Le rapport de Jean Ziegler qui fâche les américains

Par Ramine Abadie
L’Humanité. Genève (Suisse), le 12 avril 2005

La Commission des droits de l’homme des Nations unies, qui siège pour sa 61e session jusqu’à la fin du mois, est sous pression. Après son rapport, en mars, sur les réformes de l’ONU dont un bon chapitre lui était consacré, Kofi Annan est venu, la semaine dernière, répéter à Genève devant la Commission elle-même la nécessité de ces réformes de structures pour transformer l’institution en un Conseil permanent (avec moins de membres, mais élus par l’Assemblée générale).

En attendant des décisions qui pourraient arriver en septembre, à la réunion anniversaire de New York, la Commission poursuit son train-train annuel. Si cette année encore, comme très souvent, les sujets chauds de l’actualité (Népal, Darfour, Irak ou encore Guantanamo...) sont absents de l’ordre du jour de la Commission, un rapport du professeur - et auteur - suisse Jean Ziegler, le rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, est venu pimenter la session. Et pour cause ! Dans son rapport (le cinquième), le rapporteur spécial se dit « consterné » par les chiffres terribles de la situation de la faim dans le monde : « 852 millions d’enfants, de femmes et d’hommes sont en état de sous-nutrition grave », relève le rapport. Pour Jean Ziegler, il est « intolérable » que « plus de 6 millions d’enfants en bas âge meurent chaque année de maladies liées à la malnutrition dans un monde plus riche que jamais et qui produit déjà de quoi nourrir l’ensemble de la population mondiale ». Il se dit encore « profondément préoccupé » par les « violations du droit à l’alimentation qui continuent d’être commises dans le monde entier. Ainsi, la situation dans la région du Darfour au Soudan, en République démocratique populaire de Corée, en Irak et dans les territoires palestiniens occupés est alarmante ». Le rapport pointe aussi la responsabilité des pays riches.

Or, plutôt que d’être choqués par le spectacle terrifiant de la faim et de la malnutrition représenté dans le rapport, c’est ce dernier paragraphe et le classement de l’Irak dans la rubrique des « situations préoccupantes » qui ont fait bondir les représentants américains. Selon le rapport, en effet, « la population irakienne a enregistré 100 000 décès de plus que le nombre qui aurait pu être anticipé si le pays n’avait pas été envahi. La plupart de ces décès sont dus à la violence, mais une grande partie tient aux conditions de vie qui sont de plus en plus difficiles, comme l’atteste le taux de mortalité infantile en augmentation. Plus d’un quart des enfants irakiens souffrent de sous-alimentation chronique et la malnutrition aiguë chez les enfants de moins de 5 ans a quasiment doublé, passant de 4 % à 7,7 % ». C’en est trop pour les Américains, qui crient au scandale et accusent le rapporteur spécial de « prendre ses opinions pour des faits ». Les Américains sont même allés plus loin : à Genève, ils ont demandé la démission de Jean Ziegler à Kofi Annan. Il est vrai que le Suisse est coutumier du fait. Après tout, dit-il, « c’est la troisième fois qu’on demande mon départ ». « On avait fait de même, rappelle-t-il, après mes rapports sur la situation des territoires occupés palestiniens et sur les OGM. » Plus grave pour le rapporteur, il souhaitait préparer un - rapport sur la situation ali- mentaire de Cuba et l’embargo américain. « Mais les Américains, regrette-t-il, ont refusé catégoriquement de me recevoir. »