Accueil > Empire et Résistance > Pourquoi l’agriculture a fait échouer la conférence de Cancún
Après l’échec de la conférence de Cancún, début septembre, le Los Angeles Times est allé en Chine, en Argentine, en Uruguay et au Mexique pour rencontrer des paysans. Leur point commun : ils ne touchent pas de subventions.
Par Hector Tobar, Sam Howe Verhovek et Salomon Moore, avec la contribution de Chris Kraul et d’Andres D’Alessandro
Courrier International
09/10/2003, Numero 675
LOS ANGELES TIMES (extraits)
Los Angeles
La faute aux riches
"Le travail de l’OMC devrait seulement concerner les tarifs douaniers et les autres obstacles au commerce qui peuvent engendrer des distorsions économiques", affirme la Far Eastern Economic Review. Aussi, le monde en développement a eu raison, à Cancún, de demander à l’Europe, aux Etats-Unis et au Japon de supprimer leurs subventions à l’agriculture. C’est donc le monde développé - en particulier l’Union européenne - qui porte la plus lourde responsabilité dans l’échec de la conférence.
DE TARARIRAS (URUGUAY)
L’Uruguay ne connaît ni sécheresse, ni inondations, ni sauterelles. Le fléau qui décime ses éleveurs s’appelle l’économie. Ici, les vaches produisent des flots de lait, les boeufs engraissent. Mais les éleveurs ne trouvent que peu d’acheteurs prêts à payer un prix correct, et nombre d’entre eux ont vendu leurs terres pour s’installer en ville. Voilà pourquoi Juan Carlos Planchón, un gaucho de 61 ans, s’est retrouvé dans des manifestations avec une banderole portant le slogan : "La rentabilité ou la mort".
Partout ou presque dans le monde en développement - dans des pays aussi divers que la Chine, le Kenya ou l’Uruguay -, le travail de la terre est un mode de vie qui semble en permanence frôler le désastre, alors même que les produits alimentaires et agricoles circulent dans le monde comme jamais auparavant. Ce sont ces frustrations accumulées qui ont poussé les représentants de quelque 90 pays en développement à claquer la porte du sommet de l’OMC à Cancún, au Mexique, au début du mois de septembre. On y débattait de l’outil le plus puissant dont disposent les pays riches sur le marché : les 300 milliards de dollars de subventions qui permettent à leurs agriculteurs d’inonder le monde de maïs, de coton et autres produits à bas prix.
"J’ai appelé à Montevideo [la capitale de l’Uruguay] pour que l’ambassadrice de l’Union européenne vienne ici et voie l’effet de ces subventions", raconte Planchón dans son ranch, au milieu des champs de trèfle. "Pour nous, c’est du terrorisme économique : ils ont fait plus de dégâts dans la population avec leurs subventions qu’avec n’importe quelle bombe." Pour les pays africains, si leur coton ne leur rapporte rien sur le marché mondial, c’est parce que les producteurs américains, du Mississippi et d’ailleurs, reçoivent du gouvernement des aides qui réduisent leurs frais et rendent leur coton moins cher. Les producteurs de soja argentins et les cultivateurs de maïs kényans ont les mêmes griefs. Les producteurs laitiers d’Europe reçoivent chaque jour 2 dollars par bête et expédient leurs produits bon marché en Afrique et en Amérique latine.
Le gouvernement uruguayen, quant à lui, semble lever des impôts chaque fois que ses agriculteurs et ses éleveurs engrangent une moisson exceptionnelle. "Notre pays n’a ni minerais, ni métaux précieux, ni pétrole, rien du tout", explique Planchón. L’or de l’Uruguay, ce sont les vaches, la principale source de revenus à l’exportation. "Du coup, le gouvernement paie ses dettes avec l’argent que nous, les paysans, nous gagnons."
Dans la plupart des pays en développement, les paysans occupent le dernier rang de la hiérarchie politique. Si les difficultés font depuis longtemps partie de la vie rurale, elles semblent s’accroître de façon exponentielle quand les gouvernants adoptent la logique de la liberté des marchés, qui est la raison d’être de l’OMC.
"J’adorerais pouvoir envisager un jour d’avoir une grande exploitation, mais la réalité, c’est ça", confie Xi Jingen, de Beimuqiao, en Chine, en désignant sa rizière de 0,1 hectare [1 000 mètres carrés] perdue dans une brume bleutée, au pied des monts Yangshan. Il déclare n’avoir jamais reçu un sou du gouvernement. A titre de comparaison, une coopérative rizicole proche de Sacramento a touché environ 24 millions de dollars de subventions l’année dernière. "Vous voulez dire que les paysans reçoivent de l’argent en plus pour cultiver leurs produits ?" demande Xi lorsqu’on lui parle des subventions américaines. Il s’autorise un moment de rêve. "Vous imaginez ce que je pourrais faire si j’avais de l’argent pour acheter un meilleur équipement, une meilleure batteuse ? Je pourrais produire tellement plus !"
Les Etats-Unis exportent 2,5 milliards de dollars de produits agricoles vers la Chine chaque année. Lors de son entrée à l’OMC, en 2001, Pékin a négocié le droit d’accorder des aides limitées à ses paysans. Mais cela ne devrait pas améliorer les perspectives des exploitants comme Xi. "Le gouvernement chinois n’est actuellement pas en mesure de verser des subventions importantes aux agriculteurs et il est peu probable qu’il le soit dans un avenir proche", constate Shen Minggao, professeur au Centre chinois pour la recherche économique de l’université de Pékin.
Le coton est la principale source de devises de nombreux pays africains. C’est aussi le produit agricole le plus généreusement subventionné aux Etats-Unis. Les producteurs africains se sont battus à Cancún pour obtenir la suppression des 4 milliards de dollars de subventions que le gouvernement américain verse à ses producteurs - aides qui, selon eux, faussent le marché mondial du coton et du textile. "Ils ont expliqué que, si les prix mondiaux du coton avaient chuté, c’était à cause des subventions américaines", explique Peter Draper, de l’Institut sud-africain des affaires internationales. "Ils voulaient que les Etats-Unis règlent cette question séparément, mais ceux-ci ont refusé."
Les contribuables américains et européens financent toute une série de projets d’aide aux régions rurales pauvres d’Afrique, mais, d’après les experts, l’effet des subventions agricoles en annule la plus grande partie. Ainsi, selon l’ONG Oxfam International, si le Mali a reçu 37 millions de dollars des Etats-Unis, il a perdu 43 millions en revenus à l’exportation du fait des subventions américaines aux producteurs de coton.
Le sommet de Cancún a pris fin le 14 septembre, lorsqu’une coalition de pays en développement connue sous le nom de Groupe des 21 a déclaré insuffisantes les concessions des pays riches en la matière. Les riches étaient prêts à renoncer à certaines de leurs aides, mais voulaient en échange faire passer une nouvelle série d’accords commerciaux qui, entre autres, auraient ouvert les marchés étrangers aux sociétés financières américaines et européennes. Les pays pauvres se sont fermement refusés à examiner les questions financières tant qu’un accord n’avait pas été trouvé en matière agricole.
Alejandro Calderón, un producteur de soja de Pergamino, en Argentine, à environ 200 kilomètres au nord-ouest de Buenos Aires, regarde vers le nord et vers ses concurrents américains avec une certaine envie. Il pense que les subventions que reçoivent les producteurs de l’Illinois, par exemple, leur permettent de survivre aux aléas du métier qui détruisent les producteurs d’Amérique latine. "Ils peuvent plus facilement planifier sur le long terme, explique-t-il. Quand ils plantent, leurs bénéfices sont garantis. Nous, en revanche, nous sommes vulnérables à la baisse des prix que les pays développés provoquent avec leurs subventions. C’est une loterie, mais, eux, ils connaissent à l’avance les numéros gagnants. Pas nous."
Pour Dwight Allen, expert en économie mondiale chez Deloitte & Touche à Washington, les pays en développement n’ont pas tort. "La plupart des économistes reconnaissent que le système des subventions agricoles qui existe aux Etats-Unis, en Europe et au Japon n’a aucune utilité, ni pratique ni théorique, pour le marché mondial. Il trouve sa seule justification dans des préoccupations politiques, dans le souci de protéger les paysans nationaux."
L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a mis les agriculteurs mexicains en concurrence directe avec leurs homologues de l’Iowa et du Nebraska. Le résultat est dramatique pour les petits exploitants mexicains, qui représentent près du quart de la main-d’oeuvre du pays.
Les subventions significatives et la protection de leur gouvernement dont ils jouissaient auparavant ayant été supprimées par l’ALENA, ils ne peuvent plus faire face - principalement parce que leurs exploitations sont en général plus petites et moins avancées sur le plan technologique que celles de leurs concurrents américains et canadiens.
Depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA, en 1994, les paysans mexicains sont submergés d’importations américaines. Felix Rubinos, qui cultive un peu plus de 6 hectares de maïs à Xalatlaco, une ville agricole au sud-ouest de Mexico, confie qu’ils sont sur la corde raide. "Le prix des engrais et des semences a augmenté, mais celui du maïs n’a pas bougé depuis dix ans. Auparavant, on s’en sortait bien ; maintenant, je gagne à peine de quoi manger."
Nombre de ses voisins ont laissé tomber la terre pour travailler dans les usines de textile et d’automobiles des environs et Rubinos songe à en faire autant. "Il paraît que les Américains font deux ou trois récoltes de maïs par an avec leurs machines, l’irrigation et les engrais. Nous, nous sommes isolés, nous sommes très loin des progrès technologiques. Le gouvernement devrait nous protéger, pas nous regarder dégringoler."