malgré sa méfiance envers le ton propagandiste de Fox et la connaissance de ses vues néo-libérales, l’EZLN ne peut refuser le dialogue a priori sans risquer de perdre tout soutien de la population et sans mettre en danger ses bases civiles qui sont encore et toujours encerclées par l’armée. Le premier décembre 2000, l’EZLN est donc sorti d’un long silence forcé par la
guerre et s’est prononcé pour une reprise du dialogue, laissant à Fox le bénéfice du doute, ce dernier n’ayant "pas encore attaqué les communautés indiennes" (15). L’EZLN prépare ainsi sa transformation de force militaire clandestine en "force politique ouverte" (16), prévoyant notamment pour le 25 février une marche depuis le Chiapas jusqu’à la ville de Mexico, afin d’interpeller les membres du Congrès pour qu’ils légifèrent enfin sur la proposition de loi indigène. L’EZLN a posé trois conditions de base à la ré-ouverture de ces négociations politiques:l’accomplissement des Accords de San Andres, la liberté de touTEs les prisonniers-ères politiques zapatistes, le retrait et la fermeture de sept positions-clé de l’armée fédérale au Chiapas (parmi les 259 que l’armée maintient dans la zone de conflit) (17). Or un mois et demi après ses premières déclarations, Fox menace déjà d’interrompre le processus de paix, prétextant le manque de substance et de sérieux de la part de l’EZLN (18). Le gouvernement laisse donc inaccomplies les trois demandes posées par l’EZLN : "il y a toujours 80 IndienNes zapatistes dans les prisons du Chiapas, du Tabasco et du Querétaro ; l’armée a quitté trois positions, mais il en manquent quatre, et la reconnaissance constitutionnelle des droits et de la culture indigène demeure en plan" (19). Le 12 janvier dernier, 10 000 IndienNes formant les bases d’appui de l’EZLN se sont mobiliséEs dans les rues de San Cristobal pour appuyer ce constat. Face à la lenteur d’action de Fox, l’EZLN soupçonne le gouvernement de ne faire de la paix qu’une seule arme propagandiste, laissant à mi-chemin la réalisation de ses promesses, et faisant trainer les choses tout en claironnant sa volonté de dialogue. C’est aussi l’avis des 120 organisations de la " société civile " (cf. note 1) qui ont manifesté récemment à Mexico pour dénoncer la faiblesse des actions du gouvernement, affirmant que "l’on ne peut pas substituer la volonté de dialogue avec une publicité qui dépasse les faits réels" (20). Pour résumer, le Souscommandant reconnaît "qu’il y a des avances, mais que ces petites avances tendent à servir de piège, comme si tout était prêt, comme si le dialogue et la paix étaient acquis" (21). Or le doute se fait de plus en plus grand quant aux retombées réelles du discours de paix, la proximité de Fox avec les milieux économiques lui dictant de suivre les intérêts des syndicats d’entrepreneurs dans l’orientation des négociations. Ces derniers exigent ainsi actuellement le refus de la marche zapatiste à Mexico, car elle représenterait un danger pour les marchés et les investisseurs... (22) La contradiction entre les plans économiques de Fox et ses belles promesses quant à l’autonomie des populations indiennes apparaît de plus en plus et les méfiances exprimées par l’EZLN tendent à se confirmer : "Nous ne pouvons faire confiance à qui s’est distingué par sa superficialité et son ignorance en signalant que les demandes indigènes se résolvent avec "des bagnoles, des télés et des boutiques" (...), nous ne pouvons donner crédit à qui prétend "oublier" (ceci est " amnistier ") les centaines de crimes commis par les paramilitaires et leurs patrons (...), nous ne pouvons nous fier à qui, avec la courte vue de la logique gestionnaire, tient comme plan de gouvernement la conversion des Indigènes en mini-micro-entrepreneurs ou en employés de l’entrepreneur de ce septennat" (23).
De l’encerclement militaire à la répression policière : Plan Chiapas 2000 ou quand les uniformes changent de couleur...
Le projet de démilitarisation est un élément-clé de la campagne de paix menée par le nouveau président. Toujours en grandes pompes médiatique, Fox n’a cessé d’affirmer sa volonté de retirer les troupes du Chiapas, et annonça quelques heures après son investiture qu’il avait donné l’ordre de démilitariser le Chiapas. Si cette nouvelle fit le tour du monde, au Chiapas son application demeure peu manifeste et la majorité des casernes de la zone de conflit restent en place. Or elles risquent de le rester encore longtemps, puisque Fox, préoccupé par les intérêts des cartels d’entreprise qui estiment que le gouvernement a déjà fait assez de concessions, vient d’annoncer l’arrêt du repli des troupes du Chiapas (24).
La "démilitarisation" s’est donc traduite, et dans certaines régions seulement, par le simple retour des soldats à leurs quartiers, ce qui n’empêche pas la triste "coutume du barrage" (25) de perdurer. Seules trois casernes militaires ont été démantelées (26) et leurs effectifs tendent à se déplacer vers d’autres zones (notamment dans la zone frontière avec le Guatemala) qui voient croître l’occupation militaire (27). L’EZLN avait pourtant bien insisté sur le fait que le retrait des troupes "ne pourrait se contenter d’un déplacement de quelques mètres des positions militaire" (28), mais entre retrait total, repli ou repositionnement, Fox se contredit sans cesse.
L’interprétation de la "démilitarisation" demeure donc très libre, comme en témoigne cette déclaration du président de la Commission de défense nationale de la Chambre des députés pour qui "le retrait des barrages au Chiapas ne signifie pas que l’armée mexicaine se replie de la zone du conflit" (29). Ce militaire à la retraite souligne que la diminution du nombre des troupes ne veut pas dire le renoncement à la "protection" de la frontière, des zones écologiques, et de la population devant le risque d’un affrontement entre les différents groupes armés. "Nous ne pouvons pas nous retirer parce que quelqu’un doit éteindre le feu" (30). On ne peut être plus clair... Il faut noter que ce dernier argument n’a absolument rien de nouveau, puisqu’il a servi à légitimer la présence de l’armée au Chiapas depuis les débuts de l’offensive militaire en février 1995 et qu’il permet une fois de plus d’éluder le rôle de l’armée dans le processus de para-militarisation au Chiapas. Sur ce thème peu médiatique, Fox reste assez silencieux, prétextant la nécessité de prendre le temps pour résoudre les problèmes un par un au cours des six prochaines années (31). Tiens, on croyait que Fox allait tout résoudre en 15 minutes... Un rapport récent du Centre Fray Bartolomé de Las Casas appelle pourtant à plus d’urgence, mettant en évidence la persistance des violations des droits humains au Chiapas, "en dépit des changements résultant des élections fédérales et départementales" (32). Ce rapport souligne en particulier les violences de la part de groupes paramilitaires, et le maintien de l’impunité pour les responsables intellectuels des crimes commis par ces derniers (dont principalement le massacre d’Acteal).
Du vert militaire au bleu des polices...
Mais au fond, les plans de répression de Fox peuvent bien se passer des militaires, ou du moins de leur uniforme. Dans un document nommé Plan Chiapas 2000, dont la diffusion a visiblement été négligée par son service de la communication, Fox élabore la ligne de la stratégie contre-insurrectionnelle du nouveau gouvernement. Celui-ci prévoit entre autres de renforcer la propagande contre le mouvement zapatiste, ainsi que les "actions tactiques (...) de fichage et d’infiltration contre les groupes d’incidence zapatiste" (33). Le Plan Chiapas 2000, texte émanant de la plume de quelques généraux du Secrétariat de ladéfense nationale, s’inspire en fait d’un document écrit en 1993 sous Salinas de Gortari et visant à traquer les "conspirateurs" de l’EZLN, dont l’évêque Samuel Ruiz (34). Le plan Chiapas 2000 allie répression et travail de l’image : le document insiste sur les moyens médiatiques de substituer la figure du président à celle du leader zapatiste au Chiapas, comme seul promoteur de la paix et de la justice pour les populations indigènes. Pour y parvenir, le texte recommande notamment d’imiter la politique de communication sociale de l’EZLN ! (35) La propagande du nouveau gouvernement cherche à démontrer que les membres de l’EZLN ne sont que purs délinquants, narco-trafiquants ou comploteurs marxistes-léninistes, ou encore homosexuels et donc coupables de "déviance psychologique" (36).
Les moyens musclés de cette politique de répression passent par un renforcement de la présence policière au Chiapas. Le plan annonce ainsi d’un côté la "démilitarisation", à savoir "le retour des unités militaires à leurs casernes (sans les retirer de la zone pour les maintenir en alerte permanente), à l’exception des points stratégiques (installations pétrolières, électriques, zone frontière, etc.)" (37), et, de l’autre, il prévoit l’établissement d’une "présence effective et forte d’éléments policiers du ressort fédéral dans toute la zone de conflit, de telle sorte que seront augmentés de manière considérable les effectifs de la Police judiciaire fédérale, de la Police fédérale préventive, de la Migration, de la Police fiscale fédérale, etc., pour parvenir à une présence permanente de forces fédérales dans la région, sans que cela se soit perçu comme une mesure répressive (sic !)" (38). Quant aux paramilitaires, le plan envisage un dialogue avec les propriétaires, fermiers et éleveurs, afin de répondre à leur demandes légitimes de sécurité, "les exhortant à créer des compagnies de sécurité privées qui respectent les exigences de la loi, évitant de cette manière des opérations clandestines" (39). Enfin le plan vise également à casser les solidarités internationales et locales, parmi lesquelles les membres de l’Eglise catholique ayant appuyé les zapatistes (jésuites indépendants, partisans de la théologie de la Libération, prêtres proches du diocèse de Samuel Ruiz etc.), et les appuis à l’étranger : le plan recommande "d’établir des mécanismes qui permettent de bloquer les fonds internationaux de financement de l’EZLN (...) et d’éviter dans le mesure du possible l’entrée d’observateurs étrangers dans la zone de conflit, afin de réduire la capacité d’action et de mouvement de l’EZLN (...)" (40).
Notes :
1.Le mouvement zapatiste se caractérise par la participation et le rôle politique essentiel de la " population civile ", qui se compose d’une part des bases d’appui zapatistes (réseau de communautés indiennes très proches de l’EZLN, participant à la logistique et à certaines décisions politiques du mouvement), d’autre part de la "société civile" (l’ensemble des organisations et individus n’appartenant pas à l’Etat, qui partagent et soutiennent les idées de l’EZLN au niveau national et international).
2. Communiqué du sous-commandant Marcos, juillet-décembre 2000.
3. Le soir de l’investiture, le président et ses invitéEs dépensèrent la modique somme de 7 millions de pesos (env. 6 millions de FF) pour célébrer l’avènement de la démocratie... (La Jornada, 2décembre 2000).
4. La Jornada, 1 décembre 2000.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Communiqué du sous-commandant Marcos, juillet-décembre 2000.
8. La Jornada, 5 décembre 2000.
9. La Jornada, 1 decembre 2000.
10. Cuarto Poder, 4 Décembre 2000 .
11. La Jornada, 1er et 3 Décembre 2000.
12. La Jornada, 6 Décembre 2000.
13. Ibid.
14. Sous-commandant Marcos, 12 janvier 2001.
15. Communiqué du sous-commandant Marcos, 2 décembre 2000.
16. La Jornada, 3 décembre 2000.
17. Ibid.
18. La Jornada, 21 janvier 2001.
19. La Jornada, 13 janvier 2001.
20. Ibid.
21. Communiqué du sous-commandant Marcos, 12 janvier 2001.
22. La Jornada, 21 janvier 2001.
23. Sous-commandant Marcos, La Jornada, 3 décembre 2000.
24. La Jornada, 21 janvier 2001.
25. La Jornada, 6 décembre 2000.
26. Communiqués de l’EZLN des 1, 2, 3, et 12 janvier 2001 ; La Jornada, 2 janvier 2001.
27. La Jornada, 8 janvier 2001.
28. La Jornada, 3 décembre 2000.
29. La Jornada, 5 décembre 2000.
30. Ibid.
31. La Jornada, 23 décembre 2000.
32. La Jornada, 2 janvier 2001.
33. La Jornada, 11 décembre 2000.
34. Milenio Semanal, janvier 2001.
35. Ibid.
36. Ibid.
37. Ibid.
38. Ibid.
39. Ibid.
40. Ibid.
Entre répression militaire et guerre économique : Plan Puebla-Panama et... hop ! "en avant marche la maquila jusqu’au sud-est"
La paix envisagée par Fox n’est ainsi que la continuation de la répression sous d’autres formes, dont l’offensive économique constitue une partie tout à fait centrale. Pour un peu qu’on se penche sur le programme de Fox, laissant de côté un moment la stratégie communicative et le discours lénifiant de pacification, on se trouve en prise avec un pragmatisme économique à tout rompre, dont la principale devise est : "la politique comme négoce (je te donne tu me donnes) et non comme exercice citoyen et collectif"(1). Fort de ses antécédents d’entrepreneur, Fox croit à l’initiative privée comme en aucune autre religion et la considère comme la base de la croissance économique et de l’emploi. Ses plans se révèlent donc sans surprise : nouvelle gestion publique, ouverture aux capitaux privés, privatisation, micro-crédit, filet social et organisations de charité pour les populations rurales et indiennes, zones de libre échange, ouverture aux capitaux étrangers, financement aux entreprises, industrie maquiladora (2), etc. Parmi les projets concrets à venir, le peuple mexicain devra ainsi notamment compter avec :
l’ouverture du secteur électrique aux capitaux privés, (mais Fox assure que le gouvernement conservera le contrôle de la planification et de l’expansion du secteur électrique !)(3)une politique de New Public Management dans le secteur étatique du pétrole. Fox est un homme de bonne foi qui tient ses promesses de campagne : la Pemex (entreprise nationale de pétrole) restera patrimoine de l’Etat, mais subira simplement une légère transformation en "entreprise guidée par des critères d’efficacité"(4). Bref, à court terme (une fois passé le délai respectable de la parure démocratique) cela signifie la privatisation, ce n’est qu’une question de temps ; la réalisation du Plan Puebla Panama, soit la création d’une zone de libre échange (tiens, du nouveau !) au sein du "triangle nord de l’Amérique Centrale", comprenant le Mexique, le Bélize, le Guatemala, le Honduras et le Salvador, pour y "dynamiser l’échange commercial et les investissements"(5). Le Mexique pourra ainsi faire comme son grand frère étasunien et installer ses propres Maquiladoras au Nicaragua. Il a bien le droit lui aussi ! mais le plus beau, et là on commence à sentir le goût amer d’une mauvaise plaisanterie, c’est la proposition d’expansion des maquiladoras vers le sud du pays, en particulier au Chiapas, où "il y a des ressources naturelles qui sont déjà épuisées au nord"(6). Fox n’a ainsi pas peur d’annoncer que la pacification au Chiapas permettra d’impulser le dit plan " en avant marche la maquila jusqu’au sud-est" !!(7). Il y a alors de quoi se prononcer contre "la paix" ! Les produits issus de l’industrie maquiladora doivent donc être multipliés par dix selon les plans du nouveau ministre de l’économie Luis Ernesto Derbez Bautista, avec un développement tout à fait spécial au Chiapas (8). Ce dernier se définit ouvertement comme néo-libéral (on l’avait compris), mais précise qu’il est opposé au libéralisme à outrance et qu’il se préoccupe du bien-être des gens (9). Ainsi, en vue de la réalisation dudit bien-être, il prévoit de faciliter le crédit aux entreprises, en priorité étrangères, et vise l’augmentation de la productivité au Chiapas, avec une attention spéciale pour les " industries automobiles, électro-électroniques et de biens de capital" (10).
Le plan Puebla Panama et son versant mexicain, le plan de la Marche de la maquila au sud-est, constituent à la fois la "face économique du plan militaire Chiapas 2000 (...) et l’ultime phase du plan contre-insurrectionnel" qui sévit depuis sept ans au Chiapas (11). Fox a reçu ce plan économique clé en main, de la part de l’ex sous-secrétaire des impôts de Zedillo, qui avait préparé un "plan stratégique" d’investissement économique au Chiapas pour le candidat du PRI Labastida. Ce dernier ayant perdu les élections, il a revendu l’affaire au vainqueur Fox, lequel a confié sa promotion au multimillionaire et détenteur d’entreprises d’extraction de ressources naturelles au Chiapas : Alfonso Romo. Ce dernier est soupçonné par des ONG basées à San Cristobal de pratiquer de la biopiraterie dans la région, sous couvert de préoccupations écologistes.
Le fait est que le Chiapas regorge de ressources naturelles ressources en eau, hydrocarbures, biodiversité encore vierge et que pour cette raison même les entreprises qui oeuvrent dans cette région comptent parmi les plus importantes transnationales mondiales en agro-biotechnologie. La Banque Mondiale elle-même affirme que le Chiapas " est un champ expérimental intéressant en biogénétique et en biodiversité pour les entrepreneurs" (12). En effet, la seule forêt lacandone - qui par ailleurs regroupe 8 municipalités d’influence zapatiste ... - génère 40% des ressources hydro-électriques du pays, rassemblent les espèces les plus rares d’arbres, de plantes et d’animaux, et dans cette région le pétrole peut se renifler à fleur de sol... Ces ressources précieuses expliquent l’appétit des investisseurs transnationaux et la pression à la privatisation et à l’implantation de 71 nouvelles centrales électriques. La présence policière et militaire au Chiapas constitue le bras musclé de cette politique économique, qui non seulement réprime le mouvement zapatiste, mais assure l’intimidation, le déplacement ou l’expulsion des populations qui se trouvent sur le chemin des multinationales. Ces projets d’investissements comptent ainsi parmi leurs moyens l’aménagement de forces de sécurité publique pour protéger les personnes (et leurs biens !) qui investiront leurs capitaux dans la région ... Ces résolutions détonnent pour le moins avec les projets de négociations sur l’autonomie et les droits des populations indigènes du Chiapas, dont l’exigence d’un contrôle sur la terre, les forêts et autres ressources naturelles devra s’arranger avec "l’unique droit reconnu par le capital transnational : la liberté du marché"...(13)
Enfin, le libéralisme économique n’allant jamais seul, la victoire du PAN signifie également le renforcement du conservatisme sur le plan des libertés et des droits individuels, sexuels, des m¦urs et de la culture. Le parti vainqueur, traditionnellement défenseur d’une morale très conservatrice, fournit avec son triomphe une tribune aux tendances d’extrême droite (14). Depuis le 2 juillet (jour de la victoire électorale du PAN), la droite conservatrice de ce parti a déjà mené quelques offensives dans certains états où elle est majoritaire, et dont les femmes, en particulier les lesbiennes, ainsi que les gays et plus généralement tous les groupes sociaux minoritaires, sont les premières cibles. Parmis ces attaques, il faut compter la pénalisation de l’avortement en cas de viol, instaurée au mois d’août dans l’état du Guanajuato. D’autres exemples, moins tragiques mais néannoins inquiétants existent : dans l’état de Jalisco le PAN a interdit le port de la mini-jupe pour le personnel féminin des services publics et de l’administration, dans la ville d’Aguascalientes le PAN a fait campagne contre une exposition de photos parce qu’elle comportait deux nus, enfin, le plus drôle, au Yucatan le PAN a voté la pénalisation des pratiques de sexe oral ! Bref, un charmant avenir en perspective se dessine ...et qui devrait plaire au grand frère Bush de l’autre côté de la frontière !
Contre le capitalisme mondialisé et la commercialisation du Chiapas : la poursuite de la lutte de "la société civile".
Le projet politique de Fox parachève donc l’offensive néo-libérale de ses prédecesseurs. C’est un projet de pays qui signifie la transformation du Mexique en "grand magasin, quelque chose comme un "mega store" qui vend des être humains et des ressources naturelles au prix dicté par le marché mondial" (15). La politique de Fox est ainsi tout à fait en phase avec la ligne dictée par les grands organismes du commerce international, comme le Forum économique mondial (FEM), le Fonds monétaire international (FMI) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le gouvernement mexicain, en dépit des 40 millions de pauvres occupant sont territoire, ne veut pas être en reste dans le club des riches et veut compter parmi les membres du Premier monde.
Le Mexique est ainsi notamment partie prenante de ce qu’on peut considérer comme le " banc d’essai " de l’"Accord multilatéral sur l’investissement" (AMI), à savoir l’Accord nord-américain de libre échange (ALENA). L’AMI, lancé en grand secret par le G7 au sein de l’OCDE, prévoit l’élimination de tous les obstacles en matière de protection sociale ou culturelle, de droit du travail ou d’écologie empêchant la " libre implantation des entreprises au-delà de leurs frontières" (16). C’est une "emprise sociale globale" (17) de la part des sociétés transnationales, qui leur permet de se soustraire " aux contraintes des lois et des règlements nationaux, tout en protégeant pleinement leurs secrets et leurs bénéfices" (18). Or l’Accord Nord-Américain de Libre Echange (A.L.E.N.A.), signé en 1994 entre Les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, constitue " actuellement la forme institutionnellelaplus achevée de la libéralisation et de la dérèglementation illimitées " en matière d’investissement et de circulation des entreprises et de leurs capitaux (19).
Le Mexique est aussi cette année le terrain de jeu d’un meeting régional du Forum économique mondial (FEM), qui après les Alpes suisses se retrouve sur les plages de Cancun le 26 février, pour discuter des stratégies d’investissement au Mexique et dans la région de l’Amérique Centrale. La réunion intègre le Conseil mexicain de l’investissement (MIB), le gouvernement Fédéral (Fox et son cabinet) et des invités spéciaux dont l’ancien président Zedillo. Le FEM, groupe international le plus puissant, impulsant la ligne de conduite du processus de la globalisation, réunit ainsi d’un côté les principeaux décideurs économiques du marché globalisé et les gouvernements des pays chargés d’appliquer cette politique parmi la population. La réunion de Cancun aborde un vaste programme de discussions sur la position stratégique du Mexique au sein "des Amériques", sur ses différentes alliances commerciales, sur la gestion de l’ALENA, sur l’efficience des structures administratives mexicaines, sur le développement de l’industrie automobile et énergétique au Mexique, etc, etc.
Le mouvement zapatiste est ainsi plus que jamais relié à la résistance internationale contre la mondialisation. Au-delà de l’exigence d’accomplissement du dialogue au Chiapas, les bases d’appui et la "société civile" (20) appellent l’EZLN à faire "un détour par Cancún" lors de sa marche sur Mexico, et se joignent au mouvement anti-mondialisation pour protester contre la commercialisation du Chiapas et du Mexique. Dans un mouvement signé F26, plusieures organisations se rendent à Cancun, dont le Réseau mexicain d’action contre le libre commerce (RMALC), dans le cadre des actions prévues contre la signature du texte de l’ALCA (Area de Libre Comercio de las Américas) programmée pour avril 2001 au Québec. Une partie de la "société civile"- autrement dit une partie des organisations et individus qui se sont mobilisés depuis le début du mouvement zapatiste pour soutenir ses revendications - voit ainsi aujourd’hui plus loin que le seul processus de négociations entre le gouvernement mexicain et l’EZLN. Cette nouvelle phase de dialogue laisse perplexe plusieurs représentantEs des communautés indiennes et plusieurs collectifs de militantEs, qui perçoivent avant tout la détermination et le long terme de la politique néolibérale de Fox. Alors que l’EZLN tente malgré tout un nouveau dialogue, certains intellectuels ayant soutenu les zapatistes semblent impatients de voir le mouvement se transformer en parti, pressant les zapatistes de saisir l’espace démocratique désormais ouvert et les signes de dialogue donnés par le gouvernement (21). Les collectifs de base qui luttent dans le sillage de l’EZLN ne voient pas les choses du même ¦il et considèrent au contraire que si l’EZLN s’incline vers des concertations avec l’Etat, la poursuite de la résistance contre la guerre économique au Chiapas ne fait que commencer. C’est l’avis notamment des camarades de la Coordinadora pour la Consultation Zapatiste de la zone des Hautes Terres, pour qui laparticipation démocratique laissée dans le processus de négociations entre le gouvernement et l’EZLN demeure restreinte, et qui tendent ainsi à redéfinir leur action politique dans un espace de lutte anti-capitaliste dépassant le Chiapas. Contrairement aux différentes étapes précédentes de dialogue (avorté), l’EZLN affirme cette-fois vouloir développer "de nouvelles formes de dialogue sans intermédiaire" (22), ouvrant la mobilisation aux citoyens" et se tournant plus directement vers la ville de Mexico et le monde que vers les communautés indiennes du Chiapas. Ces dernières sont ainsi incitées à faire entendre leur propre voix, qui ne coincide pas toujours avec les orientations de l’EZLN. Certaines bases civiles (comme les communautés indiennes de Amador Hernandez) estiment par exemple que les conditions du dialogue devraient être plus exigeantes, et inclure le désarmement des groupes paramilitaires, le retrait des troupes à son niveau de 1994, et le jugement des gouverneurs du Chiapas en place pendant la période du conflit. Dans tout le Mexique, la "société civile" prend ainsi ses propres initiatives pour exiger de Fox qu’il réalise ses promesses. Mais leur lutte ne s’arrête pas à la porte du Congrès, où doit se dérouler le processus de dialogue. Elle s’attaque aux projets capitalistes du gouvernement et à leur insertion dans les politiques de la globalisation, dans le cadre desquelles il ne peut y avoir de paix au Chiapas !
Notes :
1 Communiqué du sous-commandant Marcos, juillet-décembre 2000.
2 Les maquilas sont des usines d’exportation, dont le capital et la technologie sont détenus par des compagnies étrangères et le travail fourni par la main d’¦uvre locale bon marché (Lara Flores, 1992, p. 38). Au Mexique, elles sont implantées principalement au nord, dans la zone frontalière avec les Etats-Unis, ainsi qu’au Yucatan et dans la région frontalière avec le Guatemala. Dès la fin des années 60, le développement de l’industrie maquiladora au Mexique fit partie d’une politique concertée avec les Etats-Unis pour limiter l’immigration de la population mexicaine et pour créer des zones " d’emplois " au Mexique. Ce type d’investissement transnational et de libre circulation du capital et des marchandises issues de l’industrie d’exportation s’intègre également dans le processus de libre échange, incarné depuis 1994 par l’Accord nord américain de libre échange (ALENA).
3 La Jornada, 6 décembre 2000.
4 Ibid.
5 La Jornada, 1er décembre 2000.
6 La Jornada, 6 décembre 2000.
7 Ibid.
8 La Jornada, 5 décembre 2000.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 La Jornada, 10 janvier 2001.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Communiqué du sous-commandant Marcos, juillet-décembre 2000.
15 Sous-commandant insurgé Marcos, La Jornada, 3 décembre 2000.
16 Observatoire de la mondialisation, 1998, p. 30.
17 Ibid, p. 23.
18 Ibid, p. 25.
19 Ibid, p. 12.
20 Le mouvement zapatiste se caractérise par la participation et le rôle politique essentiel de la " population civile ", qui se compose d’une part des bases d’appui zapatistes (réseau de communautés indiennes très proches de l’EZLN, participant à la logistique et à certaines décisions politiques du mouvement), d’autre part de la " société civile " (l’ensemble des organisations et individus n’appartenant pas à l’Etat, qui partagent et soutiennent les idées de l’EZLN au niveau national et international)
21 José Gil Olmos, La Jornada, 26 décembre 2000.
22 Sous-commandant insurgé Marcos, communiqué du 3 janvier.
Ouvrages cités :
– LARA FLORES, Saria Maria (1992). "La flexibilidad del mercado del trabajo rural : (una propuesta que involucra a las mujeres)". Revista Mexicana de Sociologia, No 1/92.
– OBSERVATOIRE DE LA MONDIALISATION (1998). "Lumière sur l’A.M.I.. Le test de Dracula". Paris, L’Esprit Frappeur.