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Avril 2003
En soulignant «la rationalité et la cohérence d’une mondialisation à finalité humaine», j’entends démontrer que - selon la formule bien connue - «un autre monde est possible». Et je signifie également mon
intention de me situer sur le terrain du discours scientifique le plus strict - «exposé à la réfutation» selon la définition de Popper [1] -
et non sur celui des bons sentiments. Le fait qu’il n’y ait pas nécessairement à rougir de ces derniers ne nous autorise pas, en effet, à mélanger les genres.
La mondialisation appartient au domaine des faits: «le fait de devenir mondial, dit le Robert, de se répandre dans le monde entier».Il ne sert à rien de nier un fait: quand il est, il se contente d’être.avec obstination. On ne l’influence qu’en partant de
la réalité de son existence. On ne le supprime pas par décret: pas plus aujourd’hui la mondialisation ou l’ordinateur qu’hier la nation ou la machine à vapeur.
Il s’agit, en un sens, d’un fait vieux comme le monde : depuis les Phéniciens au IX° siècle avant Jésus-Christ, en passant par le Grecs, les foires de Champagne au Moyen-Age, la découverte du Nouveau-Monde à
partir de 1492, les villes méditerranéennes de la Renaissance, les conquêtes coloniales aux XVIII° et XIX° siècles, le développement des moyens de communication au XX° siècle, les hommes n’ont cessé de se lancer à la conquête de l’espace.au-delà même de la planète. Les flux de capitaux et de marchandises dans le monde ont revêtu, dans le passé, une importance relative parfois aussi grande qu’aujourd’hui: ainsi en France, au début des années 1920, l’échange international représentait-il 25% du PIB, tout comme à la fin du même vingtième siècle. Sans doute le besoin d’exploration est-il profondément ancré dans l’essence même de la vie: Jean Piaget, dans un de ses derniers
livres, Le comportement moteur de l’évolution (1976), soulignait la tendance spontanée de la plus élémentaire des cellules vivantes à explorer le monde qui l’entoure et donc à évoluer en s’adaptant à des milieux nouveaux.
C’est un fait dont on ne saurait nier les aspects bénéfiques. Le Produit mondial multiplié par neuf au cours du dernier demi siècle, le Produit par tête français augmenté de 53% en un quart de siècle ; le
recul des taux de mortalité en Asie, en Afrique et en Amérique latine où en quarante ans les gains obtenus sont l’équivalent de ceux que l’Europe avait mis 150 ans à enregistrer à partir du début du XIX°siècle; le recul de la malnutrition et la disparition des famines
chroniques en Asie du Sud [2], même si l’on attribue l’essentiel de ces phénomènes au progrès technologique, il faudrait être aveugle ou
partial pour nier que l’abaissement des frontières et l’
intensification des échanges entre les peuples y entrent pour une certaine part.
Il est permis cependant de mettre en cause les formes nouvelles que ce fait a prises de nos jours. Car la mondialisation ne se définit pas seulement de manière quantitative. Deux phénomènes récents - l’un technique, l’autre politique - sont venus en renouveler profondément la portée:
– L’apparition de l’ordinateur et l’émergence de l’immatériel: «Nous sortons du néolithique», disait souvent à ses amis, le grand paléontologue André Leroi-Gourhan. Il signifiait par là qu’au néolithique, en se sédentarisant, les populations humaines -
utilisant systématiquement le sol comme réceptacle de l’énergie solaire pour faire croître la plante et élever l’animal - étaient entrées dans une phase de développement tirée par l’énergie (le soleil, le vent, l’eau, la vapeur, l’électricité, le pétrole, l’atome, les énergies physico-chimiques.) et que nous entrions dans une nouvelle phase dont les moteurs se déplaçaient, hors de ce champ, vers celui de l’immatériel. C’est une révolution considérable, dont nous commençons à peine à entrevoir les effets.
L’ordinateur est aussi cet instrument qui permet de relier l’un à l’autre, en temps réel, tous les points du monde: ainsi, pour n’évoquer qu’un exemple frappant, a-t-on pu suivre instantanément, sur l’ensemble de la planète, la tragédie de Manhattan à mesure qu’elle se déroulait. «Une économie capable de fonctionner comme unité en temps réel à l’échelle de la planète».C’est ainsi que Manuel Castells [3] définit la «globalisation»; il s’agit d’une situation nouvelle et qui transforme radicalement la nature du phénomène.
Un monde d’interdépendances généralisées, organisé en réseaux et mené par les forces de l’immatériel, c’est cette mutation, bien plus que le développement strictement quantitatif des échanges qui caractérise la
mondialisation contemporaine. Mais ce qui découle de ce cadre renouvelé dépend de la politique à laquelle on le soumet.
– La politique néo-libérale inaugurée dans les années 1980: par le Président Reagan et Madame Thatcher, se caractérise par la mise en ouvre du Consensus de Washington [4], élaboré au début des années 1980 par le G7, dans la ligne idéologique ultra-libérale de Friedrich Hayek, Milton Friedman et l’école de Chicago.
Parmi les principales dispositions de ces nouvelles «Tables de la Loi» figure la libre circulation des capitaux dans le monde que le tandem Reagan-Thatcher a traduite par le symbolique « 3D »:
déréglementation ou suppression des obstacles réglementaires à leur circulation ; désintermédiation ou financement des entreprises et des Etats par recours direct au marché financier sans passer par l’intermédiation du système bancaire et décloisonnement c’est-à-dire ouverture des frontières et réduction des barrières existant entre les divers marchés financiers et monétaires.
Le résultat est double:
– d’une part le repliement de la « sphère financière » sur sa propre logique, déconnectée des impératifs de l’économie réelle: celui qui veut investir ou emprunter peut rechercher le meilleur rendement en se
contentant de passer d’une monnaie ou d’un titre à l’autre, d’une obligation en euro à un titre en dollar et d’une obligation privée à un bon du trésor: « la finance internationale suit désormais sa propre logique, qui n’a plus qu’un rapport indirect avec le
financement des échanges dans l’économie mondiale [5] »; en un mot, la logique monétaire se boucle sur elle-même; la Bourse se situe au centre de la vie économique, la spéculation devient un des principaux moyens de gagner de l’argent;
– d’autre part son renforcement et sa capacité d’imposer cette logique à tous les niveaux de la vie économique: de 1989 à 1998, le volume du marché des changes est multiplié par trois, le volume des fonds
contrôlés, en 2000, par les grandes institutions financières (banques, sociétés d’assurance, fonds de pension, fonds spéculatifs.) s’élève approximativement à 30 000 milliards de dollars, soit presque l’équivalent du produit mondial [6]; une journée de spéculation sur devises représente 1500 à 1600 milliards de dollars [7], soit à peu près le montant des réserves d’or et devises de toutes les principales banques centrales dans le monde; c’est dire que cette « sphère financière » possède la « puissance de feu » qui lui permet d’imposer sa loi à tous les niveaux de la vie économique: entreprises, nations
et institutions internationales; c’est désormais l’instrument qui impose sa loi, le capitalisme s’est fait actionnarial.
La différence entre ce néo-libéralisme et le courant de pensée libéral traditionnel tient tout entière dans ce renversement de la dialectique des fins et des moyens.
– Pour le courant libéral traditionnel: la finalité reste la satisfaction des besoins humains et le marché est supposé en être le meilleur instrument. Il en est ainsi, avec de fortes nuances bien sûr, de la plupart des premiers classiques: Smith (qui dénonce clairement
les dérives dues à la domination du profit), Jean-Baptiste Say, Stuart Mill (aux accents toujours extrêmement humains). Un empirisme certain les conduit à subordonner le jeu du marché à ses conséquences
sociales. Il en va de même avec l’école néo-classique : Menger, Jevons, expriment des préoccupations environnementales ; Walras, lorsqu’il passe de son « économie pure » à « l’économie appliquée » et à « l’économie sociale », se réclame du socialisme et milite pour les coopératives. Leurs continuateurs contemporains - en France Courtin, Allais, Rueff, Boiteux., aux Etats-Unis John Rawls - sont de la même
veine. Notre désaccord - fondamental - avec ces auteurs, porte sur la confiance excessive que - selon nous - ils font à la régulation marchande. Mais les oppositions parfois vives que l’on peut marquer
envers leurs conceptions ne sont pas exclusives du respect que l’on doit à la noblesse des fins poursuivies.
– Le néo-libéralisme, au contraire, renverse la relation : il finalise l’instrument et instrumentalise la finalité. La performance financière posée comme objectif suprême justifie tous les sacrifices humains :
flexibilité des salaires et de l’emploi, régression de la protection sociale; cela pouvant aller jusqu’à l’abject lorsqu’un gouvernement obéissant à la pression des industries pharmaceutiques bloque l’application de l’accord de Doha qui autorisait les pays pauvres à produire des médicaments génériques à bas prix pour combattre le Sida: la vie humaine pèse donc moins que les recettes « juteuses » des brevets, proclamées indispensables à la recherche pharmaceutique, évidemment justifiée par sa contribution au salut des vies humaines.
Quel respect peut-on porter à de telles politiques et à ceux qui les pratiquent ou les justifient?
Les libéraux de la grande tradition ne sont guère tendres envers cette attitude. Le prix Nobel Maurice Allais, n’hésite pas à qualifier la forme de mondialisation qu’elle génère de « chienlit mondialiste
laisser-fairiste ».
De ce renversement de la relation découle un changement de radical dans la logique-même du système capitaliste.
– Au temps du capitalisme managerial, où se trouvaient directement confrontés les intérêts des entrepreneurs et ceux des travailleurs représentés par leurs syndicats, un « cercle vertueux » dit « fordiste », régissait les relations entre salaires et profits.
Chacun des interlocuteurs avait compris que son revenu était lié à celui de l’autre: pas de profit sans salaires permettant d’accroître les débouchés ; pas de salaire convenable sans profits permettant d’investir. Au-delà de l’âpreté des négociations et des conflits
sociaux, existait une zone de compromis possible dont les interlocuteurs étaient pleinement conscients. La solidarité l’emportait sur les antagonismes.
– Avec le capitalisme « actionnarial » , le « cercle vicieux » des intérêts foncièrement opposés se substitue au précédent. La rente de l’actionnaire en effet, ne se nourrit pas de l’augmentation des autres
revenus mais des ponctions qu’elle effectue sur eux. Chacun des points du consensus de Washington obéit à cette considération: réduire la masse salariale, la dépense publique, la protection sociale, privatiser les activités publiques, privilégier la lutte contre l’inflation - par l’équilibre budgétaire notamment - pour éviter que la hausse des prix ne vienne ronger « l’intérêt réel » en un mot, le revenu de l’actionnariat contre tous les autres.la relation est ici foncièrement conflictuelle.
– Ce n’est pas « la » mondialisation qui est en cause mais « une » certaine mondialisation.
Que reproche-t-on à ce système ?
Il ne s’agit pas de nier, nous l’avons dit, que l’ouverture des frontières ait fortement contribué à l’augmentation du produit mondial de ces dernières années. Mais la santé d’une économie - et a fortiori
d’une société - ne s’apprécie pas à cette seule performance.
Un examen plus détaillé permet d’alimenter trois types de reproches.
– L’aggravation des inégalités et de l’instabilité dans le monde :
La libre circulation des capitaux, qui devait réduire les inégalités, les aggrave. L’ouverture des frontières leur permettrait, nous disait-on, de s’orienter prioritairement vers les régions où les besoins étant moins bien satisfaits, les investissements seraient plus
fructueux. C’était oublier qu’entre le besoin et la demande se glisse la pouvoir d’achat et que l’intensité des besoins insatisfaits ne suffit pas à attirer les capitaux vers les pays pauvres. Les capitaux cherchent le rendement et la sécurité. Ils s’orientent donc d’abord vers les régions riches et stables du monde : 80% vers les pays de la « Triade » (Etats-Unis, Europe et Japon) et le reste se concentre pour l’essentiel sur une dizaine de pays émergents, au premier rang desquels se trouvent la Chine et l’Inde.
Le résultat, en termes d’inégalité apparaît clairement. L’enrichissement moyen s’accompagne d’une aggravation des écarts aux extrêmes. Rappelons rapidement quelques données bien connues: le rapport des revenus des 20% les plus riches de la population mondiale aux 20% les plus pauvres qui, de 1960 à 2000, est passé de 30 à 78 ;
les 850 millions de sous-alimentés de la planète ; les 1 300 000 000 de personnes qui (sur)vivent avec 1 dollar par jour ; les 80 pays les plus pauvres dont le produit par tête a décru sur dix ans.... Le « Rapport mondial sur le développement humain 2001 » du PNUD souligne que, selon une enquête récente de Milanovic, portant sur 84% de la population humaine, en 1993 :
– « le revenu des 10% d’êtres humains les plus pauvres ne représentait que 1,6% de celui des 10% les plus riches;
– à l’échelle planétaire, les 1% les plus riches disposaient d’un reve nu cumulé égal à celui des 57% les plus pauvres ;(.)
– 25% des habitants de la planète se partagent 75% du revenu mondial ».
La libre circulation des devises couplée à la libre fluctuation de leur cours devait, selon Monsieur Friedman, conduire les taux de changes à se fixer au niveau dit « de la parité des pouvoir d’achat », celui où le pouvoir d’acquisition de toutes les devises serait
équivalent dans tous les pays. Cela - sur le papier - paraissait évident : si le cours d’une devise s’élevait au-dessus de ce niveau, il deviendrait plus onéreux de recourir à elle pour se procurer des marchandises ; elle serait donc délaissée au profit de devises moins
chères permettant d’obtenir les mêmes marchandises à meilleur marché et son cours s’abaisserait donc. Au moindre écart, grâce à la spéculation, la loi de l’offre et la demande ramènerait en permanence l’ensemble des monnaies vers leur niveau naturel d’équilibre. Evident n’est-ce pas ? Un concept nouveau, que nous pourrions qualifier de « spéculation stabilisatrice », faisait son apparition. Monsieur
Friedman n’avait sans doute jamais entendu parler des moutons de Panurge.c’est-à-dire des effets cumulatifs et déséquilibrants des phénomènes d’entraînement mutuels. Dans les faits, nous avons vu les capitaux, attirés par la rumeur publique, se précipiter massivement vers des Eldorados mythiques, pour s’en retirer non moins massivement - et brutalement - dès que se révélait la réalité des choses, déstabilisant ainsi les systèmes les plus fragiles, victimes
des entrées et sorties se succédant au gré d’anticipations douteuses.laissant les économies déséquilibrées et exsangues.
Rappelons simplement quelques dates: Méxique 1994, Sud-Est asiatique 1997, Russie 1998, Brésil 1999, Argentine et Turquie 2000. Les faillites, le chômage et la misère qui en ont résulté n’avaient, en ce qui les concerne, rien de mythique ni de virtuel.
– Les atteintes aux milieux naturels et à la biosphère :
La logique marchande est par nature impérialiste. Elle tend à englober progressivement tous les domaines du vivant et de l’humain. C’est une très vieille histoire qui remonte bien au-delà du marché capitaliste
proprement dit. Lorsqu’au néolithique les populations se
sédentarisent, l’espace devient champ, l’animal troupeau , cheptel; lorsqu’à la fin du XIX° siècle la machine relaie la force musculaire de l’homme, le travail devient « force » c’est-à-dire marchandise
achetée et vendue indépendamment de la personne qui la porte ; aujourd’hui, lorsque la technologie intervient dans les activités intellectuelles et mentales de la personne, c’est celle-ci, tout entière qui devient objet de marchandisation : de la culture au spectacle en passant par l’éducation et la santé, il n’est plus un
domaine qui se trouve hors d’atteinte des appétits marchands; le vivant - hier sacré - le code génétique humain , font l’objet de brevets ; un critère commercial, la Life Time Value (LTV), exprime la
valeur de l’individu en termes de potentiel d’achat qu’il représente - et que chaque firme va tenter de s’approprier - compte-tenu de ses habitudes de consommation et de l’espérance de vie qui lui est
attribuée.
La capacité de transformation de la nature par les hommes en fait désormais, non plus ce « bien libre » des premiers classiques, mais un bien rare, épuisable et dégradé par des déversements de déchets dépassant ses capacités d’assimilation. En 1972, le Rapport du Club de Rome mettait l’accent sur les dégradations que la croissance infligeait à la nature ; en 1987, le Rapport Brundtand révélait le phénomène des pollutions globales (déchirure du voile de l’ozone
stratosphérique, effet de serre.) par lesquelles la croissance économique, franchissant un pas de plus, remet en cause les régulations mêmes par lesquelles la biosphère se maintient en état de porter la vie.
Cette logique soumet la nature à une logique qui n’est pas la sienne.
Le changement d’optique qui se produit entre les deux rapports ci-dessus est révélateur. A la suite du premier - et en dépit des intentions de ses auteurs - l’accent était mis sur l’environnement -
« ce qui entoure » et sur des problèmes spécifiques et localisés pouvant être considérés, à la rigueur, comme des dysfonctionnements du modèle de croissance économique. Après le second, cela n’est plus possible : ce qui est en cause, c’est la biosphère c’est-à-dire un
système autorégulé de mécanismes interdépendants assurant sa reproduction en évolution dans le temps. Il n’est plus question de dysfonctionnements, mais d’un conflit de logiques entre deux modes de régulation dont l’un menace l’existence de l’autre.
Au besoin d’ouverture sur la biosphère l’économie répond donc, comme nous l’avons vu plus haut, par le repliement sur la seule logique de sa sphère la plus étroite.
Deux conséquences en résultent. Tout d’abord, une logique s’impose, qui n’est plus de bien-être humain ni de gestion des ressources mais de fructification rapide des patrimoines financiers. De là l’impératif
bien connu d’un rendement de 15% des capitaux propres, que les organismes financiers - fonds de pensions en particulier - imposent aux entreprises. Il en résulte une tendance certaine à la surexploitation des ressources.
Ensuite, l’imposition de rythmes qui n’ont rien à voir avec ceux des grands cycles bio-géo-physico-chimiques qui mènent la nature. Le prix Nobel d’économie James Tobin rapportait naguère le propos d’un important homme de finances affirmant fièrement que son très long
terme était « les dix prochaines minutes » ; il affichait par là ce qu’il croyait être son réalisme. Ainsi donc, c’est à ce « très long »
terme-là que l’on plie la nature. Nous sommes loin des impératifs de reproduction de cette dernière. Surexploitation, imposition de rythmes accélérés, cela s’appelle course productiviste et destruction des
milieux naturels.
La destruction du sens et la décomposition des sociétés:
C’est donc l’instrument qui impose sa loi. Nous sommes dans un monde renversé, marchant « cul par dessus tête », un monde forcément insensé, car seul ce qui transcende peut donner sens à la vie. Ce qui
transcende, ce sont les valeurs - laïques ou religieuses peu importe - pour lesquelles on vit et pour lesquelles parfois, on accepte de mourir.
Or l’instrument ne transcende rien, il est fait pour servir. Loin de pouvoir donner sens, il ne peut trouver sa propre signification que dans ce que nous faisons de lui. Or, l’économie se situe au niveau des moyens et la finance n’est qu’un des moyens de ce moyen.Voilà donc la
« valeur » suprême que la mondialisation néo-libérale entend imposer à la société.
Un monde dominé par la logique de ses moyens est un monde fou. Partout où s’affirme le règne de l’argent, les choses se pervertissent : le sacrifice des hommes devient le moyen d’assurer « la bonne marche » du
système productif, mais la bonne marche pour quoi faire si ce système ne sait produire que le malheur de ceux qu’il devrait servir ? ce n’est plus le média qui est au service du spectacle, mais celui-ci qui, via l’audimat, alimente celui-là en recettes publicitaires ; le sport dont chacun sait qu’il est « la santé » exploite, jusqu’à les détruire, quelques marionnettes vedettisées et la justice italienne
enquête sur le nombre inquiétant de morts suspectes affectant le football ou le cyclisme transalpins.
Quand le seul critère de réussite, justifiant tout , est la réussite financière, quand les repères éthiques ont disparu, au nom de quoi pourrait-on réguler la société ? Les uns, baissant les bras, vont
chercher refuge dans les paradis artificiels et s’abandonnent à toutes les drogues ; les autres se révoltent et cassent, pour le plaisir de
« casser » ce monde incompréhensible qui les exclut ; d’autres enfin, vont chercher dans la fausse spiritualité des sectes ou des intégrismes, des substituts douteux aux valeurs que la société ne produit plus.
En même temps que les repères, les lignes de démarcation entre économie « propre » et économie « sale » s’estompent. Véritables zones de non-droit, les paradis fiscaux permettent aux firmes censées appartenir à la première, de tourner la loi fiscale pour en tirer des avantages de compétition ou de falsifier leur comptabilité en utilisant le biais de sociétés virtuelles ; ils sont le lieu incontournable du blanchiment de l’argent sale issu de tous les
trafics illégaux, ils alimentent les filières de financement du terrorisme.Le opérations de l’économie « propre » bénéficient des mécanismes de l’économie « sale » et réciproquement celle-ci ne pourrait se développer sans la compétence d’hommes de loi - honorés sinon honorables - ayant pignon sur rue, sans la « compréhension » de quelques banquiers peu curieux de connaître l’origine des fonds qui leur sont confiés, sans le sacro-saint secret bancaire auquel tant d’hommes de finance manifestent un si réel attachement. Une véritable symbiose s’établit entre les deux économies. Comme le dit le juge Jean de Maillard, elles ne se développent pas l’une contre l’autre, mais l’une par l’autre...
Faut-il rappeler quelques firmes que l’on donnait naguère en exemple? Enron, Andersen, Tyco, Worldcom, Vivendi Universal etc.- Que l’on ne dise pas - comme Monsieur Greenspan (ou le Président Bush, ainsi que
son vice-Président Dick Cheney, dénonçant aujourd’hui ce qu’ils ont pratiqué hier)- que c’est l’affaire de quelques PDG malhonnêtes - un dysfonctionnement du système, en somme.non c’est la logique du système
qui est en cause.c’est bien cette logique qui pousse les dirigeants d’entreprises à trafiquer les comptabilités afin de continuer à bénéficier des crédits des établissements financiers en même temps
ue - providentiellement !- de soutenir la valeur des stock options qu’ils se sont généreusement attribuées.
Face à cette situation, une autre logique économique - tout aussi rationnelle, tout aussi cohérente - nous paraît concevable.
I- Le champ de la rationalité économique se déplace aujourd’hui de l’instrument productif aux finalités humaines.
S’en tenir à une affaire de cour ou de bonnes intentions serait offrir de trop belles armes aux tenant du système établi: «du cour peut-être, mais si peu de tête. ». L’économie, en se définissant comme
une activité de transformation de la nature destinée à la satisfaction des besoins humains, ne se donne-t-elle pas par là-même l’humain comme finalité ? Mais, ceci étant acquis, il est deux façons d’apprécier la
performance économique :
– Pour les uns - aujourd’hui encore largement dominants - c’est essentiellement à travers l’efficacité de l’instrument productif que l’on évaluera l’accomplissement de l’objectif ; cette rationalité économique est avant tout instrumentale.
– Pour les autres, c’est seulement, au niveau de la finalité humaine que l’on peut poser les critères permettant d’assurer - au niveau des choix - et d’apprécier- au niveau des résultats - la performance de l’appareil économique.
Je voudrais montrer que le temps de la rationalité instrumentale est révolu et que, si elle fut longtemps légitime, les conditions qui la justifiaient ont aujourd’hui disparu.
Une rationalité instrumentale fut longtemps suffisante et légitime.
Tant que la logique de l’instrument s’accordait avec celle des finalités, il était beaucoup plus simple de mesurer des quantités de produits matériels - des quintaux de blé par exemple - que d’évaluer le niveau de satisfaction des consommateurs . Au moment où l’économie moderne posait ses premières fondations ( aux XVIII°s et XIX°s. ainsi que pendant une bonne partie du XX°), il s’agissait là d’une simplification tout à fait légitime.
– Les niveaux de vie se situaient sensiblement en-deçà du niveau de saturation des besoins fondamentaux : Quesnay, Smith, Ricardo, Marx, nous présentent comme correspondant à la réalité, des niveaux de salaires évoluant autour du minimum vital.Dans les conditions de leur époque, comme aujourd’hui dans le cas des populations les plus démunies, le « plus » était aussi le « mieux », le quantitatif et le qualitatif marchaient du même pas. Produire des quintaux de blé, c’
était aussi produire des satisfactions humaines. Une logique des moyens était cohérente avec celle des finalités. Les critères de choix permettant d’assurer la performance de l’appareil productif, constituaient le meilleur moyen d’assurer la satisfaction des impératifs humains de l’économie
– Jusqu’au début du XX° siècle, le facteur limitant de la croissance était le capital. La ressource humaine , loin d’apparaître comme un facteur rare, était censée croître trop rapidement (loi de Malthus)
et la nature inépuisable, indestructible, non produite par les hommes et n’ayant pas à être reproduite par eux était un « bien libre » n’appartenant pas au champ du calcul économique ( J-B. Say).
Le capital constituait le seul facteur rare, produit par les hommes et dont le rythme d’accumulation commandait la croissance des économies. C’est pourquoi, au temps de Ricardo, l’épargne - source de l’investissement - était vertu et la consommation pêché. Il en sera ainsi jusqu’au moment où les circonstance ayant changé, Keynes soutiendra la position rigoureusement inverse.
Or c’est toujours autour de la performance du facteur rare que se construit la rationalité d’un système. Il y a là, encore aujourd’hui, une des règles de base de notre recherche opérationnelle. Celle-ci est née de la guerre. Or, c’était toujours le navire du plus lent qui commandait la vitesse d’un convoi menacé par les sous-marins ennemis et c’est en agissant sur lui que l’on accélérait le mouvement de l’ensemble. Dans la phase d’accumulation capitalistique donc, le produit national ne pouvait croître qu’au rythme du développement des investissements de base: voir par exemple le rôle du chemin de fer au XIX° siècle. En un mot, la croissance des nations passait par là. Il était parfaitement normal d’apprécier la performance en rapportant le supplément de produit obtenu à la quantité supplémentaire du facteur qui avait permis de l’obtenir. Donc, en toute rationalité, c’est autour de la performance du capital que se construisaient les critères d’appréciation et les choix d’orientation des économies.
Ces conditions ont aujourd’hui disparu.
Du côté des besoins, le niveau du minimum vital est largement dépassé pour la majeure partie des populations(pas pour toutes, il ne faut pas l’oublier) des pays développés. De ce niveau, ces économies sont passée- à partir des années trente - à celui de la satisfaction de
besoins de consommation durable (automobile, équipement domestique.), puis aujourd’hui au développement des services, correspondant à l’émergence de l’immatériel. Mieux, la production mondiale, considérée globalement et en moyenne, est suffisante pour permettre la couverture de tous les besoins fondamentaux à l’échelle de la planète. Enfin, la situation de nombreux marchés (pétrole, automobile, aviation, chimie,
agroalimentaire etc.), parmi les plus importants, n’est pas la sous-production, mais la surproduction. Dans cette situation, le « plus » cesse d’être le « mieux ». Si hier plus de blé faisait plus de bien être, pourrait-on dire aujourd’hui la même chose de plus d’automobiles ?
En ce qui concerne la nature, lorsque l’on passe, comme nous l’avons vu, du « bien libre » impérissable et indestructible des premiers classiques, à l’environnement puis à la biosphère, la croissance
matérielle se révèle n’avoir pas seulement des effets positifs. Elle devient aussi le phénomène qui, peut menacer à terme le milieu porteur de toute vie .et de toute activité économique.
Alors apparaissent de nouvelles interrogations : produire plus ? peut-être, mais pourquoi ? pour qui ? et pour quoi faire ?
La question finalités et des valeurs, devient alors incontournable.
Quand les besoins sont globalement couverts et que subsistent ou s’accroissent d’importantes poches de pauvreté, le problème économique se déplace de la production à la répartition. Faut-il faire disparaître les inégalités ? vaut-il mieux une société égalitaire et
statique ou une société inégalitaire et dynamique ? inégalitaire, mais en fonction de quels critères et jusqu’à quel point ? etc.L’économie n’a pas de réponse à cela. Ce que l’on appelle « l’optimum de Pareto »
n’est qu’un optimum de production défini par rapport à un système de répartition donné. Mais il n’y a pas d’optimum économique de Pareto en matière de répartition . Lui-même dit très clairement qu’il est
incapable de démontrer d’une façon purement objective et rationnelle laquelle de deux sociétés, l’une riche et très inégalitaire et l’autre moins riche et plus égalitaire, est préférable à l’autre. Le choix
dit-il est affaire de sentiment. Ce qui veut dire que c’est dans les champ des valeurs qu’il faut chercher des réponses : la théorie de la justice de Rawls [8], par exemple, repose sur une certaine conception de la personne impliquant le respect des libertés et droits fondamentaux de celle-ci.
Le développement durable, de son côté, pose la question de la solidarité inter-générationnelle : au nom de quoi, les hommes concrets d’aujourd’hui devraient-ils réduire leurs satisfactions au profit des hommes de demain qui n’existent pas encore ? Une fois de plus, la
réponse ne peut se trouver dans le champ de l’économie: la pseudo-optimisation dans le temps, par égalisation intergénérationnelle des sacrifices marginaux subis par la génération présente qui réduit ses consommations et des avantages marginaux pour les générations futures qui bénéficient de ces sacrifices, n’a de portée que purement formelle. Chaque génération, en effet, en sait à peu près autant sur ce que seront les sources de satisfaction des générations futures que les contemporains de Louis XIV en pouvaient savoir de ce que seraient les nôtres.
On se trouve renvoyé dans le champ des valeurs. L’impératif catégorique de Kant ne marche plus : la symétrie qui fondait les obligations réciproques a disparu ; Si le droit et le devoir de chacun sur - et envers - l’autre, trouvent leur fondement dans le droit et le devoir de l’autre envers lui-même, cela ne peut s’appliquer à la relation intergénérationnelle : les générations futures n’existant pas ( à part les descendants immédiats) n’ont, par définition, envers la
génération présente aucun de ces devoirs qui permettraient de fonder - objectivement et rationnellement - une quelconque réciprocité. Hans Jonas, dans son ouvrage « Le principe responsabilité [9] » s’interroge donc sur ce que pourraient être les nouvelles bases objectives et universelles d’une telle obligation. Il croit les trouver dans le fait que le devoir de maintenir la vie serait inhérent à l’existence même de la vie.
Notre intention ici n’est pas d’entrer dans ce débat, mais de constater qu’il se situe, au-delà de l’économique, dans le champ de la philosophie et des valeurs.
Cette question des valeurs est délicate. D’une part l’économie ne peut plus les contourner : il n’y a pas de neutralité possible ; la régulation marchande n’est pas neutre ; en faire l’unique régulateur social c’est la promouvoir comme valeur suprême par dessus toutes les
autres, donc en faire une valeur socio-culturelle ; c’est sortir du domaine du réfutable et renoncer par la-même à toute possibilité de démonstration rationnelle de sa supériorité.
D’autre part, aucune science, et l’économie encore moins que les autres, ne peut prétendre démontrer des valeurs ; pas plus que ces dernières ne sauraient étayer quelque conclusion scientifique que ce soit. L’honnêteté scientifique dans ces conditions, n’est pas de tenir un discours prétendument neutre, objectif, incolore, inodore et sans saveur; c’est de distinguer la part du discours qui, relevant de
la réfutation, appartient au champ scientifique et celle qui reposant sur le système de valeurs de chacun ne saurait engager que celui qui s’y réfère. La probité scientifique consiste à dire d’où l’on parle et non à prétendre étayer ses positions sur des valeurs socioculturelles, ou ces dernières sur des théories. qui n’ont rien à démontrer les unes sur les autres. Il y a plus de rigueur dans la passion avouée que dans
la pseudo neutralité usurpée.
Cette question débouche sur le primat de l’humain. Les valeurs engagent la personne dans sa totalité. Elles concernent une vision du monde, de la personne, de sa place dans ce monde et des finalités de la vie. Aucune science ne peut les démontrer ni les réfuter, car toute
science interroge l’univers d’un point de vue spécifique , donc partiel , alors qu’une conception du monde implique une vision globale. De cela nous tirerons deux conclusions concrètes :
– 1°/ En ce qui concerne la politique économique, les valeurs s’expriment notamment à travers le respect des normes sociales et environnementales respectivement définies par le BIT et les grandes conventions internationales (Rio, Kyoto.) relatives à la protection de l’environnement et de la biosphère, ainsi que dans les droits fondamentaux de la personne tels que les formule la charte des Nations
Unies. L’article 103 de cette dernière nous dit que ses dispositions prévalent sur tout autre accord international. La conséquence logique devrait donc être la subordination de la régulation marchande au respect de ces normes et conventions.
– 2°/ Il est donc anormal que l’organisation marchande
internationale - l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) - soit la seule dotée du pouvoir judiciaire lui permettant de faire appliquer sa loi et donc de la faire prévaloir sur toute autre considération. Nous
dirait-on que l’OMC n’en abuse pas, que cela ne changerait rien. Le respect des normes n’a pas à dépendre du bon vouloir des acteurs mais d’un impératif juridique. Les institutions internationales manquent d’
un « chef d’orchestre » qui soit en mesure d’assurer l’application de normes, par-dessus les institutions spécialisées à vocation partielle.
C’est dans cet esprit que Jacques Delors propose, depuis plusieurs années, la création d’un Conseil de Sécurité économique et social, dont l’autorité s’imposerait à tous.
II- Il en découle un changement radical des critères de cohérence de la politique de mondialisation.
Le regard que l’on porte sur l’économie diffère radicalement selon que l’on observe celle-ci à travers la logique des choses où à travers celle des personnes. Soient deux unités semblable d’un même bien
économique (deux quintaux de blé de même qualité, en compétition sur le marché). Il y a deux façons de les regarder :
– On peut voir la chose elle-même: c’est ce que j’appelle la « logique des choses mortes » ; de ce point de vue, rien n’autorise à favoriser l’un par rapport à l’autre; donc « que le meilleur gagne » ;
le meilleur, c’est le plus compétitif, celui qui sera offert au plus bas prix; on se trouve donc dans une logique de compétition ; cette attitude découle d’une rationalité purement instrumentale; c’est aussi
celle conditionne la politique de mondialisation telle que la conçoivent les grandes institutions internationales comme la Banque mondiale, le FMI ou l’OMC.
– On peut aussi voir les hommes et les femmes qui ont produit cette marchandise, les conditions dans lesquelles ils l’ont fait et les enjeux que l’échange comporte pour eux . D’un côté les travailleurs d’une agriculture industrialisée de pays riches, produisant en grandes quantités et à bas prix et pour lesquels l’enjeu se limite à un peu plus ou un peu moins de recettes internationales; de l’autre le
produit d’une agriculture vivrière, cultivée à main d’homme, dans des conditions ingrates, avec de faibles rendements à des prix de revient non compétitifs, mais dont l’enjeu est la survie même des populations.
Le critère humain place au premier rang, l’impératif de satisfaction prioritaire des besoins fondamentaux de la population. Ceux-ci découlent de la notion de « coûts de l’homme »tels que les définissait François Perroux ou des indicateurs de développement humain du PNUD,
ainsi que des impératifs de bien-être et d’épanouissement de la personne. A une logique de concurrence se substitue une logique de solidarité. La justice ne s’exprime plus alors par l’identité de
traitement, mais par la différenciation, à l’avantage du plus défavorisé, tel que cela résulte notamment Théorie de la Justice de John Rawls, un auteur proche de la pensée libérale.
Pour les raisons que nous avons dites, c’est cette logique qui nous paraît devoir s’imposer aujourd’hui. Le progrès ne saurait se mesurer qu’en termes d’avancement vers la réalisation de finalités que l’on
poursuit . Aussi longtemps que la performance quantitative de l’instrument permettait d’obtenir ce résultat, il était raisonnable de s’en remettre à elle. Mais dès qu’il n’en est plus ainsi, les
critères de choix économiques et la mesure des performances ne sauraient se situer que dans le champ des finalités humaines.
Le regard des choses a sa rigueur et sa rationalité dont la cohérence interne ne saurait être contestée.
Il induit, comme nous l’avons vu, une logique de compétition dont les implications se retrouvent dans les principes fondamentaux autour desquels s’élabore la mondialisation néo-libérale . Ils étaient hier au cour de la tentative avortée d’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI); ils réapparaissent aujourd’hui dans les efforts que déploient le FMI ou l’OMC pour imposer au monde l’ordre néo-libéral. On les reconnaîtra, les voici.
– Division internationale du travail en fonction de la dotation naturelle en facteurs de chaque pays. La compétition et la recherche du meilleur coût impliquent l’utilisation la plus efficace possible,
par chaque nation, des ressources dont la nature l’a dotée. Que le Portugal, dit au XIX° siècle Ricardo, favorisé par le climat et la main-d’ouvre, produise essentiellement du vin, cependant que l’Angleterre, moins ensoleillée mais plus riche en capital, se
spécialise dans la fabrication du drap. Chacun, en y consacrant tous ses moyens, produira ainsi, à lui seul, davantage du bien pour lequel il est favorisé que ne le feraient les deux réunis divisant leurs forces entre les deux productions. Et chacun obtiendra, par l’échange, plus du bien qu’il ne fabrique pas et à meilleur prix . Les ressources du globe seront utilisées avec le maximum d’efficacité. Tout le monde
y gagnera donc et le produit mondial sera plus élevé. C’est la conviction qu’affirment encore aujourd’hui les grandes organisations
internationales.
– Clause de la nation la plus favorisée. Si la compétition est la règle, il ne faut pas en fausser le résultat. Tout avantage consenti à une nation par rapport aux autres constituerait une distorsion de
concurrence venant fausser le jeu des dotations naturelles. La règle qui en découle automatiquement sera donc de n’accorder à aucune nation quelque avantage qui ne s’étende automatiquement à l’ensemble des autres nations.
– Clause du traitement national. Ce qui précède s’applique évidemment à chaque nation dans ses rapports avec ses propres entreprises. Elle ne doit pas, favoriser celles-ci par rapport aux entreprises étrangères; d’où l’interdiction de toute subvention, aide ou intervention publique susceptible de fausser la compétition sous peine de fausser le jeu. La règle sera donc la privatisation et la soumission aux lois de la régulation marchande de toute activité susceptible d’être assurée par le marché.
– Libre circulation des capitaux dans le monde et libre fluctuation des cours de change. C’est la libre circulation qui, nous dit-on, permettra aux capitaux d’exploiter partout les avantages comparatifs,
en se portant là où ils sont nécessaires. De son côté la libre fluctuation du cours des devises, en fonction de l’offre et de la demande, assortie de la libre spéculation devait avoir, selon Monsieur Friedman, comme nous l’avons dit, un effet stabilisateur.
Tout cela paraît cohérent dans l’optique de politiques de mondialisation relevant d’une rationalité dont nous nous sommes efforcé de démontrer qu’elle était aujourd’hui dépassée.
Le regard des finalités humaines aboutit, non moins rationnellement, à des conclusions radicalement opposées.
De la compétition nous passons, comme nous l’avons dit, à la solidarité.
– Aux avantages comparatifs - soi-disant naturels - s’oppose alors le droit des peuples à construire leurs avantages comparatifs. Car ces derniers n’ont rien de naturel et se construisent. Il en a toujours été ainsi, mais aujourd’hui plus que jamais, un seul facteur - le
capital technique - écrase tous les autres.
L’agriculture, par exemple, n’était-elle pas l’activité de main-d’ouvre par excellence, fortement conditionnée par les facteurs naturels de sol et de climat ?
Or que constatons-nous, sinon l’écrasante supériorité de l’agriculture industrialisée - avec des rendements par tête jusqu’à 500 fois supérieurs (50 fois en moyenne) à ceux des modes de production traditionnels à base de main-d’ouvre ? Il ne s’agit donc plus de se
soumettre à des conditions soi-disant naturelles, mais de mettre les populations les plus défavorisées en mesure de se doter du seul facteur - le capital - qui leur permettra de construire leurs « avantages comparatifs ». Or, ce n’est pas par l’ouverture qu’il
pourront y parvenir ,mais en se protégeant comme l’ont fait dans le passé les nations aujourd’hui développées ou, plus récemment, les nations dites émergentes, comme la Corée du Sud, la Chine ou l’Inde.
Nous retrouvons ici les grands principes du « protectionnisme éducateur » de Friedrich List).
– A la clause de la nation la plus favorisée s’oppose le droit des peuples à se constituer en communautés économiques d’intérêts complémentaires et protégés en leur pourtour. Au nom de quelle rationalité humaine interdirait-on aux plus défavorisés de mettre en
commun leurs similitudes et leurs complémentarités ? de se rassembler librement pour construire ensemble - en se protégeant - les bases de leur développement humain, comme l’ont fait, en leurs débuts, tous les pays aujourd’hui développés? L’histoire de l’unité allemande ou italienne n’est pas si ancienne.
Tel était également l’esprit de l’Europe du Traité de Rome qui, en 1957, mettait en ouvre la construction, non point d’un simple traité de libre-échange, mais d’une communauté appelée à réduire progressivement ses barrières et ses disparités intérieures, tout en
se différenciant de l’extérieur par une clause de préférence communautaire. Protection ne signifie pas isolement: on peut faire ici une analogie tout à fait légitime avec la membrane de la cellule vivante qui constitue la démarcation lui permettant d’affirmer son
identité en même temps qu’elle et filtre organise activement ses échanges avec l’extérieur. Au nom de quelle rationalité humaine veut-on aujourd’hui imposer à l’Europe de se dissoudre dans une vaste zone de libre-échange international où elle perdrait sa personnalité c
’est-à-dire sa raison d’être ? L’Europe est porteuse d’une histoire, d’ une tradition et d’une conception de l’homme qui lui sont propres. Au nom de quoi lui interdirait-on de les affirmer ? Au nom de quelles
valeurs humaines interdirait-on à tout groupe de nations
sous-développées, de mettre en commun leurs efforts pour amorcer leur développement ?
De quelle égalité de traitement enfin, nous parle-t-on, lorsque, pour la première fois dans l’histoire humaine, une nation et une seule est en mesure d’imposer unilatéralement sa loi à toutes les autres, dans
tous les domaines ( politique, militaire, économique, culturel.).
Interdire d’organiser toute préférence de zone, est-ce favoriser l’égalité des conditions ou se soumettre à l’impérialisme du dominant ?
– A la préférence nationale s’oppose le droit des peuples à satisfaire par eux-mêmes leurs besoins fondamentaux. Quand la libre concurrence
aboutit à la ruine des agricultures vivrières des pays pauvres, ce que l’optique des finalités humaines suggère de considérer, ce n’est pas l’accroissement de productivité lié à l’expansion de l’agriculture moderne. C’est la dépendance alimentaire et la famine des populations privées de leur moyen d’existence et ne possédant pas les moyens de se reconvertir vers d’autres activités. Ce qui s’impose alors c’est le
droit à la souveraineté alimentaire des peuples, garanti par la protection aux frontières contre la concurrence des agricultures industrialisées et subventionnées (au nom de l’égalité des
conditions?) notamment par l’Europe et les Etats-Unis.
Il en va de même en ce qui concerne les droits fondamentaux de la personne: l’éducation, la santé, la culture ne produisent pas de «l’avoir» mais de «l’être». Au nom de quoi soumettrait-on la
production de « l’être » aux impératifs et aux orientations de la seule loi marchande ? Il appartient, au contraire, à la puissance publique d’assurer - directement ou sous son contrôle - l’égalité d’
accès de tous les citoyens à ces biens constitutifs de la personne, sans discrimination d’aucune sorte et notamment de revenus. Lorsque les accords de Marrakech fondant l’OMC font entrer dans le champ du privatisable toute activité publique déjà partiellement assumée par le secteur privé - ce qui est le cas, en France, de l’enseignement et de la santé.- c’est à ces principes qu’ils portent atteinte La Charte des Nations-Unies proclame la supériorité des droits fondamentaux de la
personne sur toute autre convention et notamment commerciale. Dans le même esprit, les « biens communs de l’humanité » :l’air, l’eau, le génome, le savoir, la culture (« patrimoine de l’humanité », disait Pasteur) par essence appartiennent à tous ; au nom de quel impératif humain les soumettrait-on aux régulations de l’appropriation privée et de la régulation marchande ?
L’intérêt général ne se réduit pas à une simple addition d’intérêts individuels. La rentabilité d’un équipement collectif ne s’exprime pas dans le court terme à travers le compte d’exploitation de l’unité
productive qui en assume la charge, mais dans le long terme par son impact sur le produit national : ainsi le TGV Méditerranée a-t-il pu être construit bien que l’amortissement des investissements nécessaires soit appelé à s’étaler sur une quarantaine d’années parce
que la collectivité publique - seul agent susceptible d’avoir un tel horizon prévisionnel - a pu assurer la garantie des emprunts correspondants., et parce qu’elle seule pouvait prendre en compte l’impact de cette voie de communication sur l’ensemble des activités économiques de la région. Le marché lui, ne comptabilise que les impacts monétaires le concernant directement; et l’actualisation, en
dépréciant le futur, rétrécit son horizon prévisionnel.
Au nom de quoi veut-on en faire le grand régulateur de ce qu’il ne sait pas réguler ?
– A la libre circulation des capitaux dans le monde s’oppose le droit des peuples à se protéger contre les entrées et sorties brutales qui déstabilisent durablement les économies et les sociétés. Et le devoir
des riches de les aider
Un seul exemple, l’Asie du Sud-Est : entre les afflux massifs en 1996 de capitaux attirés par quelque Eldorado illusoire et les sorties non moins massives de 1997, la différence représente 11% des produits
nationaux de la région ; la crise qui s’ensuit chasse 13 millions de personnes de leur emploi , en Indonésie, les salaires réels chutent de 40 à 60% et la Banque mondiale ajoute que, dans ce même pays, 1,5 millions d’enfants auraient quitté l’école, cependant qu’en Corée du Sud le taux de pauvreté passait de 8,6% à 14,8%.Où est la spéculation stabilisatrice de Monsieur Friedman ?. Qu’il nous soit permis de penser que la prise en compte des finalités humaines du développement
justifierait le rétablissement du contrôle des Etats sur les entrées et sorties de devises dont ils font l’objet. On nous objecte la probabilité d’une fuite des capitaux: Mais il se trouve que lorsqu’en 1996, dans le Chili d’après Pinochet ou en Malaisie après 1998, furent
proclamées de sérieuses mesures de contrôle des mouvements de capitaux, c’est le contraire qui se produisit: les investissements, nous dit Stiglitz, plutôt rassurés par le surcroît de sécurité que
leur assurait la stabilisation des flux financiers affluèrent au lieu de fuir comme on l’avait prédit.
Que penser d’une ouverture incontrôlée des marchés qui permet aux grandes entreprises américaines, allemandes, françaises, de fournir librement à des gouvernements dictatoriaux , tous les éléments nécessaires à la fabrication d’une bombe atomique ? Ce sont, nous
disent plusieurs experts, quarante-quatre nations qui possèderaient, ou seraient sur le point de posséder l’arme de destruction massive. Il est vrai que l’on se prépare, pour conjurer la menace , à déclencher
de nouvelles guerres dont les mêmes entreprises ne manqueront pas de tirer le plus grand profit. En termes de rationalité instrumentale, la
rentabilité de ces comportements ne se discute pas.
Au droit des peuples riches de faire fructifier sans contrôle leurs capitaux dans le monde, le regard de la finalité humaine conduit à substituer le devoir de les aider, par l’annulation de la dette internationale qui les saigne à blanc, par les suppression des PAS qui
les étrangle et par l’aide publique internationale qui seule peut leur donner les moyens de réaliser leurs investissements de base à rendement différé sans lesquels il n’est aucun démarrage possible du développement. A la froide logique des chose mortes, nous avons la faiblesse de préférer cette économie-là, fondée sur la solidarité des peuples.
III- Pour conclure, nous examinerons les deux objections qui nous sont généralement opposées sur les deux terrains de l’efficacité et de la faisabilité.
La question de l’efficacité appelle deux remarques.
– Tout d’abord on nous demande d’apprécier la performance, non point dans les termes de la rationalité finalisée que nous préconisons, mais par rapport à la rationalité instrumentale dont nous pensons
avoir démontré qu’elle était obsolète; est -ce bien rationnel ? Mais soit, nous relèverons le défi.
– Ensuite, il nous faut affirmer très clairement que l’apologie de la rationalité des finalités humaines n’a pas pour corollaire la louange de l’irrationalité de l’appareil productif. Nous sommes-nous fait à un
moment quelconque, l’apôtre de l’irrationnel ? Il ne s’agit pas d’irrationalité, mais de subordination d’une forme de rationalité à une autre. « d’optimisation sous contrainte » en un mot, c’est-à-dire de l’essence même de l’économie. Celle-ci, en effet n’existe qu’en
raison de la limitation des possibles. Alors, à mon tour, hasarderai une timide question : qui sont les vrai économistes ? ceux qui proposent d’optimiser sous contrainte ou ceux qui raisonnent comme si nous nous trouvions dans un univers de Cocagne où les possibilités
étant infinies, point ne serait besoin de calcul économique ?
L’efficacité dont on nous parle est bien celle du système actuel proposé comme norme et modèle. Alors, regardons autour de nous. Nous remarquerons un certain nombre de désastres dont il ne saurait être question de proposer ici une évaluation exhaustive et méthodologiquement fondée, mais dont quelques chiffres significatifs permettent de mesurer l’ampleur.
– Le chômage, l’exclusion sociale, la désagrégation des valeurs et des sociétés : une étude menée en 1998, concernant la France, estimait à 1.100 milliards de Francs - soit 168 milliards d’euros - ( trois fois
le montant des « dépenses pour l’emploi), les coûts directs et indirects, ainsi que les manques à gagner liés au seul sous-emploi [10]..
– Les grands fiascos que l’on dénonce à juste titre lorsqu’il s’agit du secteur public (le Crédit Lyonnais : un solde négatif de 8,5 milliards de francs - 1,3 milliard d’euros- fin 1992, selon les experts ), mais qu’on passe pudiquement sous silence lorsqu’il s’agit du secteur privé: Motorola en1999 :6 milliards de dollars envolés dans l’espace, le Tunnel sous la Manche avec un dépassement de coût de 7,5 milliards de dollars - LTCM (1998) : 5 milliards de dollars évanouis en vaines spéculations, etc.
– Les grandes fusions suivies de non moins grandes catastrophes, au terme desquelles la valeur boursière de l’ensemble constitué est inférieur à la valeur antérieure de chacune de ses composantes prises
séparément.(.Daimler-Chrysler (1998), France-Télécom-Orange.) : « Le Monde du 20 août 2001 analyse 12 grandes fusions qui se sont soldées par une perte en capital d’environ 800 millions de dollars.
– Les effondrements de cours dissipant en fumée le patrimoine boursier des entreprises: selon Business Week, 4600 milliards de dollars en 2.000 soit l’équivalent de la moitié du PIB des Etats-Unis; comparaison injustifiée dira-t-on car ce ne sont que des valeurs virtuelles qui disparaissent ; il faut donc en conclure que les soi-disant créations de richesses n’étaient elles-mêmes que vent et virtualités ; en revanche, les conséquences humaines de ces dissipations n’ont rien de virtuel: les salariés perdent à la fois
leur emploi leur épargne retraite, cependant que les dirigeants, après avoir dissimulé les mauvaisrésultats de leurs entreprises,négocienten temps utile leurs stocks-options au plus haut et peuvent -comme chez Enron - se retirer en empochant quelques centaines de millions de dollars.
– La destruction de l’environnement dont les coûts sont estimés représenter 6% du Produit national allemandet de 4 à 9% du produit régional méditerranéen (Banque mondiale); Greenpeace estimait à fin
2000, le coût du seul naufrage de « l’Erikà » à 1 milliard d’euros et beaucoup pensent que le «Prestige» dépassera largement cette «performance ».
– Le terrorisme dont la graine - le fanatisme religieux le plus obtus et le plus rétrograde - n’a pu éclore que sur le terreau de misère, d’inégalité et d’humiliation que lui offre la mondialisation néo-libérale , grâce à l’engrais de l’argent sale que lui procurent les techniques de blanchiment favorisés par les paradis fiscaux dont cette économie s’accommode fort bien ? Peut-être bientôt, le coût d’une guerre qui risque de déclencher ce conflit des civilisations dont parlait Huntington.
La caractéristique de ces coûts c’est que les bénéfices qui sont à l’origine de la plupart d’entre eux ( économies en salaires liées aux licenciements, économies en dépenses de dépollution liées aux rejets sur le milieu, fraudes etc.) sont immédiats et « internalisés » par les acteurs qui les déclenchent, alors que les dégâts s’étalent sur le long terme et se diffusent sur l’ensemble de la société. Le «licencieur» a intérêt à licencier, le pollueur à polluer, car il engrange seul les bénéfices de ses actions alors qu’il en partage le coût avec tous les autres. Mais en dernier ressort, cela se répercute bien sur l’ensemble de la collectivité et finit par se traduire en prélèvements sur le produit national.c’est-à-dire, directement ou indirectement sur l’appareil productif lui-même. Au niveau de la collectivité, nationale ou internationale, tous agissant ainsi , courent ensemble à leur propre perte. Jurerait-on encore, au vu de ces « performances », que l’efficacité penche du côté de la rationalité instrumentale ?.
La question de la faisabilité soulève quelques questions délicates: mettre l’homme au cour de la décision économique et l’économie à sa place de servante.cela est vite dit, mais que voulez-vous mettre à la place, comment le ferez-vous et sur quelles force vous appuierez-vous [11] ?. On s’en tiendra à ce dernier point.
Le problème consiste aujourd’hui, si notre analyse est exacte, à juguler la puissance de la sphère financière imprudemment libérée dans les années 1980. Pour cela il revient au politique d’affirmer sa suprématie sur l’économique, car le politique lieu d’arbitrage des
projets sociaux relève des finalités cependant que l’économiqueet la finance ne relèvent que de la logique instrumentale.
De quels moyens dispose-t-on pour obtenir ce résultat ?
La loi nationale bien sûr, moins impuissante qu’on ne veut bien le dire et moins exposée à la fuite des capitaux qu’on ne le prétend, comme on l’a vu dans le cas du Chili et de la Malaisie ; sinon pourquoi ces capitaux ne se seraient-ils pas déjà tous réfugiés dans
les paradis fiscaux où ils bénéficient de faveurs exceptionnelles ?
La concertation des Etats nationaux, indispensable s’ils veulent maîtriser des pouvoirs qui se situent au niveau international.Si cette concertation ne dépend pas de la volonté d’un seul, considéré
isolément, il appartient à chacun d’essayer de convaincre les autres et d’amorcer les coopérations partielles qui marqueraient d’incontestables progrès dans la direction désirée. De ce point de vue,
l’Europe serait un excellent relais entre le niveau mondial et celui des nations.
La mobilisation pacifique des peuples enfin, nouvelle force mondiale avec laquelle il faudra désormais compter: Le tournant - car c’est un tournant de l’histoire - s’est amorcé en 1998 avec les premières
mobilisations internationales qui ont fait échouer le projet d’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) discrètement concocté sous la houlette de l’OCDE, à l’ombre du Château de La Muette, il s’est confirmé en novembre 1999 date de la grande mobilisation qui a fait
reculer l’OMC à Seattle, et surtout en janvier 2001, à l’occasion du premier Forum Social Mondial de Porto Alegre qui n’a cessé de s’amplifier au fil des années suivantes; il s’est concrétisé avec éclat dans la mobilisation - à jour nommé : le 15 février 2003 - de
plusieurs millions de personnes dans le monde proclamant leur hostilité à une guerre aux objectifs douteux, cependant que les gouvernements les plus engagés dans la voie du conflit se trouvaient
désavoués par la participation massive de leurs propres populations à ce mouvement. Demain des opérations de boycott à l’échelle mondiale pourront être menées contre les transnationales qui auront porté le plus cyniquement atteinte aux droits de la personne. C’est un
événement considérable : face au pouvoir mondialisé de l’argent et des affaires, pour la première fois dans l’histoire les peuples se concertent et coordonnent leurs actions à l’échelle du monde. Il faudra désormais compter avec ce nouveau pouvoir politique, mais aussi
économique L’ordinateur , instrument de la mise en réseau des puissances économiques et financières est aussi celui de l’organisation et de la concertation permanente des peuples; celui aussi hélas, des organisations terroristes.
Cette situation appelle une vigilance particulière à la fois envers les irresponsables qui profitent des grands rassemblements pour exercer leur violence et aussi envers les gouvernements hostiles trop tentés de déclencher les excès qui discréditeraient ces manifestations qui les dérangent. On l’a vu en juillet 2001 à Gênes où les forces policières berlusconiennes ont exercé leurs talents.hélas pour elles, sous les regards « intempestifs » de la presse.
Les mouvements citoyens, devront se garder d’opposer cette forme de démocratie directe à la démocratie représentative.qui reste jusqu’à nouvel ordre « le plus mauvais de tous les systèmes à l’exception de
tous les autres » évidemment; une telle opposition serait catastrophique pour la démocratie tout court ;
Il faut que les pouvoirs politiques de leur côté entendent cette voix des peuples sous peine de pousser au désespoir et à la violence, des hommes et des femmes qui la réprouvent profondément; pour n’être pas
« à col blanc », le lobbying des peuples, qui s’exerce dans la rue, n’est pas moins légitime que celui des intérêts économiques abrité dans les couloirs discrets des grandes institutions.
On conteste parfois la légitimité démocratique des organisations qui animent ces mouvements. Mais leur légitimité ne s’exprime-t-elle pas dans la réponse des foules qui plébiscitent régulièrement leurs
initiatives? Quand, en outre, les responsables politiques n’assument pas leurs responsabilités , quand ils se révèlent consentants et parfois complices, quand pour prendre un exemple simple, des gouvernements asiatiques ferment les yeux sur les conditions de
travail lamentables des femmes et des enfants dans des entreprises de type esclavagiste et que l’action de mouvements citoyens comme Amnesty international, parvient à arracher à ces entreprises, la signature de
conventions transformant cette situation, de quel côté se trouve la légitimité ?
Quand la rationalité se déplace du champ de l’instrument à celui des
finalités, c’est l’humain qui devient « réalisme », sans renoncer évidemment à une once de cet idéalisme auquel certains voudraient tant réduire sa portée.
Notes:
[1] Karl R. Popper: La logique de la découverte scientifique -1959; trad. Fse Payot 1973.
[2] PNUD : Rapport mondial sur le développement humain 2001.- De Boeck Université
[3] Manuel Castells : L’ère de l’information - tome I: La société en réseaux - Fayard 1998.
[4] « Consensus de Washington », telle est l’expression par laquelle - en 1989 - l’économiste John Williamson (devenu plus tard économiste en
chef de la Banque mondiale), désigne la politique définie par le G7.
Il résume cette politique en dix points qui constituent, encore de nos jours, le noyau dur du néolibéralisme:
– 1/ Budget: austérité et limitation des dépenses publiques pour éviter les déséquilibres et l’inflation;
– 2/ Fiscalité: favorable aux riches censés investir et
défavorable aux pauvres qui dépensent : allègement des taux applicables aux revenus les plus élevés, réduction du nombre de contribuables exemptés à la base et généralisation de la TVA;
– 3/ Politique monétaire: taux d’intérêts réels positifs pour favoriser l’épargne et attirer les capitaux;
– 4/ Changes: taux de change faibles
afin de favoriser la compétitivité sur les marchés extérieurs et donc l’exportation;
– 5/ Liberté des échanges: abaissement des barrières
douanières, libre circulation des mouvements de capitaux dans le monde
– 6/ Investissements: attirer les capitaux étrangers en leur garantissant les mêmes avantages qu’aux investissements nationaux;
– 7/ Privatisation: vente des actifs de l’Etat et développement des entreprises privées;
– 8/ Concurrence: suppression des subventions
notamment agricoles et détermination du juste prix par le marché;
– 9/Déréglementation : élimination de toute réglementation contrariant l’initiative économique et la libre-concurrence;
– 10/ Renforcement des droits de propriété pour encourager la création privée de richesses.
[5] Dominique Plihon : Le nouveau capitalisme - Coll. Dominos-Flammarion, 2001.
[6] « Comparaison n’est pas raison » dit la sagesse populaire: nous
savons bien que nous faisons ici le rapprochement un stock et un flux; mais le second - familier à l’ensemble des citoyens - n’est là que pour donner une idée de l’importance du premier.
[7] Ce montant atteignait jusqu’à 1800 à 2000 milliards de dollars avant l’apparition de l’euro dont un des effets bénéfiques fut de supprimer toute spéculation entre monnaies de la zone concernée, tout en créant une monnaie plus stable, elle-même moins vulnérable à la spéculation.
[8] John Rawls : La Théorie de la Justice - 1971 ; Trad .fse Seuil 1987.
[9] Hans Jonas : Le principe responsabilité -1979 ; trad fse Cerf
[10] Etude menée pour le compte de l’Association « Un travail pour tous » par un groupe de 70 économistes, ingénieurs, responsables syndicaux ou d’associations, travailleurs sociaux et membres de la haute fonction publique.
[11] Sur ce point, je me permettrai de renvoyer le lecteur à quelques-uns de mes ouvrages : L’économique et le vivant (Payot 979 - 2° ed. Economica 1996); L’Illusion néo-libérale (Fayard 2000; 2° ed. Flammarion « Champs » 2001); Eloge du mondialisme par un « anti » présumé ( Fayard 2001).