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9 octobre 2012

Pour les sécularistes turcs, la faute de tout, vient des musulmans.

par Andre Vltchek*

 

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Par beaucoup d’aspects, la Turquie se ressemble beaucoup à l’Indonésie – sur le papier la croissance économique du pays est vraiment impressionnante - mais parlez aux gens et ils vous diront que le pays s’effondre, qu’il insupportable d’y vivre, que tout est trop cher et que la vie quotidienne est extrêmement brutale. Dans les deux pays, une grande partie de la richesse disparaît dans les poches profondes des élites super-riches gouvernantes : le long des quais et des darses des yachts magnifiquement obscènes éparpillés tout autour d’Istanbul et dans les centres commerciaux éblouissants de Jakarta.

Il y a de la colère réprimée et de la frustration réprimée dans les rues d’Istanbul. Un bon ami, écrivain, fut récemment blessé dans un autobus public quand deux bus se sont lancés dans une course à travers les rues étroites, avec un mépris total pour leurs passagers. Hier soir j’ai vu une femme voilée presque écrasée par les portes du metrobús ; elle a prié et crié qu’ils la lâchaient tandis que le conducteur semblait jouir de son agonie, et tout cela à la vue des passagers. Il y avait plusieurs personnes près des portes, mais personne n’est venu l’aider.

Ici les gens ne crient pas, mais ils se donnent des coups de coude, et se bousculent sur les trottoirs et souvent montrent un mépris absolu envers les autres citoyens. En général circule une ‘mauvaise humeur’ partout dans l’enceinte de la rue ; il y a une diminution évidente de la gentillesse, quelque chose qui pourrait être défini seulement comme de la fatigue chronique.

Si tu vas comme touriste, voir les grandes mosquées antiques et les palais, les musées et bains traditionnels, tu tomberas amoureux de la ville en un instant, mais si tu y vis un moment il est probable que bientôt tu te sentes épuisé et abattu.

* * *

Istanbul est une ville crument divisée. Une claire distinction existe entre ceux qui pensent que le plus grand droit de l’homme est de pouvoir se soûler en plein air, aux tables situées directement sur le trottoir, et ceux qui choisissent la foi aux plaisirs mondains.

Pour être précis la ville est divisée entre les séculiers (qui ont historiquement gouverné bien que pas au cours des derniers temps), la classe privilégiée et la classe moyenne et leurs adversaires odieux : les musulmans pratiquants de la Turquie, la majorité de la nation.

« Les femmes qui portent un voile n’ont pas de cerveau », s’est emportée une auteur turque connnue, une femme, et pas besoin de le dire, ’séculière’. Nous sommes au bord du Bosphore dans un endroit public, un café. Les gens nous regardent et je me sens embarrassé. Il n’existait même pas la moindre possibilité de commencer à argumenter avec elle. Elle avait eu l’une de ces crises typiques d’Istanbul, une explosion familière de : « Je n’ai aucune sympathie, pas besoin de la religion musulmane. As-tu lu le Livre ? ».

Je l’avais fait. Quelques jours auparavant j’ai eu le grand plaisir de discuter du Livre avec le grand érudit musulman britannique Ziauddin Sardan à Londres. J’ai bien fait de garde le fait pour moi, de crainte d’être écorché et les lambeaux jetés dans l’obscurité de la légendaire voie fluviale qui divise l’Europe et l’Asie.

Ce n’est pas l’unique personne que je connais à Istanbul qui souffre de ce type de crises. Montrer un dédain envers l’islam et les musulmans pratiquants dans la « Ville des Rêves » est clairement un « mot de passe » secret communément utilisé pour être admis dans l’univers qui est vu ici comment intelligent et branché.

Tandis qu’elle parle, une Ferrari accélère le long de la rue étroite qui relie deux quartiers élégants aux bords du Bosphore, Arnavutköy et Bebek. Elle ralentit seulement quand elle est confronté au corps massif d’un autobus public. Si elle pouvait torpiller le bus, elle l’aurait fait. Dépouillé de son silencieux, la voiture lâche un rugissement intolérable qui fait peur aux mouettes, aux enfants et aux personnes âgées qui marchent dans la rue. Evidement, l’homme qui la conduit n’est pas de type religieux, il porte une coupe de cheveux à ras et a le look d’un ennuyeux acteur italien des années soixante, à côté de lui une femme est assise avec ses cheveux flottant au vent, une blouse sans manches, lunettes design sur le front et une cigarette entre ses doigts fins.

La Turquie connaît la ségrégation. D’une certaine manière elle est plus divisée qu’Israël ou l’Afrique du Sud d’avant la chute de l’apartheid. Mais ici on n’entend jamais quelqu’un mentionner le sujet.

* * *

Trois de mes livres sont traduits et publiés en langue turque ; plusieurs chaines de télévision turques m’ont fréquemment interviewé. Je connais beaucoup d’hommes et de femmes à Istanbul. Certains sont séculiers, d’autres musulmans ; mais je ne les vois jamais ‘se mélangeant entre eux’. La majorité des séculiers que je connais ici, méprisent l’islam ; et voilà qu’ils se pressent de démontrer qu’ils sont très occidentaux, très pro occidentaux, très européens. Selon eux le fait d’être religieux équivaut à être dégénéré, idiot et même ’antipatriotique’.

Essayez de définir la Turquie comme un pays du Moyen-Orient et vous perdrez tous ses amis et connaissances en un instant.

Ceux qui pestent contre les musulmans ne cachent pas leurs idées, en réalité ils les rendent publiques ; ils se confortent entre eux dans ce qui pour un étranger peut facilement sembler être de l’intolérance.

Ni mon éditeur ni des autres écrivains connus ou intellectuels pro occidentaux n’ont invité une fois à dîner une personne religieuse. Pas une fois j’ai eu l’occasion de parler à Istanbul à une femme qui portait un voile. Les musulmans pratiquants sont des ‘non-gens‘ dans tous ces cercles ’littéraires’ et ’intellectuels’ ; on ne les inclut pas, on ne leur parle pas, ils ne sont pas consultés. « On ne peut rien apprendre d’eux  », m’a dit une fois un poète ’séculier’ dans un élégant café qui domine le Bosphore.

Pour moi tout cela est particulièrement choquant, parce que pendant une grande partie de ma vie j’ai vécu dans le Sud-est Asiatique et en Afrique Orientale, deux lieux où les gens se mêlent facilement. Être Malaysien, c’est d’être malais, chinois ou indien ; musulman, bouddhiste ou indou ou séculier. Certes, même là ce n’est pas facile, cela n’est pas souple, il y a des explosions d’intolérance et même une discrimination institutionnalisée, spécialement envers la minorité indienne. Mais il n’y a certainement pas de ‘ségrégation‘. Et si quelqu’un attaque ou offense d’autres nationalités ou croyances religieuses en général, cette personne est considérée ‘pas cool‘ ou très mal élevée. Cela ne serait pas toléré, notamment en compagnie de gens élevés.

Je le répète : J’ai vu une telle ségrégation seulement à Istanbul, en Afrique du Sud avant la chute de l’apartheid (et dans quelques parties du pays après ), dans diverses parties d’Israël, et pour d’autres motifs en Australie Centrale.

* * *

Les séculiers montrent du doigt les musulmans et accusent l’actuel gouvernement religieux d’enlever leur liberté ’sacrée’ (y compris le droit déjà cité souvent de se soûler sous les yeux des piétons).

Mais des problèmes beaucoup plus sérieux peuvent être détectés.

Par exemple l’Occident a été le promoteur du régime turc actuel du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et du président Abdullah Gul. Il y a eu des arrestations en masse et des disparitions de nombreux hauts généraux kemalistes et intellectuel y compris ceux qui exigeaient que la Turquie rompe avec le dictat politique et militaire des Etats-Unis, au lieu de forger des alliances en Orient.

Par conséquent là est le paradoxe qui est peu compris en Occident, même parmi quelques intellectuels bien intentionnés et detendance à gauche : tandis qu’il promeut des idéaux islamiques, l’actuel gouvernement reçoit des ordres directs de l’Occident, détruisant des intellectuels anti-impérialistes et les principaux responsables militaires.

Tandis qu’ on interdit les établissements où l’on boit au bord de la rue et on encourage les femmes à se couvrir, l’actuel gouvernement aide à entrainer la force aérienne israélienne sur le territoire turc et arme et entraîne la soi-disant ‘opposition syrienne’ dans des camps spécialement désignés.

* * *

Ce n’est pas seulement le présent de la Turquie qui est complexe ; c’est aussi son passé. La Turquie conserve la trace de nombreuses offenses d’époques passées. En même temps on l’accuse d’infliger de la douleur à beaucoup dans la région. On ne peut pas dire qu’il y ait des réponses simples aux problèmes historiques.

L’un des plus brûlants et discutables est celui du PKK ou le ‘problème kurde’ : réellement est-ce que les kurdes sont victimes de discrimination, de brutalité et d’abandon de la part des Turcs ? Ou sont-ils alliés de l’Occident et eux mêmes les promoteurs d’une impulsion qui vise à fragmenter et déstabiliser la région, dont l’État turc (souvent on cite le cas du Kurdistan irakien pro occidental) ? L’opinion commune en Occident est que les kurdes sont victimes, mais si on parle à des intellectuels et à des analystes de gauches à Istanbul ou du Moyen-Orient on entendra que le potentiel Grand Kurdistan (avec ses racines en Irak) n’est pas autre chose qu’un sinistre complot occidental.

Il est vrai aussi que les combattants les plus mobilisés contre l’impérialisme occidental sont les généraux séculiers, grands officiers et intellectuels, plusieurs d’entre eux sont actuellement emprisonnés, en majorité sans accusations ou procès.

La réalité turque est fréquemment paradoxale.

* * *

« La société devrait s’orienter vers le bien-être de tout son peuple. Il est absurde de discriminer les citoyens par qu’ ils sont kurdes, croyants ou non croyants, athées ou islamistes. Ces choses ne devraient pas compter et elles distraient l’attention des vrais problèmes auxquel est confronté le pays : des sujets comme la privatisation incontrôlée de la richesse nationale du pays ; l’augmentation vertigineuse des prix et la détérioration des conditions des gens du peuple, ainsi que les intérêts impérialistes dans la région », déclare Sezer (il préfère ne pas utiliser son nom complet), un intellectuel turc qui croit dans l’unité de la Turquie et qui appuie les idéaux de Kemal Ataturk, dont les idées nationalistes, dit-il, n’ont jamais été basées sur l’origine ethnique du peuple, mais sur sa citoyenneté ; sur sa appartenance au pays.

Qu ‘importe à quel point sont nobles ses idées, il semble qu’elles résonnent seulement dans l’esprit d’une minorité infime de cette nation fragmentée. Sezer exprime des points de vue progressistes, séculiers, urbains. Mais il y a très peu de communication et de compréhension entre les villes turques et la campagne, entre les voisinages élégants des bords du Bosphore et les logements humbles des dépossédés, entre des personnes qui prient cinq fois par jour et portent un voile et ceux qui boivent du vin dans des cafés hors de prix et élégants assis les jambes croisées et vêtus de marques d’importation.

Il est probable que le père fondateur de l’État turc, Mustafa Kemal Ataturk, trouverait probablement difficile de s’adapter parfaitement à la nation qu’il a si consciencieusement essayée d’unir. Qu’importe à quel point ses croyances étaient séculières, c’était ses croyances, il est peu probable qu’il se serait joint à la classe privilégiée, au chœur anti islamique du Bosphore et de la Ferrari.

Mais aussi il est sûr qu’Ataturk divergerait de l’actuel gouvernement, qui combine pratiques religieuses avec servilité envers l’Occident. En fait, les deux camps seraient réticents à accepter Ataturk pour ce en quoi il croyait vraiment. Dans le monde actuel son nationalisme serait considéreré comme inconvenant. Les deux côtés – le gouvernement islamique et les élites séculières – collaborent de deux différentes manières avec l’Occident.

En réalité, il est probable que, s’il vivait maintenant, Ataturk finirait comme beaucoup d’autres valeureux adversaires turques à l’impérialisme occidental, en prison.

Andre Vltchek pour CounterPunch

Counterpunch. Usa, le 8 octobre 2012

Traduit de l’anglais pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

* Andre Vltchek est romancier, cinéaste et journaliste d’investigation. Il a couvert des guerres et des conflits dans des douzaines de pays. Son livre sur l’impérialisme occidental au Sud du Pacifique, s’appelle « Océanie » . Son livre provocateur sur l’Indonésie post Suharto et son modèle fondamentaliste de marché, s’intitule Indonesia : «  The Archipelago of Fear  ». Il a récemment produit et dirigé un documentaire «  Rwandan Gambit  » sur le régime pro occidental de Paul Kagame et son pillage de la République Démocratique du Congo, et un autre «  One Flew Over Dadaab  » sur le plus grand camp de réfugiés du monde. Ayant vécu beaucoup d’années en Amérique Latine et en Océanie, Vltchek vit et travaille actuellement en Asie du sud-este et en Afrique.

El Correo. Paris, le 9 octobre 2012.

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