Accueil > Empire et Résistance > « Gringoland » (USA) > « On parle d’Empire américain au moment où il disparaît » : Emmanuel Todd
Il y a deux ans, les attentats du 11 septembre frappaient les symboles de la puissance étasunienne. Bien avant cette date, l’historien français Emmanuel Todd prédisait la fin prochaine de l’Empire.
Par Virginie Poyetton
La Gauche, 10 Septembre 2003
« Si quelqu’un a une dette envers Bush, c’est bien moi. Pour ma prédiction sur la fin de l’URSS, j’ai dû attendre tellement longtemps pour que l’union s’effondre que j’étais usé. Grâce à l’équipe Bush, peut-être ai-je inventé la prédiction instantanée. » En 1976, l’historien-écrivain-anthropologue français Emmanuel Todd, dans un essai intitulé La chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique, annonçait la fin de la guerre froide.
Seize ans plus tard, l’histoire lui donnait raison. Invité il y a une semaine au Club suisse de la presse à Genève, l’écrivain témoigne : « A l’époque, j’avais eu le sentiment que le développement excessif de l’activité militaire russe cachait mal la volonté du gouvernement de masquer les contradictions internes. Aujourd’hui, la puissance américaine agit exactement de la même manière. »
Ironie du sort, le dernier ouvrage d’Emmanuel Todd, Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain, paraissait le 11 septembre 2002, un an, jour pour jour, après les attentats du World Trade Center et du Pentagone. A l’heure où la population étasunienne était appelée à rendre hommage aux victimes et à soutenir les efforts de guerre destinés à redorer le blason étasunien, l’historien démontrait dans son livre que la superpuissance avait vécu. « On parle d’empire américain, non pas au moment où il émerge, mais quand il disparaît. »
Pour l’auteur, « si les Etats-Unis ont besoin du monde, le monde n’a plus besoin des Etats-Unis ». Autrement dit, l’hyperpuissance est totalement dépendante économiquement.
Déclin économique
Le déclin s’est fait progressivement. Le démarrage a d’abord été lent, puis un système militaire jamais vu s’est développé, parallèlement à un certain laisser-aller dans l’industrie. Par la suite, dans les années quatre-vingt-dix, la machine s’est emballée, le pays a assisté à une explosion de son déficit commercial. Durant cette période, les Etats-Unis importaient sans contrepartie et surtout sans que le peuple étasunien n’en bénéficie.
Or, pendant toute la deuxième moitié du XXème siècle, le pays s’affichait comme le défenseur de la démocratie. Si cette dernière devait triompher, la justification idéologique des guerres menées par les Etats-Unis disparaîtrait. « Cela explique l’insistance de ces derniers à vouloir se battre contre le totalitarisme et parallèlement à l’entretenir. » Pour Emmanuel Todd, ce phénomène relève d’une logique de système. « Il ne faut pas trop porter d’importance aux changements d’équipe dirigeante. »
L’écrivain soutient par ailleurs que la politique étasunienne est un facteur dominant de désordre international. « Nous sommes en train de vivre un réel basculement. Les Etats-Unis sont en guerre, alors que le monde est globalement en paix. On dit que l’ONU n’arrive pas à résoudre le problème irakien. En fait, il n’y a pas de problème irakien et l’ONU essaie de résoudre le problème américain. »
Si l’auteur estime que la guerre en Irak avait une certaine rationalité au départ, par la suite, la marche à la guerre a montré, selon lui, que le monde n’était pas disposé à accepter le projet étasunien. Finalement les Etats-Unis sont entrés en guerre pour ne pas perdre la face et aller au bout de la neutralisation de leur axe du Mal. « Mais il était évident que le chaos dont nous sommes les témoins aujourd’hui en Irak allait apparaître. »
Pour l’écrivain, il était clair qu’avant même l’entrée en guerre des Etats-Unis, les effectifs et le matériel de guerre étaient trop limités. Par ailleurs, les moyens financiers manquaient à la superpuissance pour aider à la reconstruction du pays. « Le fondement de l’échec irakien est la pauvreté du pays et du peuple américain. » Rien à voir avec l’Amérique du plan Marshall.
Islam et transition
Dans le contexte de l’actuelle guerre « contre l’axe du Mal », Emmanuel Todd craint que le président Bush ne s’attaque à l’Iran. « Se refuser de voir que l’Iran est en marche vers la démocratie est une fuite en avant. »
Pour l’anthropologue, la vision catastrophiste du monde que véhicule le président étasunien n’est que de la poudre aux yeux pour pousser à une adhésion aveugle à la quête démocratique de l’hyperpuissance. « Aujourd’hui, de plus en plus d’êtres humains savent lire. Or, quand le taux d’analphabétisme baisse dans un pays, les révolutions et les crises sont plus fréquentes. Avec comme conséquences : des populations perturbées et des phénomènes de violence. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une régression. »
Pour Emmanuel Todd, le monde musulman est en train de subir la transition vers la modernité. « Les gens ont tendance à oublier la violence qui régnait en Europe pendant sa propre transition. »