Accueil > Empire et Résistance > Mondialisation libéral : Qui contrôle le butin ?
On sait que le Fond monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont l’avantage majeur, dans la répartition des richesses, de pouvoir décider de qui est riche et de qui ne l’est pas. Mais eux, que sont-ils et qui les contrôle ?
Par Harry Throssel
19 octobre 2002
Au FMI, tout d’abord, 48% du pouvoir de vote est aux mains de 8 directeurs exécutifs, représentant chacun leur propre pays (USA, Japon, Allemagne, France, Royaume Uni, Arabie Saoudite, Chine, Russie), alors que les 176 autres États membres ont 16 représentants avec pratiquement le même pouvoir de vote.
À la Banque mondiale, les mêmes nations à l’exception de la Chine possèdent à nouveau presque la moitié du pouvoir de vote.
À l’OMC, bien qu’en théorie les 144 nations membres aient leur mot à dire, les décisions sont en réalité prises dans la " salle verte ", où se réunit un petit groupe convoqué par le directeur général et très influencé par le Canada, l’Union européenne, le Japon et les États-Unis. Aucun de ces pays ne se situe dans l’hémisphère sud et aucun n’est un pays (pauvre) en voie de développement.
Aucun membre du conseil d’administration du FMI n’est une femme et 92% des membres du conseil d’administration de la Banque mondiale sont des hommes.
L’usage veut que les Européens choisissent le directeur du FMI et le gouvernement américain, celui de la Banque mondiale.
"D’autres pays et certains critiques fustigent, à juste titre, un procédé non démocratique et insuffisamment responsable", commente le Rapport 2002 sur le développement humain des Nations unies.
Soit dit en passant, pour insister sur ce point, les 5 membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies sont les États-Unis, la France, le Royaume Uni, la Russie et la Chine.
Ces dispositions en matière de prise de décision sont particulièrement importantes étant donné que l’élimination, ou du moins la réduction de la pauvreté dans les pays en voie de développement fait partie du mandat spécifique de ces organisations financières et commerciales.
Or, depuis environ 30 ans, l’inégalité économique en général se creuse et la carte de la pauvreté globale a peu changé, notamment dans les régions du monde les plus touchées, d’après les récents rapports des Nations unies et d’autres études de chercheurs.
Bretton Woods
Le FMI et la Banque mondiale ont été créés par les accords de Bretton Woods (juillet 1944, New Hampshire, USA) suite à des discussions sur l ’économie internationale après le désastre de la grande dépression des années 1930 et au naufrage de la Seconde Guerre mondiale.
D’après Daniel Yergin et Joseph Stanislas, une vaste entreprise de développement était née. Elle était constituée à partir de dons des ministères des Finances, de l’Industrie et du Développement ainsi que d’agences gouvernementales, de fondations privées, de banques internationales orientées vers le développement, d’universités, d’instituts de recherche.
Au centre de cette constellation une institution demeurait centrale, la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, autrement dit la Banque mondiale.
La Banque mondiale a été créée pour coordonner l’énorme travail de reconstruction économique dans l’Europe d’après guerre.
Selon le " Rapport sur le développement humain " , le FMI devait soutenir tout pays en butte à des difficultés concernant sa balance des paiements, alors que la Banque mondiale devait aider le circuit d’ investissements dans ce pays, dans une perspective de reconstruction et de développement d’après guerre.
L’historien Eric Hobsbawm commente : " La suprématie américaine était, bien entendu, un fait. La pression politique en faveur d’une action venait de Washington, et lorsque les opinions divergeaient, c’est le point de vue américain qui prévalait ; la Banque Mondiale et le FMI devenaient de facto subordonnés à la politique américaine. " Il montre que dans les années 1950, les États-Unis à eux seuls détenaient 60% du capital de tous les pays développés et réalisaient 60% de l’ensemble de leur production.
John Pilger écrit : " Ce qui découle (de la Seconde Guerre mondiale) est la défaite et dans le même temps la recolonisation des empires européens par le capital américain. Le boom de la production subventionnée par le gouvernement pendant la guerre a mis les richesses du monde dans les mains de l’Amérique. Les accords de Bretton Woods ont donné aux établissements militaires et aux entreprises un accès illimité aux minéraux, au pétrole, aux marchés et à une main-d’ouvre peu chère. La Banque mondiale et le FMI ont été inventés pour mettre en ouvre cette stratégie. Ils sont basés à Washington, où ils sont reliés par un cordon ombilical au Trésor américain. Le pouvoir de vote de leurs membres est défini en fonction de leur richesse : ainsi, l’Amérique les contrôle. Comme l’écrit Frederic Clairmont, " Bretton Woods a légué au monde un plan totalitaire et mortel de partage des marchés dans le monde ". "
En 1947, l’Accord général sur les tarifs et le commerce (devenu Organisation mondiale du commerce en 1950) a été créé comme un cadre permettant de réduire les barrières commerciales par des négociations régulières. Le principal objectif de l’OMC est " l’établissement de règles pour la politique commerciale des membres, qui favorise l’expansion du commerce international dans la perspective d’améliorer les niveaux de vie. " John Gray décrit la philosophie de l’OMC comme un ensemble de politiques et de mesures qui garantissent que les marchés auto-régulés " constituent le seul pouvoir d’organisation de la sphère économique " .
Susan George rétorque : " Les négociations du GATT ont pour but de détourner l’attention des propositions de réduction de la dette. Elles amadouent les gouvernements des pays endettés grâce à l’augmentation de l’investissement et à l’accès aux marchés du Nord, en échange d’une docilité maintenue dans le jeu du remboursement de la dette. Le " libre-échange " semble, peut-être, juste et démocratique mais il apportera inévitablement des contraintes futures sur l’environnement et sur les travailleurs en tous lieux. "
La Banque mondiale a rapidement étendu sa mission d’origine : de l’augmentation du financement pour la reconstruction d’une Europe meurtrie par la guerre, elle est passée à la recherche de capitaux dans les pays en voie de développement, destinés à être investis dans des infrastructures des pays développés. Son premier prêt (au Chili) date de 1948 et dès le début des années 1950, son attention se tournait déjà complètement vers le développement dans le tiers monde.
Le Rapport sur le développement humain déclare à propos de ce changement : " Aujourd’hui, le FMI et la Banque mondiale ne prêtent qu’aux économies émergeantes et en voie de développement. De plus, leurs prêts sont soumis à des conditions qui affectent de plus en plus les politiques locales des États. Il en résulte que les pays créanciers jouissent d’un pouvoir de décision accru et qu’ils l’utilisent pour durcir leurs exigences sur les pays endettés, ces derniers subissant des conditions imposées par l’extérieur et hors de leur contrôle. " Cela peut être " particulièrement inquiétant " en cas de divergences d ’opinion sur les solutions politiques, et quand les risques résultant de ces préconisations sont principalement supportés par la population du pays endetté.
La repésentation
Le Rapport s’inquiète qu’une vraie représentation des pays clients soit exclue des structures économiques mondiales. : " Le FMI et la Banque mondiale n’auront pas la capacité de faire leur travail correctement s’ils continuent à être le reflet de l’équilibre des pouvoirs de la fin de la Seconde Guerre mondiale. " En fait, les décisions consensuelles laisse rarement s’exprimer les acteurs marginalisés : les décisions " consensuelles " sont soumises aux réalités du pouvoir et au fait que l’on connaisse les pays susceptibles de poser leur veto ou d’exercer des pressions en faveur des décisions finales.
Les membres du FMI n’ont pas le même pouvoir de vote. Le poids du vote varie en fonction de deux composantes : chaque membre possède un lot équitable de 250 votes qui lui est donné lors de son adhésion, et la seconde composante est un pourcentage de votes qui reflète la puissance économique. Les économies riches sont par conséquent favorisées : les États-Unis possèdent 17% du pouvoir de vote, l’ Allemagne 6%, le Royaume Uni 5%, comparés par exemple à un groupe de pays de l’Afrique sub-saharienne qui a un pouvoir de vote de seulement 1%.
Depuis leur création il y a 58 ans, le FMI et la Banque mondiale, sont passés de 44 à 184 États membres, incluant de nombreuses économies de transition. " Le problème est de rendre la prise de décision plus transparente et plus responsable et d’augmenter le poids des pays en voix de développement dans l’élaboration de ces décisions ", déclare le Rapport sur le développement humain.
Ainsi, les conseils économiques et les conditions de prêt reflètent les intérêts des membres les plus puissants, c’est-à-dire les pays développés, ce qui rend nécessaire l’augmentation de la participation de leurs débiteurs, les pays en voie de développement.
" Un processus de sélection secret et fermé, basé sur le privilège, dans des institutions censées être engagées dans une plus grande responsabilité et une plus grande transparence, produit un effet négatif évident, déclare le Rapport sur le développement humain. La sélection des membres du conseil d’administration et des autres représentants doit être ouverte, et les intentions des candidats concernant les organisations doivent être plus claires. "
Le Rapport plaide en faveur d’un pouvoir de vote plus important des pays en voie de développement à la Banque mondiale et au FMI, en augmentant la proportion de votes alloués à chaque membre de par son adhésion. Une autre étape consisterait à augmenter le nombre de sièges des pays en voie de développement au conseil d’administration, incluant une meilleure représentation des femmes aux niveaux les plus élevés, et de les impliquer davantage dans le choix des présidents des institutions. Ces réformes " changeraient également la perception (des pays en voie de développement), qui passerait d’une perpétuelle suspicion de domination extérieure à une situation où ils auraient une plus grande responsabilité dans la prise de décision ".
La responsabilité
Il est également nécessaire de rendre les institutions plus responsables, pas uniquement vis-à-vis des membres de leurs conseils d ’administration, mais également vis-à-vis des personnes affectées par les décisions qu’elles émettent. Plus précisément, cela signifie d’assurer la transparence concernant les règles, les décisions, les politiques et les actions, ainsi que leur évaluation.
La Banque mondiale a adopté en 1993, une politique de divulgation de l’information. En 2001, elle a étendu cette politique à la diffusion de documents concernant les Pays Pauvres Lourdement Endettés, et à celle d’articles sur la Stratégie de Réduction de la Pauvreté, accompagnés de résumés des discussions du conseil d’administration. La révision de cette politique en septembre 2001 a élargi l’information disponible pour le public à un plus grand nombre de documents essentiels.
Au FMI, où l’information était auparavant inaccessible à quiconque hors des murs de l’institution, certaines recherches sont désormais publiées sur le site de l’organisation, ainsi qu’une documentation considérable sur le travail avec certains pays en particulier. Le FMI fait également pression sur les gouvernements pour permettre une plus importante publication des politiques menées et des accords passés avec lui.
Mais il y a encore de grandes failles dans la transparence, relate le Rapport sur le développement humain. Les plus notables portent sur les comptes rendus des conseils d’administration de la Banque mondiale et du FMI qui ne sont pas publiés, les scrutins qui ne sont pas organisés et ne peuvent donc pas être enregistrés ou rendus publics. Les citoyens des pays membres (ou des personnes extérieures intéressées) ne peuvent donc pas tenir les directeurs ou leurs gouvernements pour responsables de leurs politiques.
Une évaluation indépendante des actions de ces institutions est également nécessaire. " Non seulement il est difficile pour le public de juger si une organisation assume correctement ses responsabilités, mais il est également impossible pour des personnes extérieures d’ offrir une aide à celles qui travaillent dans ces organisations et qui reconnaissent la nécessité d’un changement. La publication de rapports critiques pourrait susciter l’attention du public, et une pression extérieure en faveur du changement pourrait aider à éviter le manque d ’intérêt ou la prévalence des intérêts personnels au sein même de l’ organisation. "
Le Rapport sur le développement humain préconise une obligation de type juridique dépassant la transparence et permettant de participer plus activement. " À l’instar de tribunaux, de médiateurs, ou d’autres processus qui permettent de tenir des gouvernements pour responsables des accords nationaux, des équivalents internationaux émergeraient pour rendre les organisations internationales responsables de leurs actes. "
Cependant, alors que la responsabilité de type juridique peut rendre publiques les infractions et encourager les organisations à reconsidérer certaines décisions, elle se heurte à des limites, notamment pour les pays en voie de développement. Tous les pays n’ont pas la même facilité à recourir à ce type de procédures ; c’est pourquoi les pays en voie de développement font appel à des organisations non gouvernementales de pays industrialisés pour trouver des fonds et présenter leur cause. Le risque est d’orienter le travail des ONG vers des problèmes suscitant l’intérêt des populations des pays riches, laissant hors jeu les pays en voie de développement qui n ’auraient pas su attirer l’attention de ces organisations.
Promouvoir des principes démocratiques à l’OMC
L’OMC prétend que son travail est basé sur un " principe de non-discrimination, de transparence et de prévoyance " et que " les décisions sont prises par l’ensemble des membres, habituellement par consensus ". Mais alors que la majorité des pays possèdent un siège à l’OMC, le consensus est biaisé par les grandes puissances qui traitent en coulisses, ce qui a déjà entraîné de nombreuses plaintes. L’OMC est accusée d’être l’une des organisations internationales les moins transparentes, principalement parce qu’en fait, peu de pays en voie de développement peuvent y participer. Les conclusions sont arrêtées par le Conseil général et les principales décisions sont approuvées au cours de conférences ministérielles qui se tiennent tous les deux ans.
En 2000, alors que 15 pays africains n’avaient pas de représentant aux quartiers généraux de l’OMC à Genève (qui compte 560 personnes), la Mauritanie, un très petit pays, en avait cinq. L’OMC a répondu à ces disparités en cherchant à établir une unité d’assistance technique, pour aider les pays en voie de développement dans leurs négociations.
" Les processus de décisions à l’OMC exigent de sérieuses réformes ", déclare le Rapport sur le développement humain. Dans un premier temps, les consultations, discussions, négociations et décisions doivent être rendues complètement publiques, ouvertes à la participation et démocratiques. Puis l’OMC devrait être impartial, sans favoriser les pays les plus puissants au détriment des pays en voie de développement, qui en fait constituent la majorité des membres et devraient pouvoir faire entendre leurs intérêts et exercer leurs droits. De plus, les pays en voie de développement devraient être mieux représentés au secrétariat de l’OMC, notamment à des postes élevés. Enfin il devrait y avoir plus de transparence dans les processus démocratiques de l’OMC, car " un accroissement de la démocratie au niveau tant national que global donne la possibilité de transformer la vie des gens dans le monde ".
Le Rapport indique que de nombreux parlementaires et personnalités politiques semblent ignorer certaines négociations de l’OMC, même lorsque leurs pays sont appelés à changer leurs politiques, parfois profondément, en fonction des accords de l’OMC. Récemment cependant, des groupes de la société civile provenant de pays en voie de développement et de pays industrialisés se sont profondément impliqués dans les questions de l’OMC. Des syndicats ainsi que des groupes axés sur le développement, la pauvreté et l’environnement ont cherché à utiliser l’OMC pour défendre leur cause. L’OMC ressent leur influence, non à la façon de l’activité des ONG en son sein, mais en tant qu’une critique publique élevée contre lui, qui, par exemple, a fermé la réunion de Seattle. En 1993, à Bangalore en Inde, un rassemblement de 500 000 agriculteurs s’est engagé à braver les accords de l’Uruguay Round de l’OMC. 25 groupes d’agriculteurs en France ont organisé de larges manifestations contre l’accord de l’OMC sur l’agriculture. De tous ces efforts, il résulte que le secrétariat de l’OMC et nombre de ses membres ont commencé à travailler avec des organisations de la société civile, contribuant ainsi plus directement au dialogue sur la politique et les processus de négociations au sein de l’OMC.
Un modèle de négociation ouverte
Le Rapport sur le développement humain décrit une méthode de négociation qui a été utilisée afin de donner à tous les pays participants un temps de parole équitable pendant les négociations concernant la Convention sur la diversité biologique de 1996 à 2000.
À un moment, alors que la date buttoir pour clore les négociations approchait et que les différences entre les parties impliquées restaient béantes, on a craint de voir les pourparlers échouer. Mais la combinaison de méthodes innovantes et d’un président impartial et actif a permis d’arriver à une conclusion réussie.
Juan Mayr Maldonado, ministre de l’Environnement de Colombie, a introduit cette nouvelle méthode quand, en février 1999, il prit la présidence de la Conférence de Carthagène sur la bio-sécurité, et il a continué de l’appliquer lors d’autres consultations ultérieures. Les principales caractéristiques de ces méthodes sont :
– de former un groupe ayant le même point de vue, rassemblant les participants selon leurs intérêts et leurs positions, au lieu de les regrouper selon leur zone géographique ou leurs revenus. Cette innovation a permis aux pays en voie de développement de faire bloc, pendant que ceux qui avaient un point de vue différent pouvaient joindre un autre groupe. À partir de là, les pays en voie de développement ont pu s’unir sous la même bannière (ex. le groupe des 77 et la Chine) ;
– de sélectionner des représentants dans chaque groupe agissant comme porte-parole, avec un nombre de porte-parole proportionnel à la taille du groupe. Cette approche permit une représentation plus équitable des points de vue ;
– de permettre à tous les pays membres d’assister aux négociations, même lorsque ces négociations étaient menées entre les porte-parole. Ainsi les négociations étaient transparentes et ouvertes à la participation de tous les membres ;
– d’encourager la participation des ONG. À Vienne, le président a rencontré séparément les ONG et l’industrie. En réponses aux demandes des ONG d’avoir accès aux négociations, un système de réception audio a aussitôt été mis à leur disposition dans une pièce " surpeuplée " près de la salle de consultation du gouvernement. Ainsi, les ONG et les représentants d’organisations internationales pouvaient suivre les discussions. Aux sessions de Montréal, tous les observateurs, y compris les médias, pouvaient assister aux séances plénières.
Ces nouveaux arrangements ont donné le jour à des négociations compliquées, souvent litigieuses, qui ont abouti à un protocole d’ accords réussi. Elles permettent de trouver un équilibre efficace parmi trois priorités parfois antagonistes : permettre à tous les membres de participer, laisser les négociations se faire parmi de nombreux pays dans une limite de temps, et assurer la transparence et l’ouverture de telle sorte que les membres aient l’information nécessaire pour suivre les discussions. Cette approche favorise également la circulation de l’information vers les ONG et augmente l’implication de ces dernières.
Contact pour cet article : harold@austarmetro.com.au et www.geocities.com/youngmick/levellers
Traduction. Christine Laumond coorditrad@attac.org traducteurs bénévoles (*)