Accueil > Les Cousins > Amérique Centrale et Caraïbes > Panamá : Honte et domination
Par José Steinsleger
La Jornada, México, 3 de noviembre del 2003.
Le pays était de la Colombie. Son chapeau national d’Equateur,et le sang versé du Panamá. Les Panaméens ont lutté pendant tout un siècle pour faire comprendre que l’entité "souveraine et indépendante" était une pseudo-république forgée par les États-Unis le 3 novembre 1903.
C’est pourquoi le 14 décembre 1999, quand le président Jimmy Carter déclara en espagnol : "il vous appartient", et que la présidente Mireya Moscoso le gratifia d’un "thank you" enjôleur pour le retour de la voie transisthmique sous la souveraineté panaméenne, il flottait quelque chose de fétide dans les écluses de Miraflores.
La cérémonie, terne et solennelle, eut pour proches témoins le roi Juan Carlos d’Espagne, et les organisations politiques et sociales parquées à deux kilomètres de l’endroit. Ainsi s’ acheva le deuxième chapitre de l’histoire d’une lutte anticoloniale que le général Omar Torrijos (1929-81), l’artisan des Traités Torrijos-Carter, justifiait de cette expression convaincante :
"Tu te rends compte... quelle fête ! : Le Panama est limité au nord par les Caraïbes, au sud par le Pacifique, à l’ouest par le Costa Rica, à l’est par la Colombie, et au centre par les États-Unis."
Mais comment Mme Mireya, la veuve du légendaire chef militaire Arnulfo Fufo Arias (1901-88), l’ennemi obstiné des Traités, comment en est-elle arrivée à tenir le rôle de vedette de cette grande cérémonie qui n’aurait pas eu lieu sans le patriotisme, sans les souffrances et les vies que donnèrent des milliers de patriotes durant 95 années du vingtième siècle ?
Une lutte passée sous silence
Situé dans la bande la plus étroite de l’Amérique, qui sépare en quelques kilomètres à peine l’Atlantique du Pacifique, le Panama fut "découvert" par Rodrigo de Bastidas (1502) et arpenté par Bartholomé Colomb, le frère de Christophe. En 1513, Vasco Núñez de Balboa découvrit "l’autre mer", dans une entreprise de conquête à laquelle les indiens opposèrent une résistance tenace. Balboa et Pedro Arias de Dávila (Pedrarias) racontent la résistance des caciques Cémaco, Quiubo et Urraca. La Cour Royale du Panama ne put être créée qu’en 1535, une fois étouffée la rébellion conduite par les noirs Bayano et Felipillo. Le Système des "foires et galions", qui stipulait que les caravelles chargées de l’argent et de l’or de la Bolivie et du Pérou devraient apareiller de l’isthme deux fois par an, ne put être mis en place qu’en 1542.
De 1570 à 1670, le Panama fut soumis au pillage constant des pirates, des boucaniers et des corsaires anglais. Drake, Morgan, Parker et Bradley attaquèrent et mirent àfeu et à sang les villes du Panamá. Luis García, un métis du Darién, poussa le premier cri de liberté (1728) contre le gouverneur espagnol, et en 1740, le Panamá devint partie du Vice-Royaume de Nouvelle Grenade (Santa Fe de Bogotá).
Le Parlement Espagnol approuva en 1814 la construction d’un canal interocéanique, mais cette initiative n’eut pas de suite en raison des luttes pour l’indépendance du continent américain. En 1819, José de Fábrega proposa d’incorporer le Panama à la Grande Colombie bolivarienne (Équateur, Colombie et Venezuela), et Rufina Alfaro lança en 1821 le premier appel à l’indépendance qui s’acheva par l’union du pays à la Colombie sous le nom de département de l’Isthme.
La vie républicaine du Panama démarre en 1827, sous le gouvernement de José Domingo Espinar, lequel avait pris part à la bataille de Pichincha (Équateur) sous les ordres du maréchal Sucre.
Après l’échec du rêve d’intégration, le général Tomás Herrera proclama que le Panamá se séparait de la Colombie ; ce gouvernement autonome dura onze mois.
Parallèlement à la poussée d’indépendance nationale s’est déroulée l’histoire relative aux nombreux traités, aux nombreuses interventions militaires et manoeuvres diplomatiques de Washington pour s’emparer du canal. Cette histoire débute en 1822 par la visite que rendit le colonel William Daume des États-Unis au gouvernement de Bogotá et par de sérieuses propositions de creusement du détroit, et elle s’étend depuis le Traité Bidlack-Mallarino (droit de transiter, 1846), jusqu’au Traité Hay-Buneau-Varilla (1903), par lequel le Panama livre "à perpétuité" la zone du canal aux États-Unis.
Quand en 1878 le Français Ferdinand de Lesseps, constructeur du canal de Suez, commence le creusement du canal de Panama, le président Rutheford Hayes déclare : "La politique de ce pays exige un canal interocéanique, de l’Atlantique au Pacifique, sous notre contrôle, et il nous est impossible de consentir à l’abandonner et le laisser au pouvoir de puissances européennes".
En 1885, des soldats des États-Unis entrent dans la ville de Panama, arrêtent le président Rafael Aizpuru et mettent le feu à la ville de Colón afin d’étouffer l’insurrection populaire dirigée par Pedro Prestán, un mulâtre carthagénois agé de 33 ans.
Les Yanquis pendent Prestán ; Santander Galofre, maire de Colón (une ville située dans une île que la compagnie du chemin de fer des États-Unis avait achetée mille dollars à Daniel George, un agriculteur cubain d’origine anglaise), renonce à sa charge, affirmant que son devoir de patriote l’empêchait de "...servir un gouvernement qui s’estime impuissant à venger l’affront et n’a utilisé aucun moyen pour repousser l’invasion".
Dix ans plus tard, le secrétaire d’État Richard Olney affirme que les États-Unis "sont souverains sur le continent, et [que] leurs désirs sont des ordres". En 1898, le président William McKinley pontifie : "La sécurité nationale... exige que cet ouvrage (le canal) soit en notre pouvoir", tandis que l’année suivante, un fonctionnaire du Département d’État, Robert Hutchinson, prononce cette condamnation :
"Les gouvernements faibles et la civilisation naissante d’Amérique Centrale devront disparaître avec le temps. Une fois le Canal de l’Isthme achevé, nous entrerons en relation avec ces peuples... et nous aurons plus à dire sur leur futur destin qu’aucune autre puissance."
Le XIXe siècle panaméen s’est achevé par la Guerre des Mille Jours (1899-1903), une guerre bananière gagnée par le conservateur José Manuel Marroquín, président de la Colombie. Au Panama, les libéraux de Belisario Porras déposèrent les armes. Mais comme au Nicaragua de Sandino vingt ans plus tard, l’indien Victoriano Lorenzo rejeta cette solution et prôna la cause du Parti Libéral en Armes.
Avec l’appui des marines, Lorenzo fut vaincu le 15 mai 1903. Les troupes d’occupation ordonnèrent son exécution immédiate. Tomás Herrán, gouverneur du Panama, signa alors avec Washington la concession d’une zone de l’isthme pour la construction du canal ; cet accord fut rejeté par le Congrès de Bogotá.
Célébration de l’ignoble
Dans ce contexte, le matin du 3 novembre 1903, les États-Unis ancrèrent une escadre navale dans les eaux panaméennes, déposèrent le gouverneur et, dans l’après-midi, les "patriotes" proclamèrent l’"indépendance" du Panamá. Acte anormal, délictueux, d’une franche piraterie, auquel ne prit part aucun Panaméen, l’"indépendance" fut la copie carbone des traités qui à Cuba en 1898 provoquèrent la reddition de l’Espagne. Le pharmacien Manuel Amador Guerrero, un Colombien naturalisé aux États-Unis et avocat des chemins de fer des gringos, fut sacré premier président du Panama.
Sa nomination fut considérée comme une combine technique, étant donné que le Panama était la Colombie, et la Colombie le Panama. Mais s’il y a quelque chose d’excessif en Amérique latine, ce sont bien les compromis de la jurisprudence. De telle sorte que, tournant le dos à l’irrégularité de la procédure, et "attendus les mérites" d’Amador, l’Assemblée décida que "pour cette seule fois"un étranger serait président.
En somme, devant les festivités conduites par la présidente Mireya Moscoso, l’oligarchie panaméenne sèche ses larmes d’émotion, et le peuple ses larmes d’indignation. Néanmoins, souvenons-nous que du vivant de son époux, la dame (licenciée en "design d’intérieur" par la Miami Dade Comunity), se plaignait auprès de ses amies que Fufo ne la laissait pas prendre part à la politique, bien qu’elle fût "remplie de sensibilité sociale".
À côté des invités vedettes, l’acteur Sean Connery et le secrétaire d’État Colin Powell, Mireya prit la tête de quelques cérémonies qui relèvent plus d’une "indépendance" alignée sur l’esprit du Plan Puebla-Panama : le pèlerinage sur la tombe où reposent les restes du fantoche Manuel Amador et l’inauguration d’un gigantesque centre commercial érigé sur les terrains où les os et les cendres de 7500 civils assassinés par les troupes yanquees en 1989 réclament justice.
Traduction de l’espagnol : Hapifil, pour RISAL.
Article original en espagnol : "Panamá : vergüenza y dominación", La Jornada, 03-11-03.