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17 janvier 2004

Le nouvel an de la récupérée Brukman sans patron

 

Le 29 décembre, un groupe d’ouvrières a réintégré l’usine de textiles Brukman. Accompagnées d’un syndic et de fonctionnaires du gouvernement de la ville, elles ont foulé le sol de l’entreprise d’où elles avaient été délogées huit mois plus tôt, pour accomplir les formalités préalables à leur prise de possession.

Par Claudia Korol
Adital, 30 décembre 2003.

Le triomphe des ouvrières a le goût de la joie de la conquête gagnée à force de persévérance, grâce à la ténacité de ces femmes et de ces hommes qui ont su le 18 décembre 2001 devancer d’un jour la rébellion argentine et réaliser leur propre rébellion en occupant l’entreprise.

La conquête est due à la succession des pas en avant faits par les couturières : la vaillance pour défendre l’occupation le 19 décembre, quand le président d’alors Fernando de la Rúa décrétait l’état de siège dans le pays. Le courage, ensuite, de remettre en marche la production, faisant ainsi de Brukman non plus le nom d’un entrepreneur exploiteur, mais le symbole d’une expérience édifiante : celle des ouvrières sans patron. La décision de défendre à plusieurs reprises l’entreprise récupérée, jusqu’à la fatale nuit du 18 avril où elles furent délogées. C’est alors que l’autre épopée commença. Les tentatives de récupération. Les cerfs-volants qu’elles tentèrent de faire voler par dessus les barrières policières, alors qu’elles étaient arrêtées par les gaz et les balles. Femmes qui sentirent pour la première fois en ces journées le picotement des gaz lacrymogènes, le sifflement des balles, mais aussi la chaleur de la solidarité. Femmes qui apprirent à grandir dans la lutte, qui se firent compagnes des piqueteros, des féministes, des assembléistes, des ouvrières et ouvriers des autres entreprises récupérées, des étudiantes et étudiants à qui elles donnèrent des cours publics dans les universités, des Mères de la Plaza de Mayo. Femmes qui surent nous émouvoir en nous apprenant à coudre et à broder des résistances, et en ouvrant les portes de l’imagination pour rêver à la possibilité, non plus d’une entreprise, mais d’un pays d’ouvrières et d’ouvriers sans patrons, d’un monde de travailleuses et de travailleurs libres.

Pendant huit mois elles campèrent en face de leur entreprise. Elles enrayèrent les manoeuvres du patron, aidé par d’autres travailleurs et de nombreux policiers, pour la réouvrir. Elles connurent la solidarité des fonds rassemblés par les travailleurs d’autres entreprises, comme les camarades de Zanon présents tout le temps. Elles comprirent le débat politique. Elles apprirent à connaître les manières d’agir des partis, ceux de droite comme ceux de gauche. Elles apprirent à connaître les promesses non tenues des fonctionnaires. Elles apprirent à mesurer leurs forces. Elles apprirent à avancer et à reculer. Elles connurent le moment où tout n’est qu’enthousiasme, et elles connurent bon nombre de désenchantements. Elles gagnèrent et elles perdirent. Elles se sentirent accompagnées et elles se sentirent seules. Elles continuèrent la lutte.

En entrant dans l’entreprise, Celia revécut comme dans un film intérieur tous ces moments. L’usure que subit le groupe lui-même pendant ces deux années si dures. Les décisions qu’elles eurent à assumer, même contre certaines de leurs convictions. Les alliances qu’elles durent nouer.

La joie possède ses peines. Aujourd’hui, un nouveau venu veut apposer son nom et son sceau sur le mouvement, sur les corps recrus de froid et de fatigue de ces femmes. Les couturières continuent de parcourir les six étages de l’édifice. Elles dénoncent le manque d’éléments importants pour reprendre la production, comme un CPU contenant les plans pour dessiner les vêtements, des plaques pour les machines, des vêtements prêts à être vendus. « C’est un désastre, la destruction qu’ils ont réalisée », dit Celia Mártinez à Adital. « Beaucoup de machines automatiques sont cassées. Nous ne connaissons pas encore l’ampleur des dégâts. Pourquoi tant de dégâts s’ils disaient vouloir reprendre la production ? » Les ouvrières rappellent que depuis le jour où elles ont été délogées, l’immeuble était sous la surveillance de la Police fédérale, et que seul Brukman ou ses représentants étaient autorisés à y entrer.

Le retour des ouvrières dans l’entreprise est dû au fait que grâce à leur lutte du fait, le Tribunal du commerce a prononcé la faillite de l’entreprise le 20 octobre, la Legislatura de Buenos Aires l’a déclarée d’ « utilité publique » le 30 octobre et l’a expropriée pour la céder à la coopérative formée par les travailleurs et dont le nom rappelle le jour où l’occupation de l’usine a commencé, « 18 décembre ».

Deux années ont passé depuis ce 18 décembre où les couturières franchirent le pas. Depuis lors, Brukman est devenu le nom de celui qu’on renie : un entrepreneur abusif qui, même après toutes les escroqueries qu’il a fait subir aux ouvrières, en ajoute maintenant une autre : la destruction de l’entreprise. « Si elle n’est pas à moi, elle ne sera à personne » semble être le message du bourgeois face à un peuple qui fait la fête à la porte de l’usine de Balvanera : « Les voici, ce sont les ouvrières sans patron ». Deux façons de penser le temps présent, et surtout, d’annoncer le temps à venir.

Les couturières ont fait le pas en avant. « La lutte vient de commencer », confesse Celia en portant un toast au Nouvel an des ouvrières sans patron.

Traduction de l’espagnol : Hapifil,pour RISAL (http://risal.collectifs.net)

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