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Par Gérard Surdez
"L’OMC demeure une organisation moyenâgeuse"
Pascal Lamy
Après une nuit blanche de consultations qui s’est terminée, dimanche, vers 4 h. du matin, les délégués sont revenus exposer leurs préoccupations sur le projet de texte ministériel revisité publié par le Président de la Conférence, le Ministre des Affaires Etrangères
mexicain, Luis E.Derbez. Ils restaient très divisés sur un grand nombre de sujets, mais tout particulièrement sur le lancement des négociations sur les "sujets de Singapour".
Comme les positions semblaient converger sur l’agriculture, Debez avait décidé de traiter les sujets de Singapour en priorité et de les faire suivre par l’agriculture et les autres sujets lors des consultations informelles dans le "salon vert", auxquelles participaient un groupe de pays triés sur le volet, la plupart étant le représentant d’un groupe. On s’est beaucoup demandé pourquoi Debez
avait décidé de faire passer les sujets de Singapour avant l’agriculture, alors que la plupart des PED (Pays en Developpement)avaient un peu plus tôt réaffirmé qu’une avancée dans le domaine de Singapour dépendrait des
progrès réalisés en matière agricole.
Au petit jour, il apparaissait que l’UE était prête à sortir les
investissements et la concurrence du cycle de Doha, ne laissant que la
transparence dans les marchés publics et la facilitation des échanges
pour un lancement à Cancun même.
Au début de l’après-midi, Debez a demandé une interruption d’une
heure pour permettre aux délégués du salon vert de consulter leur
groupe. Les observateurs ont qualifié l’humeur, avant l’interruption,
de "bonne".
C’est alors que l’UE a consulté son Comité 133 dans lequel les Etats
membres ont donné leur accord pour désolidariser les 4 sujets de
Singapour mais qu’ils voulaient des résultats dans d’autres domaines.
De leur côté, les pays africains présents dans le salon vert étaient
revenus faire leur rapport à l’alliance ACP/PMA/Union Africaine.
Au retour des délégués dans le salon vert, il est vite apparu que les
positions s’étaient durcies. Le Botswana, au nom de l’Union Africaine,
a déclaré qu’il leur paraissait impossible d’accepter toute
négociation incluant les sujets de Singapour, ne serait-ce que la
seule facilitation des échanges. La Corée du Sud, soutenue par le
Japon, qu’elle ne pouvait pas revenir au pays sans l’ensemble des 4
sujets de Singapour. Bien que l’UE et la Chine aient déclaré qu’il y
avait encore matière à discuter, Debez a décidé d’arrêter les
discussions, ne voyant pas comment concilier des positions aussi
tranchées sur les sujets de Singapour et dit que le moment était venu
de stopper le processus. Beaucoup de pays, les PED notamment, n’ont
pas apprécié cette décision, "tout à fait inattendues" et "prématurée"
selon la ministre anglaise, laissant entendre que les Européens
auraient été prêts à négocier. Pour sa défense, Debez a critiqué le
maintien de positions théoriques. "Personne ne peut en vivre", a-t-il
déclaré.
Il a proposé une déclaration ministérielle qui a été approuvée à la
session de clôture peu avant 18 heures.
Elle indique que le Président du Conseil Général et le DG de l’OMC
vont demander une réunion des hauts responsables d’ici le 15 décembre
2003 pour prendre les actions nécessaires.
Les réactions des parties :
G22 : En son nom, le Brésil, l’Argentine, l’Afrique du Sud, l’Equateur et l’Egypte, ont déclaré que, bien qu’il s’agisse d’un échec, leur groupe est devenu plus solide et qu’il représentait un groupe sérieux et expérimenté en matière agricole, qui s’était axé sur
les sujets d’intérêt pour une large partie de la population des PED.
Mais qu’en est-il de cette unité qui n’a pas vraiment eu l’occasion de se manifester ? La coopération du Brésil et de l’Inde n’est pas nouvelle ; Par contre, ce qui l’est davantage, c’est la participation de la Chine et la concentration exclusive du groupe sur le domaine
agricole. Pour lui, la situation actuelle n’est pas une fin en soi mais le début d’une phase nouvelle. Il refuse de porter la responsabilité de l’échec en raison de son manque de souplesse sur l’agriculture "Vous pouvez progresser si vous êtes unis ; je pense qu’une telle cohésion n’existait pas chez les partisans des sujets de Singapour". (le ministre brésilien).
ACP/PMA/UA : Ils ont regretté que les négociations finales aient commencé sur un sujet sur lequel les membres étaient tout à fait déterminés. Ils ont regretté également que les négociations n’aient
jamais porté sur leurs priorités : agriculture, accès au marché des produits non agricoles, traitement spécial et différencié et, bien entendu, le coton. Leur représentant (bengali), parlant en son nom personnel, a dit que le groupe aurait pu se montrer plus souple sur
les sujets de Singapour si on lui avait offert davantage sur le coton.
Le paragraphe sur la deuxième version du projet de texte ministériel a été considéré par beaucoup d’entre eux comme une gifle, alors qu’ils avaient beaucoup espéré du courant de sympathie que leur initiative
avait soulevé quelques jours auparavant.
Groupe de Cairns : Ce groupe semblait avoir totalement disparu à Cancun. Certains de ses principaux membres avaient axé leurs efforts à travailler avec le G22 dont ils faisaient partie.
L’UE : Pascal Lamy, s’efforçant de cacher son désappointement, n’a pas
hésité à dire que "Cancun avait été un échec". Bien qu’encore vivant,
le Cycle de Doha se trouvait "en soins intensifs". Le résultat n’était
pas "seulement un coup sévère pour l’OMC mais une occasion perdue pour
les pays développés et les PED". Lui et F.Fischler, le Commissaire
européen à l’agriculture, n’ont pas caché que les propositions
présentées à Cancun, notamment sur l’agriculture et les sujets de
Singapour, restaient d’actualité.
Lamy a rendu responsable de l’échec les procédures et les règles de l’OMC, qui, selon lui, ne sont plus capables de supporter le poids des tâches de l’organisation et une discussion bien menée devant conduire à un consensus entre ses 146 membres. "L’OMC demeure une organisation moyenâgeuse" (ce qu’il avait déjà déclaré après Seattle !). Il a indiqué que la réforme devait être mûrement réfléchie et faire l’objet
de consultations avec les Etats membres de l’UE.
Interrogé pour savoir s’il croyait toujours que les négociations pourraient aboutir pour l’échéance de fin 2004, il a répondu que 50 % de l’agenda de Doha aurait dû être conclu à Cancun pour y parvenir, alors que le résultat jusqu’ici obtenu n’était que de 30 %.
Estados Unidos : Ils ont réagi en dissimulant à peine leur frustration. Selon leur représentant, les Estados Unidos étaient venus à Cancun pour négocier sur un grand nombre de sujets, y compris l’agriculture et que leur ambition n’avait pu déboucher du fait des PED qui semblaient plus intéressés dans une "tactique théorique" que par des progrès concrets et condamnant le manque de souplesse de certains d’entre eux.
Les commentaires de son représentant étaient dirigés essentiellement à l’intention du G22 (et notamment du Brésil), envoyant des signaux mitigés sur l’avenir de la politique commerciale agricole des Estados Unidos. Il
était particulièrement irrité par l’attitude des pays
latino-américains qui, selon lui, ont "manqué l’occasion" de réduire les subventions. Les Estados Unidos continueront de poursuivre de façon agressive
leurs accords bilatéraux et régionaux en l’absence de progrès dans le multilatéralisme. L’échec de Cancun pourrait sérieusement compliquer les négociations de l’ALEA (Accord de Libre-Echange des Amériques), en
novembre prochain, où l’agriculture devrait être un des principaux sujets.
Le Japon : Ce pays à cherché à ne pas endosser la responsabilité de l’échec en raison de son soutien sur les sujets de Singapour. Il maintient donc sa position sur le maintien de négociations sur les sujets de
Singapour. A propos de l’agriculture, il continuera à conférer avec le G10 pour faire obstacle à l’expansion des taux douaniers sur les quotas et à la limitation des droits de douanes.
CARICOM :La coordinatrice de la Communauté Caribéenne a montré que très peu d’avancées avaient été réalisées, y compris dans le domaine agricole.
Pour elle, les délégués sont retournés chez eux les mains vides et personne n’y avait gagné quoi que ce soit.
Le DG de l’OMC, Supachai Panitchpakdi, s’est déclaré "désappointé mais pas découragé" Il a demandé aux délégués de s’élever au-dessus de leurs intérêts nationaux. "Nous n’avons pas le droit de laisser le
"Round" dérailler mais devons le remettre sur les rails"
La société civile :
ActionAid, Oxfam et Greenpeace ont accusé l’UE et les Estados Unidos d’avoir envoyé les négociations par le fond. Le Réseau Commercial Africain et le Réseau International du Commerce et des Genres se sont félicités de l’échec des discussions qui représente pour eux "une réorientation des pouvoirs au sein de l’OMC, les PED ayant su résister avec succès aux
puissants face à leur pression et agression extrêmes". WWF a déclaré que l’échec était une chance pour le développement durable et que les gouvernements devaient se centrer sur un agenda plus étroit à l’OMC et
traiter le développement durable dans des assemblées hors de l’OMC.
L’UNICE, association européenne des chefs d’entreprise, et le FES (Forum Européen des Services) ont tous deux exprimé leur désappointement.
Perspectives :
A ce stade, on ne sait pas sur quelle base les discussions vont continuer à Genève. Aucune des deux propositions de texte ministériel n’a été adoptée à Cancun. La Déclaration note simplement que "nous maintiendrons cette convergence [là où elle a été obtenue à un] "haut niveau". Que deviendront les secteurs où on n’est pas parvenu à ce
"haut niveau de convergence. ?
Des observateurs ont également noté que l’unité entre un grand nombre de PED va modifier l’équilibre du pouvoir dans l’institution en leur faveur.
Personne ne semble croire que le Cycle de Doha pourra être conclu d’ici 2005 comme initialement prévu et personne ne veut parier sur les résultats qui pourront en sortir. Le contexte de plusieurs processus
régionaux peut s’en trouver modifié (ALEA ou les accords de partenariats économiques qui sont négociés entre l’UE et les pays AC).
La région caribéenne va faire face à trois types de négociations en même temps et un de ses représentants a noté qu’il aurait été préférable de compléter d’abord les négociations à l’OMC afin d’établir un cadre de travail pour les discussions régionales.
En conclusion les Estados Unidos comme l’UE ont beaucoup insisté sur la structure de prise de décision à l’OMC, estimant que l’institution est devenue trop imprévisible pour donner des résultats. Ces pays
pourraient tenter d’en changer les structures ou de réorienter leurs efforts vers des accords bilatéraux ou régionaux.
Contact pour cet article : Omc.marseille@attac.org