Accueil > Empire et Résistance > Migration : une arme à double tranchant de la mondialisation
Par Augusto Zamora
El Mundo, Madrid, janvier 2004
Immigration : la sortie de secours du capitalisme
Entre 1821 et 1924, quelque 55 millions d’Européens ont émigré sur différents continents, principalement en Amérique. C’étaient des expulsés de la révolution capitaliste qui agitait la plupart de l’Europe occidentale et qui avaient trouvé dans l’émigration une sortie de secours aux légions de misérables rejetés par l’industrialisation. Les pays américains, à leur tour, avaient besoin de grands contingents humains avec lesquels peupler leurs vastes territoires. Cette complémentarité a permis au capitalisme européen de se développer sans déchaîner un chaos, malgré les révolutions et révoltes qui se sont cycliquement succédées entre 1830 et 1934. La somme de la misère et des guerres a provoqué la révolution bolchevique en Russie et a permis le triomphe du nazisme en Allemagne, celui-ci favorisé par des groupes capitalistes redoutant un soulèvement populaire.
Le problème démographique a aussi été un stimulant de l’impérialisme européen. Grâce à leur domination du monde, les puissances coloniales ont promu l’émigration vers les colonies, ce qui leur permettait de résoudre deux problèmes, faim et chômage d’une part et spoliation des colonies d’autre part. De grands contingents d’Européens se sont établis de l’Algérie à l’Afrique du Sud, de l’Inde à l’Australie. Les causes de l’émigration étaient la pauvreté et la pression sur la terre provoquée par la voracité capitaliste et la croissance démographique. Des pays faiblement peuplés comme la Norvège ont vu émigrer deux tiers de leur population. L’émigration s’est nourrie elle-même. Les émigrants irlandais ont envoyé à leur pays d’origine presque deux millions de livres entre 1850 et 1855, de virements qui servaient à payer le voyage des parents et amis. La moitié de l’Irlande a émigré aux Etats Unis. Entre 1851 et 1880, 5.3 millions de Britanniques ont abandonné les îles, principalement pour les Etats Unis, l’Australie et le Canada.
Vers le milieu du XIX ème siècle, mais surtout à partir de 1880, des italiens et des espagnols se sont ajoutés au flux migrateur. De 1880 à 1914, plus de trois millions d’Espagnols sont partis vers des terres américaines, phénomène qui, dans le cas de l’Espagne, a été renforcé par la défaite républicaine lors de la Guerre Civile et par la pauvreté du pays durant les décennies suivantes. Aujourd’hui, quelque deux millions d’Espagnols résident à l’étranger, dont 1.3 million en Amérique latine.
D’autres migrations se sont produites à coup de capitalisme, comme la colonisation russe de la Sibérie et les polonais du bassin de la Ruhr à la fin du XIX ème siècle, ou l’émigration interne de la campagne vers les villes, qui continue à augmenter sans cesse. Cependant, aucune ne fut aussi tragique que la migration forcée d’africains par la traite d’esclaves, qui reste la page la plus noire de la rapine européenne. Des régions complètes d’Afrique ont été dépeuplées et d’autres désarticulées pour toujours. On estime que quelque 12 millions de noirs ont été faits esclaves, chiffre impressionnant en considérant que la Hollande avait cinq millions habitants en 1900 et la Suède sept millions en 1950. Bien qu’abolie au XIX ème siècle, la colonisation de l’Afrique a reconstitué de facto l’esclavage, en plongeant le continent dans un enfer qui subsiste et d’où s’enfuient, par flots croissants, des millions de désemparés.
Jusqu’à 1960, l’émigration a fourni, approximativement, des bénéfices énormes aux pays européens. Grâce à la domination absolue qu’ils exerçaient sur les colonies et les protectorats, ceux-ci devaient accepter l’émigration blanche qui les dépouillait des terres et des ressources, et en tant qu’indigènes, ils étaient empêches d’émigrer vers la métropole. Cela 500 ans que l’Amérique latine a reçu une émigration espagnole, tandis que les Indiens ont dû attendre 500 années pour émigrer vers l’Espagne. Une seule exception à l’empêchement d’émigrer pour eux : quand on a eu besoin des indigènes comme chaire à canon. Les guerres mondiales ont obligé les français et les Britanniques à recruter massivement des d’africains et des asiatiques, qui ont pu, au prix de leur sang, connaître l’Europe. Dans le 1ère Guerre Mondiale, l’Angleterre a mobilisé 943.000 indiens et la France 928.000 hommes de différentes colonies. La 2ème Guerre Mondiale a fini de liquéfier les empires coloniaux et a obligé le rapatriement de millions d’Européens. La décolonisation a fermé un cycle et a ouvert un autre, inattendu : celui de l’émigration des ex employés vers l’ex métropole.
En Amérique, le crack de 1929 a fait que les Etats Unis ont mis fin à l’époque dorée de l’immigration. Si de 1899 à 1914 le pays a reçu 15 millions d’émigrants, entre 1930 et 1945 il a seulement permis l’entrée de 650.000 émigrants. Le robinet a été ré ouvert avec le nouvel âge d’or à la suite des énormes bénéfices que lui a laissés la 2ème Guerre Mondiale. L’Amérique latine a continué à recevoir des émigrants, surtout de l’Espagne et l’Italie. En Europe, la croissance des années 60 et 70 a nécessité une abondante main d’oeuvre de l’Europe du sud et de la Méditerranée. En 1974, selon l’OCDE, on comptait 574.000 Espagnols et 1.037.000 italiens dans les pays les plus riches d’Europe.
Pour le Tiers Monde, le néo-libéralisme promu par le duo Reagan-Tatcher durant les années 80 aura un effet dévastateur, augmenté par la corruption, le gaspillage et par une dette externe colossale qui a engagé son futur. La destruction de l’Union Soviétique et du bloc socialiste a donné un autre coup démolisseur, parce que les pays pauvres ont perdu des marchés sûrs et une assistance économique et technique avantageuse. Avec la fin de la Guerre Froide, les pays riches ont nettement réduit l’aide au développement, ont imposé le démantèlement de l’appareil étatique et ont obligé à privatiser des entreprises et des ressources naturelles au bénéfice des leurs multinationales. La conséquence fut une augmentation indigne de l’inégalité dans le monde et la concentration de la richesse entre un nombre chaque fois plus réduit de personnes et des entreprises.
L’effondrement des pays pauvres a changé la direction des flux humains. L’Amérique latine, qui pendant des siècles fut récipiendaire d’émigration, fut soudainement transformée en région émigrante. Depuis les années 80, des dizaines de millions de latino-américains ont été forcés à émigrer. Les chiffres montrent l’ampleur du phénomène. 23% des mexicains, 15% des salvadoriens et 11% de dominicains vivent aux Etats Unis. En 2000 il y avait 35 millions d’hispaniques pour 21.9 millions 1990. Aujourd’hui ils sont 39 millions, en progression de 1.3 million par année seulement en apport migrateur, sans compter le taux de natalité, le plus haut des Etats Unis..
L’émigration a changé les relations entre l’Amérique latine et les Etats Unis, au-delà de ce que permettent de voir les relations formelles. Les mandats des émigrants constituent le pilier qui soutient les économies en ruine qui voient elles leur planche de salut. Les mandats représentent 43% des devises du Salvador, 35% de celles du Nicaragua et 21% en Équateur (quoi on doit ajouter les mandats des émigrés dans d’autres pays et d’Europe). Le Mexique reçoit plus de 6.000 millions de dollars d’argent frais et le pays n’éclate pas grâce à l’émigration. Quand en 2001 Bush a menacé d’une expulsion massive des immigrants sans travail, le Mexique a craqué et les présidents d’Amérique centrale ont volé rapidement aux Etats Unis demander grâce. Si l’expulsion était prononcée, leurs économies se seraient effondrées comme un château de cartes et ces pays auraient éclaté, parce que manquaient les capacités nécessaires pour accueillir les expulsés.
Les Etats-Unis se sont fait prendre à leur propre piège. Avec l’Amérique latine ruinée après un siècle de spoliation, ils doivent opter entre avaler sans repos l’avalanche migratrice du sud ou, s’ils ferment leurs portes, voir la région plonger dans le chaos, ce qui susciterait une multiplication exponentielle des flots migrateurs. Si cela se produisait, ils seraient confrontés à deux enfers, et non un. Comme on n’aperçoit pas de changement de politique, en 2050 aux Etats-Unis il y aura 100 millions de d’hispaniques et ce sera le plus grand pays de langue espagnole du monde après le Mexique. L’intégration continentale ne se fera pas par l’ALCA mais par la migration, avec les Etats Unis latino américanisé, quelque chose qui fait peur à beaucoup de blancs. La Californie, avec 52% de d’hispaniques, a été reprise. Et ils continuent à arriver.
L’Europe est plongée sur un chemin semblable et devrait se regarder dans le miroir des Etats-Unis pour connaître son futur immédiat. Cette forteresse a des frontières avec l’Afrique, l’Europe de l’Est et l’Asie, des régions pauvres quand elles ne sont pas en voie de paupérisation, avec d’importants taux de natalité, particulièrement en Afrique et au Maghreb. Des 50 pays le plus pauvres que le monde, 35 sont en Afrique, continent qui aura, en 2050, 1.700 millions d’habitants, et dont 120 millions magrébins. En Afrique on rassemble les malheurs du monde : surpopulation, maladies, faim, corruption, guerres et désertisation. La marée africaine commence à peine.
Aucune mesure répressive ne pourra arrêter cette alluvion, comme le montre le cas des Etats-Unis et l’expérience européenne elle-même. Les Etats-Unis ont construit un mur de 150 kilomètres de longueur le long de leur frontière avec le Mexique, ont étendu des clôtures et des systèmes sophistiqués de détection sur des centaines de kilomètres, quintuplé les dépenses et le nombre de policiers et la seule chose qu’ils ont obtenu est d’augmenter le nombre d’immigrants morts (quelque 3.000 par an) et de favoriser les maffias. Le nombre croissant de sans papiers décédés dans le couloir de la mort du désert d’Arizona a poussé le gouvernement mexicain en 2001 a distribué 200.000 sacs à dos de survie à ceux que s’aventuraient dans cette zone désertique mortelle.
La seule alternative visible pour amoindrir le phénomène, jusqu’à faire que ce soit contrôlable, est de modifier les termes de l’échange et de créer des conditions qui rendent viables les pays. Ce sera inévitable de suspendre la dette externe qui noie les économies et la transformer en aide au développement, en créant des mécanismes internationaux qui empêchent les malversations r des oligarchies et des gouvernements corrompus. Le protectionnisme agricole et commercial devra faire place à un système qui favorise les exportations des pays pauvres (l’augmentation de 1% des exportations augmenterait de 20% le revenu de l’Afrique sub-saharienne) et protège leurs produits clef, en augmentant aussi les investissements pour développer le marché du travail et enraciner la population. Les multinationales devront se soumettre à des contrôles contre l’exploitation du travail, le transfert de bénéfices et la spéculation, pour éviter la décapitalisation humaine et monétaire. Non moins important, sera de les empêcher de favoriser des guerres parce que, comme l’affirme la Banque Mondiale, beaucoup d’elles sont provoquées pour conquérir des gisements minéraux, comme cela se produit en Afrique. Des changements, enfin, qui désactivent la cause fondamentale de l’émigration, qui a été, depuis toujours, une fuite de la misère pour chercher une vie convenable et digne.
Cela paraîtra utopique ou chimérique, mais il n’y a pas d’autres solutions en main. Le capitalisme global a dévasté pendant des siècles des continents entiers. Entre-temps, les spoliés n’ont pas pu émigrer, les puissances coloniales ont vécu leur rêve. Il est aujourd’hui impossible de continuer. Comme les Etats-Unis, ils devront choisir entre préconiser un système international moins inégal et injuste, en adoptant les mesures qui manquent, ou voir leur forteresse assaillie par des marées incessantes des condamnés de la terre. Son avant-garde est déjà ici, indiquant le chemin depuis l’intérieur.
* Augusto Zamora est professeur Droit International Public et de Relations Internationales à l’Université Autonome de Madrid.
Correo : a_zamora_r@terra.es
Traduction pour El Correo : Estelle et Carlos Debiasi