Accueil > Empire et Résistance > « Gringoland » (USA) > Le saut dans l’inconnu des Etats Unis
Par Denis Sieffert
Voilà donc George W. Bush et ses docteurs Folamour parvenus au point précis où ils voulaient, depuis des mois, amener la communauté internationale : au seuil d’une aventure militaro-politique encore inédite. Mais ils y sont seuls. Ou presque. À peine flanqués d’encombrants compagnons de route, anglais et espagnols, qui n’ont pu soutenir le pas cadencé, tout empêtrés qu’ils étaient dans d’absconses considérations de droit international. Finalement, ceux-là n’ont fait que retarder la marche de l’invincible armada et mettre en évidence son mépris pour le droit. Le plus dévoué d’entre eux, Tony Blair, est arrivé en lambeaux. Son opinion publique lui est hostile, sa majorité est au bord de la rupture, et l’une des personnalités les plus éminentes de son gouvernement, Robin Cook, est démissionnaire. Deux ministres l’ont déjà imité, et d’autres suivront. Quant au Premier ministre espagnol, José Maria Aznar, il ne vaut guère mieux. Dans une ultime tentative pour être agréable à ses vassaux en difficulté, George W. Bush a pourtant ressorti les plus grosses ficelles de la propagande. Celles qui témoignent de l’insondable mépris que ces personnages peuvent avoir pour les souffrances des peuples. Il a de nouveau instrumentalisé la douloureuse cause palestinienne, promettant d’exhumer après la guerre d’Irak une « feuille de route » (1) qu’il a contribué à enfouir depuis des mois au fond des tiroirs de la diplomatie. S’il avait voulu un tant soit peu être crédible, et délivrer au monde arabe un autre message que celui, répété jusqu’à la nausée, de l’injustice, de l’arrogance et de la guerre, il aurait pesé de tout son poids pour guérir cette vieille plaie qui n’en finit jamais d’aviver les haines. Mais c’est tout le contraire qu’il fit, livrant au cours de ces deux dernières années les Palestiniens à la répression la plus sanglante depuis cinquante ans. Acquiesçant à tous les excès coloniaux d’un gouvernement israélien qui est son clone idéologique.
Il fallait beaucoup de cynisme pour sortir de sa manche la promesse d’un État palestinien à quelques heures de la guerre dans l’unique but de circonvenir l’opinion britannique. Pour autant, tout n’est pas que propagande dans ce soudain retour du conflit israélo-palestinien dans le discours américain. Il nous renvoie au fond du problème. Car George W. Bush poursuit un objectif autrement plus important que le désarmement d’un pays exsangue. En vérité, les buts de guerre américains ne pouvaient à aucun moment être soumis à un débat devant les Nations unies. C’est sur ce point précis que la France a piégé les États-Unis : oui, s’il ne s’était agi que de désarmer Saddam Hussein, la logique des inspections de l’ONU aurait été imparable. À terme, cette logique aurait peut-être même réussi à affaiblir le régime irakien. Mais les apprentis sorciers de la Maison Blanche et du Pentagone veulent beaucoup plus. Ils veulent refaire les accords Sykes-Picot de 1916 et le traité de Sèvres de 1920 par lesquels les grandes puissances se partagèrent les dépouilles de l’empire ottoman. Ils veulent redessiner les frontières, redistribuer les richesses. Dans ce cadre, George Bush dit vrai : il y aura bien un semblant d’État palestinien, mais minuscule et agenouillé avant même d’avoir vu le jour. Et ce programme fou suppose aussi que les États-Unis fassent leur affaire de la Syrie et de l’Arabie Saoudite, en attendant peut-être l’Iran.
La guerre est, dans l’esprit de MM. Wolfowicz, Perle et de l’inquiétant « Think Tank » qui rôde autour du secrétaire d’État à la Défense, Donald Rumsfeld, le prélude à ce vaste chambardement. C’est cela que n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir les quelques partisans français de cette guerre américaine. Laissons à leurs pitoyables cabotinages médiatiques les ex-gauchistes reconvertis dans l’apologie de toutes les guerres, et ceux - parfois les mêmes - qui ont bien compris que cette guerre était aussi israélienne, et qu’elle devrait à moyen terme régler définitivement le problème palestinien. Mais d’autres, comme Pierre Hassner (2), se sont bercés de l’illusion qu’une attitude française plus conciliante aurait pu favoriser une évolution de la position américaine. C’est suggérer que la divergence ne portait que sur les moyens pour parvenir à un désarmement de l’Irak. Or, il n’y avait aucune possibilité d’infléchir les États-Unis, précisément parce leur objectif stratégique est d’une toute autre ampleur. Certes, le refus franco-allemand n’a pas empêché la guerre. Mais rien, absolument rien, ne pouvait l’empêcher. En revanche, la défaite diplomatique essuyée par George Bush devant le Conseil de sécurité a lourdement hypothéqué la suite de son plan. Sans compter que celui-ci passe par la réussite d’une opération militaire d’emblée incertaine. Bien sûr, l’armada américaine va écraser en quelques jours l’armée de Saddam Hussein. Mais nul ne sait ce que réserve ensuite l’entrée des troupes américaines dans Bagdad, et encore moins l’installation aventureuse d’une administration coloniale. En attendant, l’aviation américaine va commencer par couvrir l’Irak de bombes. Pour le plus grand bien des Irakiens et de la démocratie. Comme chacun sait.
(1) Projet visant à l’établissement d’un État palestinien en 2005.
(2) Directeur du Centre d’études et de recherches internationales.