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29 janvier 2004

Luttes indigènes en el Chocó colombien

 

Terry Gibbs est le directeur du North American Congress on Latin America (NACLA). Garry Leech est l’éditeur du Colombia Journal.

Nos guides indigènes manoeuvraient prudemment la pirogue à travers les eaux peu profondes du Rio Opogodó dans les profondeurs de la forêt tropicale de la région de Chocó, en Colombie. Nous avions navigué pendant près de douze heures depuis la capitale départementale de Quibdó, descendant le Rio Atrato et le Rio Opogodó, lorsque nous nous sommes approchés d’un groupe de canoes amarrés à un quai formé de galets. Nous n’avions guère eu l’occasion de rencontrer des signes de présence humaine au cours des trois heures précédentes et la vision d’un petit village indigène Embera formé de quelque 20 huttes aux toits de chaume dressés sur des pilotis de bois avait un effet magique. L’ascension d’une colline verte et boueuse jusqu’au village enveloppé de brumes me donna l’impression de faire un bond en arrière de mille années dans le temps. Mais en entrant à Egorokera nous rejetâmes cette impression parmi les illusions. La réalité quotidienne bien moderne, pour les Embera, est loin d’être paisible. Les communautés comme celle des Embera se battent tous les jours avec les problèmes de malnutrition, les maladies, la négligence gouvernementale et les confrontations incessantes avec les groupes armés colombiens.

Le mode de vie des Embera a peu changé avec les siècles. Egorokera en est un bel exemple, qui n’a guère adopté que quelques éléments de la vie moderne. Un petit moteur de bateau a remplacé les pagaies pour les longs voyages en pirogues, de grands barils de plastique recueillent l’eau de pluie pour l’approvisionnement et quelques hommes portent des t-shirts et des pantalons. A part ces quelques intrusions, le monde Embera est resté fortement traditionnel. Des familles entières vivent encore ensemble dans des huttes de chaume ouvertes dans lesquelles des feux sont entretenus en permanence pour les besoins de la cuisine. La nourriture des Embera est principalement constituée de productions agricoles locales et de petits gibiers attrapés dans la forêt tropicale voisine. Les femmes se parent de peintures décoratives rouges sur le corps et des traditionnels parumas -sortes de jupes colorées. Il n’y a ni eau courante ni électricité.

Depuis des siècles, les Embera ont, essentiellement, vécu à l’écart du reste de la société colombienne. Mais la violence qui a ravagé le pays ces cinquante dernières années a réduit considérablement leur isolement. Cette tribu indigène a été prise entre deux feux, celui des guérillas de gauche et celui des paramilitaires de droite et de l’armée colombienne. Dans le Chocó, les groupes armés se battent pour le contrôle de territoires dans une région considérée comme lieu de passage primordial, notamment pour les trafics de drogue et d’armes. D’après Harvey Suarez, de la CODHES (organisation de défense des droits humains), il y a une « lutte pour un territoire avec les groupes d’autodéfense [paramilitaires] qui essaient de reprendre le terrain aux insurgés et de se rendre maîtres d’une grande partie de ces zones, pour des questions non seulement d’intérêt géopolitique, mais également d’intérêts économiques. »

Le conflit a par ailleurs confronté les Embera à de sérieux problèmes de santé. Les enfants souffrent régulièrement de diarrhée, de fièvre et de malaria, cette dernière figurant comme une véritable épidémie dans cette partie du Chocó. Une petite fille d’un an et demi est morte de malaria un mois avant notre visite à Egorokera. Sa maladie aurait pu être traitée si ses parents avaient pu l’emmener chez un docteur à Vigia del Fuerte ou s’ils avaient pu rapporter des médicaments au village, mais aucune de ces deux options ne s’avéra possible.

Le premier problème rencontré par les Embera est simplement celui du trajet de six jours en pirogue jusqu’à Vigia del Fuerte. Ils manquent d’argent pour l’essence du moteur et s’ils choisissent de pagayer jusque là, ils se retrouvent harcelés par les forces de sécurité de l’Etat. Selon un jeune Embera nommé Loselinio, « De nombreux membres de la communauté ont peur de partir à cause des menaces que représentent l’armée et la police. » Un autre Embera ajoute : « Certains vont jusqu’à Vigia, mais il y a beaucoup d’interrogations, là-bas, et cela nous effraie. Ils prennent nos papiers, parfois ils les déchirent, juste pour nous faire comprendre qu’ils n’ont aucune valeur. » Revenant sur les conséquences affectant les personnes malades, il ajoute : « Certains d’entre nous laissent tout simplement leurs enfants ou leurs femmes mourir ici, parce qu’ils ont peur. »

Il est également difficile pour les Embera d’obtenir des médicaments à Vigia ou à Bellavista, toute proche, parce que l’armée et la police limitent les quantités de fournitures que l’on peut ramener dans les villages. « L’armée nous empêche de ramener de la nourriture et des médicaments dans nos communautés, reprend Loselinio, parce qu’elle nous suspecte de les donner aux guérillas. » Suarez, de la CODHES, confirme les dires de Loselinio, et les étend à toute la partie rurale du Chocó : « Les forces publiques mettent beaucoup de pression sur les communautés. Elles contrôlent l’essence, les médicaments, les ressources en général. En certains endroits, l’isolement des lieux de vie des communautés a créé une véritable crise humanitaire… Ces communautés ne peuvent pas partir, elles sont soumises à un état de siège permanent, et sont sujettes à de véritables interdictions économiques. » Un rapport de juin 2003 du Bureau colombien pour la Haute Commission des Nations unies pour les droits de l’Homme a également accusé l’armée d’imposer dans la région « de sévères restrictions sur le transport et le passage des fournitures, médicaments et autres biens de première nécessité. »

La guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) a été longtemps active dans la région autour d’Egorokera, laissant penser à l’armée que les indigènes avaient sympathisé avec les rebelles. Le Capitaine Javier Pastran, commandant des troupes armées colombiennes stationnées à Vigia, dit que « Le terrain est très difficile et les guérillas -comme les forces d’autodéfense [paramilitaires]- s’y déplacent facilement grâce aux communautés indigènes au sein desquelles ils se sont largement infiltrés. »

De nombreux enfants indigènes souffrent de malnutrition parce que l’armée colombienne restreint considérablement l’apport de nourriture aux communautés Embera. Les Embera cultivent principalement du maïs, du riz et des bananes plantains pour leur consommation et tentent de vendre leurs surplus à Vigia et à Bellavista. Ils utilisent l’argent gagné dans ces transactions pour acheter du sel, de l’essence, du savon et d’autres produits alimentaires pour diversifier leur alimentation, mais les restrictions de l’armée concernant le transport de nourriture les ont amenés à ne pouvoir compter, pour leur survie, que sur un régime particulièrement sévère de yucca, de riz et de bananes plantains, entraînant la malnutrition de nombreux enfants.

Les Embera essaient également d’améliorer leurs menus avec de la viande de petit gibier et du poisson, mais il n’y a pas beaucoup de poisson de taille adéquate dans les eaux peu profondes du Rio Opogodó. En raison de la présence des groupes armés, il est dangereux pour les Embera de s’éloigner de leurs villages pour chasser et pêcher. Il y a des postes d’observations paramilitaires sur les rivières qui relient les trois villages indigènes de la région que nous avons visitée, rendant dangereux tout voyage entre les communautés. Et si un Embera d’Egorokera a pu nous dire que « Les guérillas sont moins un problème, parce qu’elles sont plus nomades, » les rebelles opérant dans la région ont également harcelé le village. Un indigène âgé nous a raconté une visite faite par un groupe de rebelles. « Les guérillas sont venues récemment et nous ont volé notre récolte de maïs, prétendant que les terres sur lesquelles elle était cultivée n’appartenaient pas aux Embera. »

Toutes les factions armées -armée, police, guérillas et paramilitaires- tombent régulièrement sur les Embera. Parfois, les villageois ne savent même pas quel groupe les a harcelés. Peu avant notre visite à Egorokera, des hommes armées avaient fait irruption dans le village. « Il y a quinze jours, nous dit un Embera, on nous a pris deux scies. Nous étions en train de couper du bois par là-bas, nous le coupions parce que nous en avions reçu l’autorisation de l’assemblée de Quibdó. Un groupe de paramilitaires ou de guérilleros nous a dit qu’ils avaient reçu l’ordre de leurs supérieurs de nous prendre nos scies. Et ils nous ont menacés et ils nous ont dit que nous ne pouvions plus couper quoi que ce soit. »

Tenter de trouver des solutions à long terme aux différents problèmes des Embera sera inévitablement un processus complexe et multiple. Il faudra résoudre de manière adéquate les problèmes de santé et de sécurité dans des villages comme celui d’Egorokera. Les 22 communautés indigènes de cette région ont une forte tradition de gestion locale avec leurs propres méthodes démocratiques qui leur permettent de prendre des décisions et de résoudre leurs problèmes. Toute solution qui se voudra viable devra se mouler dans ces racines culturelles et politiques existantes. Dans le long terme, la vie des Embera ne s’améliorera guère tant que ces décennies de guerre ne s’arrêteront pas en Colombie. Les problèmes que nous avons rencontrés à Egorokera ne sont pas différents des problèmes rencontrés par les autres communautés de la région du Chocó, où 80 pour cent de la population vit dans une pauvreté extrême. Beaucoup d’entre elles, comme les Embera d’Egorokera, se trouvent dans un territoire contrôlé par l’un ou l’autre des groupes armés et sont considérées comme sympathisantes du groupe en question. En outre, le gouvernement national, dont le premier souci est la sécurité, ne se préoccupe guère des problèmes découlant du conflit comme la pauvreté ou le sous-développement.

Cependant, dans le court terme, beaucoup peut être fait. Il est possible de mettre la pression sur le gouvernement national pour mettre en évidence le rôle de l’armée et des forces de sécurité dans le harcèlement des populations indigènes de la région. Les commandants doivent reprendre leurs troupes en main et réprimander les soldats directement impliqués dans les actions d’intimidation des populations locales. Si les agents politiques états-uniens ne peuvent contrôler l’activité rebelle en Colombie, ils peuvent par contre influer, et fortement, sur la manière dont se conduisent les forces de l’armée et de la police. Il est clair que ces acteurs sont les principaux responsables du harcèlement subi par les Embera. De telles mesures permettraient aux indigènes de s’engager dans le commerce avec les autres communautés locales, afin de s’alimenter en nourriture, médicaments et autres fournitures pour leurs villages et pour permettre à ceux qui en ont besoin d’accéder aux soins de santé lorsque cela devient nécessaire.

Après avoir passé deux jours avec ces Embera encerclés, nous avons regagné nos pirogues et, lentement, nous avons redescendu le Rio Opogodó. Laissant le monde des Embera derrière nous, nous nous sommes rappelé les mots d’un des habitants du village : « On nous a menacé de prendre notre territoire… mais nous sommes toujours là. Cela fait 500 ans que nous résistons. »

Par Gary Leech , Terry Gibbs
Colombia Journal, 10 novembre 2003.

Traduction de l’anglais : Thierry Thomas,pour RISAL.

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