Accueil > Les Cousins > Amérique Centrale et Caraïbes > Nicaragua- Pardonnez ma question, mais… nous voyons-nous dans le même miroir ?
Que se passe-t-il dans un pays quand, simplement, on ne peut plus répondre à la question : Qu’est-ce qui fonctionne bien ? Quand tous les indicateurs sont dramatiques ? Quand les dirigeants admettent publiquement que leur marge de manœuvre est très réduite, voire inexistante, face au pouvoir économique transnational ? Quand malgré les humiliations que suppose un traité commercial, comme ceux de « libre » échange avec les Etats-Unis, les autorités n’ont d’autre alternative que de le signer, plus par crainte des représailles que par adhésion à ce qui est proposé ? Quand…
Por Carlos Powell *
Managua, Nicaragua.
Peut-être que des citoyens d’autres pays, en particulier ceux du sud de la planète, se voient reflétés dans ce miroir. Le Nicaragua donne l’impression d’aller comme un bateau à la dérive, et l’on sent presque les nausées du mal de mer. Dans son malheur prolongé, la folle embarcation traverse des zones où la tempête se calme et aussitôt l’on prétend que « les choses vont mieux ». Les dirigeants profitent de ces accalmies passagères et annoncent que « nous sommes dans la bonne direction ». Et pourtant, quelques instants plus tard, nous entrons dans une nouvelle zone de turbulences et la structure du bateau, déjà extrêmement fragile et difficile à gouverner, est secouée jusqu’à la limite même du naufrage. On pourrait se demander pourquoi il n’y a pas de mutinerie à bord. Mais bien sûr, rapidement apparaissent les canots de sauvetage du FMI, avec de nouveaux prêts. Nous réalisons alors que l’idée centrale est d’empêcher le naufrage, et seulement de nous maintenir à flots. Mais en aucun cas de nous permettre de naviguer à notre aise et d’arriver à bon port. Cela fait déjà plus de 500 ans que le navire tourne en rond. Le seul changement dans le panorama est la gueule des pirates. Et leur nationalité.
A chacune des violentes secousses, des passagers tombent à la mer. Ce sont les morts de faim « structuraux », que les rapports classent parmi les « problèmes collatéraux des ajustements » : ils seront résolus par les éternels programmes de « lutte contre la pauvreté ». Ces programmes, aujourd’hui néo-libéraux, affirment que l’entreprise privée sera le moteur qui nous sortira de la tempête. Alors on privatise tout. On allègue aussi que la corruption a été le syndrome du gigantisme étatique, et pourtant, nous assistons chaque jour à une danse scabreuse de la corruption internationale, privée et publique, qui implique des présidents et des hauts fonctionnaires néo-libéraux très démocratiques.
Mais la corruption n’est pas un mal exclusivement politique, elle apparaît dans les strates et les secteurs les plus variés. La phrase de ce tango s’accomplit à la lettre, fatidique : « Qui ne pleure pas, ne tête pas et qui ne fauche pas est un imbécile ». Comparer notre action sociale à un bébé est cruel (pour l’un comme pour l’autre), si nous nous prenons pour des adultes. Et que dire du voleur… la culture de la « vivacité créole » admet que l’homme vif a raison de voler l’imbécile, parce que c’est un imbécile. Pourquoi est-il imbécile ? Parce qu’il ne vole pas. Dès lors, personne ne peut faire confiance à personne. Et encore moins des citoyens à leurs dirigeants. Autrement dit, notre problème n’est pas seulement de naviguer dans une mer infestée de pirates très bien armés, mais aussi d’être à la merci d’un équipage qui a l’âme verte, de la couleur du dollar. Je pense parfois que ce qu’on appelle la « dollarisation » de l’économie est aussi la dollarisation de la société dans son ensemble, c’est-à-dire une métastase verte qui ronge notre âme.
Le gouvernement est à la dérive, comme l’économie, la vie politique et parlementaire, les partis, la laïcité des institutions, le système juridique, le système électoral, le système de santé publique -hôpitaux, accès au soins-, la protection sociale, le commerce, la fiscalisation par l’impôt, l’éducation, la diplomatie, la police, le système bancaire, la vie culturelle et sportive, le respect des différences de genre, la protection de l’environnement…paradoxalement, au Nicaragua, l’armée est peut-être en ce moment l’une des institutions les plus solides, l’une des moins sujette aux désordres, alors même qu’il y a peu elle a du accepter de réduire une partie de son arsenal défensif anti-aérien, les missiles portatifs SAM7, sous la pression des Etats-Unis. Mais l’institution a réalisé cette destruction de matériel guerrier à l’insu des médias.
Même les organisations non gouvernementales n’échappent pas à cet état des choses : leurs programmes sont maintenant téléguidés par les grandes agences de coopération bilatérale qui les financent. Ils naviguent en fonction des promesses de financement. Et celles qui se rebellent sont reléguées et tendent à disparaître. Pire encore, la nouvelle stratégie de « coopération sectorielle » va supposer que les fonds soient remis directement aux instances de l’Etat, et celles-ci seront censées distribuer les ressources en fonction de leurs stratégies nationales de développement et selon le niveau de décentralisation atteint. Un futur radieux pour les coffres de l’Etat, pas nécessairement pour les destinataires. Une La question se pose alors : Quel objectif poursuit, au fond, cette coopération ? Cela a-t-il quelque chose à voir avec les massifs programmes de privatisation imposés par les institutions financières internationales, qui ont fait vertigineusement passer le patrimoine national aux mains de capitaux spéculatifs dépourvus d’objectifs sociaux ?
Le Nicaragua est l’un des pays les plus pauvres de tout le continent, et grâce à ce « record » on lui a accordé le privilège d’être inclus dans les stratégies de « remise à flot », la fameuse HIPC (Pays Pauvres Hautement Endettés). Ce sont les canots de sauvetage dernière génération que lance le FMI pour que nous gardions la tête hors de l’eau. Si vous-même, citoyen du monde, voulez que le FMI vous admette dans cette stratégie, vous devez accepter que chaque jour dans votre pays des gens meurent de faim (« complications cliniques », disent les communiqués médicaux), et que ce même jour d’autres personnes se préparent à mourir de la même chose le lendemain. Ave Caesar Imparatur, morituri te salutant.
L’horrible paradoxe de tout cela est qu’il y a effectivement quelque chose qui fonctionne bien : j’ai rarement vu, ailleurs qu’au Nicaragua, tant de concours de beauté. Toutes les institutions possèdent le leur, les entreprises et les collèges, les écoles primaires et les universités. Les journaux profitent de cette manne pour leurs ventes et exhibent en première page des silhouettes féminines qui semblent venues d’une autre planète. Il existe même des revues spécialisées dans les régimes qui donnent des conseils pour faire de l’effet sur « la plage » ! Ici, où selon le dernier rapport de la FAO, un million 612 mille personnes n’ont pas les moyens de prendre un repas par jour et où trois nicaraguayens sur dix souffrent de dénutrition ! La majorité des jeunes femmes, aveuglées, sont prêtes à tout donner pour se rapprocher de ces modèles de vertu charnelle. Si tu n’es pas jolie, attirante et sexy, à quoi vont te servir tes diplômes. Pendant ce temps, depuis près de dix ans (curieuse coïncidence), le taux de suicide est de 12 personne par jour, selon le rapport du Centre Nicaraguayen des Droits de l’Homme, et il tend à augmenter. Ce fut aussi durant ces dix ans que l’exil économique a drastiquement augmenté, bien au-delà de ce qui s’était produit dans les années 80, malgré la guerre. Deux façons de s’échapper.
Pardonnez ma question, mais…nous voyons-nous dans le même miroir ? Ou peut-être avez-vous de meilleures nouvelles de l’Empire ?
* Carlos Powell est journaliste, chercheur et écrivain argentin résident au Nicaragua.
powama@ibw.com.ni
Traduction : Amandine Py
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