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2 janvier 2006

Le génocide colonial
Les habitants du "désert" :
Génocide, ethnocide et ethnogenèse en Argentine

 

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Qui a jamais su quel est notre âge,
qui a jamais su notre nom d’homme ?
Et qui contestera un jour nos lieux de naissance ?
 Saint-John Perse
, Chronique.

Par Miguel Alberto Bartolomé

Le génocide colonial

On a l’habitude de dire que le territoire qui correspond à l’actuelle Argentine, se trouvait presque inhabité au moment des premiers contacts avec les envahisseurs européeens. Mais si c’est une habitude, c’est aussi un mensonge. Il est vrai que la densité de population de cette aire géographique n’était en rien comparable à celle des éminentes cultures andines et mésoaméricaines, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle était inhabitée. Le mythe d’un immense territoire "désert" et seulement traversé par quelques hordes de chasseurs "barbares", a été particulièrement séduisant, tant qu’il constituait le fondement du modèle européanisant sur lequel s’est organisé le processus de construction nationale. Il s’avère particulièrement difficile de pouvoir estimer quelle était la proportion et l’importance de la population précolombienne, surtout quand l’on considère que les chasseurs avaient alors besoin de territoires assez vastes, et ne représentaient au final, que des communautés relativement réduites. Il y a bien longtemps, J. Steward (1949:661) a estimé que ces populations devaient dépasser les 300.000 membres, mais cela dit, un calcul plus réaliste, incluant la grande capacité de production des peuples agriculteurs du nord-ouest, dont la seule population atteindrait déjà les 200.000 habitants (G. Madrazo,1991) fait grimper ce chiffre à un demi-million d’habitants. S’il est possible qu’il n’aient pas été autant, ce qui est sûr en revanche, c’est qu’ils étaient bien là.

Depuis son commencement, la structure coloniale de Río de la Plata s’est organisée comme un port d’échanges avec les domaines du Haut-Pérou, controlant ainsi une zone en forme d’arc de cercle, qui s’étendait jusqu’aux actuelles frontières avec le Chili et la Bolivie. Le poids économique de ce port a augmenté ; ce qui lui a permis dès 1776, de donner former à la Vice-Royauté de Río de la Plata, habité par une population prospère, et doté d’une riche économie d’élevage. Durant quasiment trois siècles de pouvoir espagnol, il n’a pas été nécessaire d’étendre tellement le corridor qui les reliait au Haut-Pérou, abandonnant ainsi au rang de "terre d’indiens" les vastes régions qu’étaient la Patagonie et le Gran Chaco, régions aux populations de chasseurs -peut-être aussi d’agriculteurs- avec qui l’on maintenait des relations tendues basées sur des traités éphémères, sur des tentatives d’évangélisations, des attaques occasionnelles et des expéditions punitives. La stratégie coloniale espagnole n’avait pas besoin de ces terres, dont l’économie était basée sur l’extraction et l’accumulation, ce qui ne justifiait en aucun cas une expansion colonisatrice.

Le poids de la colonisation est retombé sur les peuples agriculteurs et éleveurs de camélidés de l’actuel nord-ouest argentin (NO), peuples aux cultures sédentaires influencées par la tradition civilisatrice andine et en particulier par l’expansion de l’empire inca. Soumis aux institutions coloniales telles que l’encomienda ou le travail forcé, et à de fréquents et irrépressibles déplacements, leurs insurrections ne leur ont pas permis d’assurer leur survie. Ainsi, les historiens considèrent que durant l’époque coloniale, la majorité des groupes locaux ont été exterminés, victimes de la violence, des épidémies et de la dilution ethnique issue des "recongrégations", qui réunissaient en leur sein des peuples de filiations linguistique et culturelle diverses, ainsi que les "dénaturalisations" qui supposaient des déplacements massifs et éloignés (S. Canals Frau, 1973). On suppose que, pour l’époque qui correspond à la révolution d’indépendance de 1810, les populations suivantes avaient déjà disparu du NO : les huarpes, les olongastas, les comechingones, les sanavirones, les diaguitas, las calchaquíes, les pulares et les tonocotés. Les jésuites sont parvenus également à faire disparaître les ethnies lule y vilela, du sud du Gran Chaco ; sur le littoral mésopotamien, ce fut au tour des mbeguá, des chana, des mocoretaes, des mepenes de s’éclipser ; et enfin, à la fin du XIX ème siècle, ce sont les kaingang qui ont disparu

De nombreux noms de groupes qui apparaissent ici ne sont pas des ethnonymes propres, mais des désignations externes qui peuvent parfois représenter des partialités géographiques distinctes d’un même groupe ethnolinguistique. Ce n’est pas le lieu approprié pour un approfondissement ethnohistorique mais je tenais juste à souligner une certaine ambiguïté dans les dénominations ethniques, qui provoque une confusion fréquente à propos de l’identité des groupes locaux. Ce qui obscurcit également la filiation que réclament souvent leurs descendants actuels, étant donné qu’ils se réfèrent à des dénominations externes auxquelles l’histoire a accordé une perpétuelle mais discutable légitimité.

Mais si nombre d’entre eux s’en sont allés, d’autres y sont arrivés, puisque durant les XVII et XVIII ème siècles, des milliers d’araucans du Chili ont rejoint le territoire argentin pour fuir la guerre coloniale, et ont peu à peu "araucanisés" les forêts et les plaines de Patagonie, auparavant peuplées par des montagnards (pehuenches), des tehuelches et des pampas.

Génocide républicain : la conquête du "désert"

Dans les dernières décennies du XIXème siècle, l’Etat centraliste, tout fraîchement organisé, a décidé d’assumer personnellement le défi de conquérir et de consolider ses frontières "intérieures". Ces frontières internes, que l’on a appelées par euphémisme "Le désert", étaient constituées de zones étendues qui depuis l’époque coloniale se trouvaient sous le contrôle des groupes indiens. Pendant quasiment trois siècles, les chasseurs équestres de Patagonie et du Gran Chaco avaient conservé leur indépendance, au prix de luttes incessantes, dans un climat belliqueux, de temps en temps interrompu par quelque bref traité de paix. Au cours de cette époque, la difficulté de soumettre et de subordonner des sociétés sans classes et sans règles strictes, était apparue au grand jour ; sachant qu’elles n’étaient composées d’aucun groupe de pouvoir que l’on pourrait détruire ou acheter, ni de chefs tout-puissants, avec qui établir des alliances durables. Pendant des décennies durant, à l’époque de la "guerre du malón", tel que l’on appelait les attaques guerrières indigènes contre les établissements créoles des frontières, les antagonismes ethniques avaient été exacerbés, et donnaient une justification idéologique à la guerre d’extermination que l’on désigne dans l’histoire argentine par le terme suggestif de "Conquête du Désert".

En 1875, le Président Nicolás Avellaneda déclarait que : "… supprimer les indiens et occuper les frontières revenait en somme à peupler le désert… " (dans Auza, 1980:62). Les indiens étaient à la fois présents et absents, le désert était désert, en dépit d’une présence humaine, mais cette présence n’était pas blanche, pas même métisse, et par conséquent dépourvue de toute humanité que l’on puisse reconnaître. Et peupler était, paradoxalement, synonyme de tuer. Dépeupler les terres de ces "étrangers" irréductibles et inacceptables, pour les remplacer par des blancs qui correspondaient à l’image du "nous" relayée par l’Etat "national" émergent. Ainsi dont, un ensemble de circonstances, parmi lesquelles la nécessité d’occuper réellement les frontières nominales avec les pays limitrophes, les demandes de terre des grands propriétaires terriens afin d’augmenter la production déjà significative de viande et de grains pour l’exportation, et la volonté d’en finir avec la fameuse "menace indienne", qui rendait manifestement impossible la configuration nationale selon le modèle d’un Etat moderne, ont été les raisons qui ont permis de réaliser les expéditions militaires successives, remportées lors de la "Conquête du Désert". A partir de 1876, l’armée - que les grands propriétaires terriens avaient fourvoyée en armes- a déclenché une guerre ouverte contre les "pampas" et les araucans, de la Pampa et de Patagonie. Ce n’est pas l’endroit adéquat pour aborder dans le détail les caractéristiques de cette guerre d’extermination ; il suffira seulement de signaler qu’à la cruauté de cette guerre, s’est ajouté le profond mépris ethnique que ressentait l’armée "civilisatrice" à l’égard des indigènes. Le résultat est inévitable ; les guerriers à cheval ont été vaincus, leurs villages incendiés, les femmes et les enfants massacrés ; on en est même venus à recourir à la guerre bactériologique en envoyant des prisonniers atteints de maladies contagieuses dans les villages qui ne se soumettaient pas (Bartolomé, 1969).

Ce processus dramatique ne se déroula pas sans l’intérêt de ceux qui ont le plus bénéficié de l’accroissement de l’économie agricole d’exportation, qui a pu grâce à cette campagne, ajouter 30 millions d’hectares à son espace de production ; c’est-à-dire les grands propriétaires terriens et leurs clients britanniques. Ce n’est pas un hasard si la dernière fois qu’il a parcouru la Pampa, en 1879, Le Général Roca a déclenché la dernière phase de l’éradication de la "menace indienne", à bord d’un train affrété par la Buenos Ayres Great Southern Railways Company Limited (Lewis,1980:484). Derrière les troupes s’érigeait donc la présence modernisatrice du chemin de fer, augmentant ainsi les capacités de transport et assouplissant l’économie exportatrice (ou absorbante) que perpétuait l’héritage colonial.

Presque en même temps que l’invasion de la Patagonie, les expéditions militaires vers le nord ont débuté, contre les groupes indigènes de la vaste région du Chaco. Cette zone, habitée par des peuples chasseurs qui avaient développé un réseau équestre depuis le XVII ème siècle, a été l’objet à plusieurs reprises de tentatives de colonisation qui prévoyaient notamment l’installation de missions religieuses, mais aucune d’entre elles n’a vraiment eu de succès. Les expéditions militaires qui tentèrent de soumettre définitivement ces étrangers, et comble du paradoxe, habitant un "désert", pourvu d’une géographie de forêts, de savanes et de fleuves à fort débit, ont commencé à partir de 1870. Aux environs de 1884, l’expédition du Général Victorica a réussi à mettre fin à la Conquête, bien que bien plus tard, en 1911, on dût organiser une nouvelle incursion pour étouffer les derniers bastions de la résistance indienne. Après la défaite, les anciens chasseurs devinrent ouvriers ruraux dans l’industrie du bois. Mais face au refus d’adaptation des indigènes, qu’ils exprimèrent au cours d’incessantes rebellions, le représentant local de l’armée a procédé en 1914 à la signature d’un contrat avec les astucieux industriels sucriers de la zone occidentale, astreignant au travail la main d’œuvre indienne et institutionnalisant le système du patronat (M. Bartolomé, 1972, 1976). Finalement, l’occupation militaire a fait place à un lent processus de colonisation civil du vaste territoire "conquis" (H. Trinchero, 2000).

Il s’avère presque impossible de déterminer avec exactitude l’impact démographique que l’invasion militaire a pu provoquer, même si le registre d’affrontements militaires fait état pour le XIX ème siècle de 10.656 natifs morts dans la Pampa et de 1.679 dans le territoire du Chaco (C. Martínez Sarasola,1992:570). Cependant, personne n’a pris le soin de compter dans ces chiffres les milliers de morts de faim, de soif, de froid, extenués par la fuite ou victimes des maladies délibérément transmises. Le recensement de 1895 -auquel on ne peut accorder guère de crédit- estime qu’environ 180.000 personnes auraient survécu, bien qu’il ne s’agisse que d’estimations.

Une fois achevée la conquête de ces deux "déserts" et mis au rebut ses habitants dans des réductions frontalières, ou transformés en ouvriers ruraux, l’entreprise "civilisatrice" argentine a franchi une étape supplémentaire ; une fois ces territoires dépeuplés, il convenait désormais de repeupler. L’Etat, qui avait vaincu les indigènes, disposait alors, en 1880, de moins de 2.500.000 habitants pour occuper environ 3.000.000 de km2 de territoire. Mais cette entreprise ne pouvait se faire qu’avec des blancs européens, coïncidant ainsi avec l’image que l’élite gouvernementale avait d’elle-même. Dans les années 1880 -période clé de la configuration de l’Argentine actuelle- Buenos Aires était déjà une importante caisse de résonance pour les nouvelles idées issues de l’Europe libérale et positiviste [1] Le darwinisme social et l’idée presque théologique du progrès trouvaient écho à merveille dans l’Europe blanche, et c’est vers ce modèle que l’on a tendu en voulant repeupler les nouveaux territoires. C’est ainsi que l’on a établi des lois pour l’immigration, et que sont arrivées entre 1871 et 1914, 5.573.100 immigrants, parmi lesquels 2.720.400 ont émigré à nouveau, ce qui faisait au final un total de 2.852.400 argentins supplémentaires (Maeder, 1980 : 565). Ainsi dont, en un peu plus de quarante ans, l’immigration a créé un solde positif (en terme de résidants) d’à peu près trois millions de personnes, dont la grande majorité provenait d’Italie, suivie par les espagnols, les français pour un cinquième d’entre eux, des anglais, des slaves et des syro-libanais. Si l’on ajoute à ce chiffre l’accroissement végétatif pour l’année 1914, la population totale a atteint les 8.253.097 habitants, ce qui triple amplement le chiffre de 1880. On était parvenu à l’objectif auquel on aspirait : avoir une nation blanche. C’est pourquoi au début du XIX ème siècle, les argentins aimaient à se comparer avec l’Australie, vigoureuse colonie britannique que l’Argentine avait dépassé en terme de production et de croissance démographique [2].

Les survivants actuels

L’idéologie raciste dérivée de la guerre de conquête s’est largement transmise aux immigrants européens, façonnant ainsi une réalité historique dans laquelle la présence des indigènes n’était pas seulement rejetée mais également considérée comme un archaïsme reléguable et dont on pouvait se passer. C’est pourquoi à l’heure actuelle, la situation indigène est malheureusement semblable à celle de la plupart des peuples indiens d’Amérique Latine. Les Mapuches qui ont survécu, se sont vu refoulés dans des réductions (réserves territoriales attribuées par l’Etat), la majeure partie de celles-ci dotées de mauvaises terres et situées dans les contreforts inhospitaliers des Andes ou dans la toundra de Patagonie, où le climat est extrêmement rigoureux, et rend le développement d’une agriculture rentable impossible. L’élevage de moutons - une activité précaire - et la cueillette des fruits farineux des araucarias, sont des ressources insuffisantes, qui obligent une bonne partie des populations à migrer, de façon temporaire ou définitive, vers des centres urbains où l’on a besoin de main d’œuvre non spécialisée (M. Bartolomé, 1967). Dans un diagnostic pionnier, M. González y D. Núñez (1973) ont constaté que les conditions coloniales de domination et d’asservissement de la population indigènes n’avaient pas disparu, mais qu’elles s’étaient intégré aux nouvelles réalités, tels que l’endettement cyclique, l’appropriation des terres, les échanges asymétriques et l’introduction de l’alcoolisme [Plus récemment, plusieurs essais ont rendu compte de la précarité de la situation économique actuelle des mapuches de la Pampa, tels que ceux écrits par G. Fischman, I. Hernández (1989) ou I. Hernández (1993). Pour comprendre comment s’articule la relation entre les indigènes et l’état, les études réalisées par A Balazote et J.C. Radovich, sur l’impact des represas dans la zone mapuche de Patagonie - et particulièrement celles qui ont été réalisées entre 1991 et 1991 - sont tout aussi intéressantes.]]

Dans las zones andines et sub-andines du nord-ouest, les descendants des quechuas et des aymaras se trouvent prisonniers des filets d’une agriculture minifundiste de bas rendement, qui les oblige à la migration saisonnière, malgré leur fort attachement à la vie communautaire. Du point de vue ethnique, il est assez difficile de définir cette zone, étant donné qu’aussi bien les paysans locuteurs de langues indigènes que ceux qui ne le sont pas, appartiennent aux mêmes structures communautaires et partagent la même culture ; dans laquelle se trouvent mélangés des éléments andins précolombiens, des restes coloniaux ainsi que des aspects contemporains. Guillermo Madrazo (1991,1994) a constaté, en se basant sur des caractéristiques productives, culturelles et communautaires, qu’une identité régionale distincte avait subsisté, et, malgré le métissage historique, [3] qui tendait au cours des dernières décennies à se revendiquer comme indigène. Ce qui est dû en partie à l’influence exercée par la discrimination et les échanges inégaux avec la population qui se considère blanche ; phénomène qui contribue a maintenir les barrières ethniques entre les groupes, qui se perçoivent et qui sont perçus comme étant différents. Du point de vue des non indiens, ceux que l’on considère comme des indigènes sont généralement désignés sous le nom de "coyas" (kollas), ce qui est dans un contexte régional plutôt péjoratif, mais s’est vu proclamé dans l’actualité un ethnonyme de distinction par les mouvements ethnopolitiques, représentés par ceux qui s’estiment être les descendants du "kollasuyo", de la juridiction impériale inca du sud.

Le maintien de l’harmonie et de l’équilibre entre l’homme et le milieu naturel, signalé par Elmer Miller (1972:29) comme une des valeurs fondamentales de la culture Toba, peut être attribuée de même aux autres groupes d’anciens chasseurs de la zone du Chaco (wuichis, pilagas, chorotes, chulupies, etc.). Mais cette harmonie a été brisée d’un seul coup et pour toujours : la désertification de vastes régions, le développement d’une économie de plantation, l’exploitation du bois et l’expansion de l’élevage, ont définitivement altéré tout l’écosystème du Chaco, région où les chasseurs s’étaient très bien adaptés. Au-delà de tout discours rhétorique et simpliste à propos de la relation entre les peuples indiens et la nature, il parait évident que la plupart des projets de production colonialistes dans cette zone ont échoué, ou n’ont pas donné les résultats escomptés, bien que cet environnement ait permis la reproduction des traditions basées sur la chasse et la cueillette pendant des millénaires. A cette contrainte écologique se sont ajoutées les contraintes économiques et politiques, décrétant que les chasseurs et les cueilleurs se voient obligés de s’intégrer aux systèmes de travail régionaux ou essaient de reproduire les modèles économiques de la nouvelle population locale. Dans un cas comme dans l’autre, qu’ils travaillent dans des établissements de monoculture ou dans établissements consacrés à l’agriculture commerciale, les indigènes du Chaco ont été rabaissés aux échelons les plus bas de la population ethniquement et socialement divisée, que constitue la société régionale (M. Bartolomé, 1972 ; I. Carrera, 1983 ; H. Trinchero, D. Piccinini et G. Gordillo,1992).

Ethnocide institutionnel : l’Etat face aux indigènes

Passé l’étape purement militaire de l’articulation entre les indigènes et la société globale, ce n’est qu’en 1928, que l’on a décidé de créer une commission spéciale à la Chambre des Députés qui consacre à l’étude du "problème indigène". Cette commission s’est limitée à proposer le renforcement des traités de paix déjà existants et de faire en sorte que les indigènes soient incorporés en permanence au contingent des semi-prolétaires ruraux. Presque vingt ans après, du fait que les survivants s’accrochaient toujours plus obstinément au désir de rester indiens -refusant ainsi de se laisser absorber par la nationalité argentine- on a créé en 1947 la Direction de la Protection de l’Aborigène. Cette institution s’est avérée incapable de modifier la structure du système d’appropriation que subissaient ses "protégés", car, la logique en vigueur à cette époque voulait que l’on se consacrât essentiellement au clientélisme politique. En 1958, on fonde la Commission des Affaires Indigènes ; organisation fortement influencée par les hypothèses de l’indigénisme mexicain -à ce moment-là déjà fort- dans sa phase intégrationniste, en accord avec le projet de développement qui y régnait.

Mais on ne peut pas dire que l’Argentine s’est caractérisée au XX ème siècle par sa stabilité politique. Et c’est ainsi qu’en 1961, une fois le gouvernement progressiste renversé par un nouveau coup d’état, la Commission des Affaires Indigènes s’est dissoute, et la Direction de la Protection de l’Aborigène a reparu. Considérant, conformément à la perspective militaire, que les indigènes ne constituaient pas un "problème national" mais plutôt régional, on a décentralisé la tutelle fédérale pour la remplacer par plusieurs départements des Affaires Indigènes dans les différentes provinces. Le nouveau gouvernement militaire, qui a occupé le pays à partir de 1966, a quant à lui centralisé à nouveau le Département des Affaires Indigènes, de sorte que, selon une nouvelle optique militaire, les indigènes constituaient en effet un "problème national", dans la mesure où de nombreuses actions effectuées se situaient dans des zones frontalières, toutes significatives de la doctrine de "sécurité nationale" régie par la logique de "guerre froide". Ce que l’ont peut attendre d’un indigénisme prussien parait donc évident.

En 1983, c’est le retour à la démocratie, et en 1985, l’Institut National des Affaires Indigènes (INAI) est créé. Ses activités seront réglementées en 1989. Elles sont de type solidaire et légal, mais elles ont été mises en difficulté par faute de budget et à cause de l’emphase propagandiste des politiques gouvernementales au sujet du monde indigène. D’une certaine façon, cela symbolisait l’irruption en Argentine de "l’indigénisme participatif", qui s’est développé au Mexique en raison de l’échec de ses propres procédés d’intégration. Peut-être même pouvons nous voir un indice de changement idéologique dans la création d’une modalité d’enseignement baptisée "Communauté d’Education Interculturelle", qui fait appel à la participation communautaire et à la formation d’instituteurs bilingues. Peut-être a-t-elle également favorisé la question de la présence indigène, à l’occasion de la Réforme Constitutionnelle de 1994, qui a eu notamment pour résultat la reconnaissance légale de la préexistence des groupes indiens sur le territoire de l’Etat, leur habilité à obtenir une représentation juridique, la propriété communautaire de leurs terres ainsi que leur droit de conserver et d’entretenir des différences culturelles et linguistiques. Cependant, il ne s’agit pas d’une institution prioritaire pour l’État, ce qui dans un contexte de crise économique, limite fortement sa capacité d’action, sans parler du fait qu’il s’agit d’une institution qui, en 1998, a décidé de son Conseil Supérieur des Peuples Indigènes de manière verticale et non de façon représentative (L. Mombello, 2002).

Aussi bien le paternalisme que le populisme, le militarisme ou les hasardeuses politiques démocratiques, tous se basèrent sur le même principe, tantôt affiché, tantôt dissimulé : pour être argentins de plein droit, les indigènes se devaient de renoncer à leur condition ethnique et d’accepter le modèle culturel auquel leur donnaient accès les propriétaires de l’Etat. Etat qui avait été au préalable leur adversaire, et qui désormais leur promettait de les intégrer, dans le cas où ils renonceraient à leur identité propre [4]. En somme, on leur offrait un droit frauduleux à l’existence, qu’on acceptait de leur accorder à condition qu’ils assument cette incitation au suicide culturel, auquel nous donnons aujourd’hui le nom d’ethnocide, et qui, de plus en plus, est reconnu comme un délit par législation internationale actuelle.

Quoiqu’il en soit, toutes ces politiques ont été des politiques d’état, faiblement institutionnalisées et sans grand effet. Tout au long du XX ème siècle, rendre invisible les indigènes était devenue la norme ; ils ne constituaient pas un problème majeur en Argentine, et de toute façon, leur expulsion vers les lointaines frontières d’un énorme pays, idéologiquement et physiquement centré sur la ville-port de Buenos Aires, les avait éloignés de toute considération sociale. On associait leur présence à celle des populations rurales qui avaient émigré vers les villes, attirés par l’industrialisation des années 1920, 1930 et 1940, à qui on a donné le nom de "petites têtes noires", conformément à la terminologie raciste en vigueur, issue de la configuration nationale, blanche et européenne. Cela dit, on les qualifiait rarement d’ "indiens" mais, curieusement, de "nègres", comme si Buenos Aires était une enclave coloniale anglaise en Inde ou en Afrique. La mythologie nationale de la Conquête du Désert -véritable discours fondateur du pays- enseignée inlassablement dans les écoles, proposait (et propose encore) la version selon laquelle tous les indiens sont morts, et que désormais, on vit en Argentine dans la patrie des créoles, qui sont eux-mêmes les descendants des gauchos. Ainsi donc, la population de "l’intérieur", comme on désigne tout ce qui, dans le pays, se trouve hors de Buenos Aires, manque d’"indianité", mais pas de "négritude". Il s’agit d’une composante très particulière de la population dont on remet bien souvent en doute la nationalité, étant donné que par leur aspect, ils ressemblent davantage à des boliviens ou à des paraguayens qu’à "d’authentiques argentins". De récentes études anthropologiques (L. Tamango, 2000 : H. Vázquez, 2000) ont analysé les relations asymétriques entre les différentes ethnies des communautés urbaines des villes de La Plata et de Rosario. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, la discrimination positive qui y est présente, n’exclut pas - selon le contexte politique du moment - l’éventualité de l’éclosion cyclique de discours nationalistes, institutionnels ou contestataires enflammés, faisant allusion aux "racines indigènes" d’une population de colons qui n’estiment pas réellement en avoir.

Emergence ethnique et mouvements ethnopolitiques

En 1968, quelques indigènes résidants à Buenos Aires et originaires des zones provinciales d’expulsion du travail, ont fondé le Centre Indigène de Buenos Aires (CIBA), première organisation indigène structurée en termes ethnopolitiques, c’est-à-dire sans relation avec des formes d’organisation préalables. Comme cela avait été le cas à l’origine avec certains des leaders de l’American Indian Mouvement des USA, des indigènes aux origines différentes mais homogénéisés idéologiquement par l’accentuation de la confrontation interethnique, ont afflué à ce centre, afin de fournir une réponse collective à un environnement social saturé par des préjugés ethniques et raciaux. Dans ce contexte, il parait donc logique que les premières mesures de ce centre se soient tournées vers la réaffirmation de leurs identités ethniques, première étape nécessaire à tout projet d’avenir, qui soit basé sur la spécificité sociale et culturelle de ses membres.

En 1971, le CIBA s’est transformé en Commission Coordinatrice des Institutions Indigènes de la République d’Argentine (CIIRA), commission qui aspirait à unifier tous les indigènes résidants à Buenos Aires ainsi qu’à étendre leur action à l’intérieur du territoire du pays. Une fois effectués quelques études initiales sur la politique indigéniste argentine (A. Serbin ,1981 ; M.Bartolomé, 1985), la production et la réflexion à cet égard a sensiblement augmenté ces dernières années, puisque auparavant, on ne la considérait pas comme une activité anthropologique. Voir, entre autres les travaux de M. Carrasco (1991,1993, L.Tamagno (1997), L. Mombello (2002). [5] Presqu’en même temps, en 1970, avait surgi de la Province de Neuquén la Confédération Indigène de Neuquén, qui cherchait à regrouper entre elles les 34 réserves mapuches de la zone. Cette Confédération est née sous le signe de l’illégitimité, caractéristique qu’on lui attribuait pour avoir été organisée par des propriétaires terriens, des militaires et des politiciens locaux, qui la voyaient comme un système de captation du vote indigène, ainsi que comme un mécanisme destiné à s’assurer à nouveau la contrôle des zones frontalières. De toute manière, la CCIIRA a créé en 1972, en partenariat avec la Confédération, le Futa Traun (Parlement Indien en langue mapuche) auquel ont été conviés des représentants des autres groupes ethniques du pays. Il convient de signaler que certains gouvernements provinciaux n’ont pas jugé nécessaire d’y envoyer de délégués, arguant qu’il n’y avait pas d’indigènes sur leurs territoires, car dans ceux-ci, "tout le monde était argentin", "chrétien et civilisé (Colombres, 1975:186). Malgré la multitude d’obstacles et de barrières politiques rencontrés, le Congrès put avoir lieu, réussissant à soumettre un certain nombre de demandes très concrètes [6]. Indépendamment des tentatives de manipulation officielles, ces rencontres ont commencé à créer une dynamique qui leur était propre, ainsi qu’un effet de résonance qui se propageait avec une rapidité jamais vue. C’est ainsi qu’en 1973, avec l’appui de la CCIIRA, on a organisé dans la province du Chaco ce que l’on a dénommé la Rencontre de Cabañaró, à laquelle ont participé des Tobas et des Matacos, jetant ainsi les bases de la création de la Fédération Indigène du Chaco, composée de Tobas, de Matacos et de Mocovies (A. Colombres, 1975 : 193).

Cette dynamique ethnique naissante ne pouvait être ignorée du gouvernement populiste du moment ; d’ailleurs, les tentatives de manipulation officielles ont généré des conflits, responsables de la dissolution de la CCIRA, qui s’est refondu en une nouvelle organisation, dénommée Fédération Indigène de Buenos Aires (Serbin, 1981). En refusant de collaborer, la Fédération a été durement réprimée, ce qui a été aussi le cas de la Fédération Indigène de Tucuman, qui s’était fondée dans les mêmes années ; les dirigeants ont été persécutés et nombre d’entre eux ont été emprisonnés. La Fédération du Chaco a connu le même destin. En 1975, les membres restants -issus des organisations dissoutes - décidèrent de constituer l’Association Indigène de la République d’Argentine (AIRA). Afin que les mêmes problèmes ne se répètent, cette organisation a proposé de limiter le nombre de collaborateurs non indigènes et d’exclure de sa ligne de conduite l’orientation politique du moment. Les objectifs de l’AIRA se sont alors avérés être identiques à ceux du Mouvement Indien de toute l’Amérique Latine, qu’on pourrait résumer en trois termes : terre, culture et reconnaissance politique.

Progressivement, on a ainsi vu se développer de nombreuses organisations régionales, dont la demande de base, si l’on excepte la reconnaissance de la part de l’Etat, concernait la restitution des terres qu’on leur avait dérobées. Cette optique a non seulement donné un essor aux luttes politiques et légales régionales, mais elle a été également permis une restructuration des mouvements qui cherchaient à se renforcer, en incluant dans leurs rangs le plus grand nombre possible de personnes d’un même groupe ethnolinguistique. Ils se constituèrent ainsi en groupes de pression, qui peu à peu se sont institutionnalisé, parvenant à se former en organisations dont l’existence va bien au-delà de l’accomplissement des objectifs initialement fixés. Dans cette entreprise, de nombreux mouvements ont pu compter sur l’appui de l’Union Nationale de la Prélature Indigène (ENDEPA) de l’Eglise Catholique Argentine, d’autres avec l’aide d’ONGs, de secteurs universitaires, de mouvements politiques, de partis, et à l’occasion d’institutions gouvernementales. La liste complète de ces organisations serait bien trop longue, puisqu’elles se sont multipliées, et que parfois, elles ont changé de nom [7]. Retenons seulement qu’elles se sont étendues sur tout le territoire et qu’elles rendent la vie chaque jour un peu plus difficile à l’Etat comme à la société civile, qui refusent d’assumer qu’il n’y a plus d’indigènes en Argentine.

Processus d’ethnogenèse

Quand j’étais étudiant en anthropologie, dans les années 1960, les professeurs nous dressaient un panorama de l’ethnographie argentine dans lequel n’apparaissaient pas les groupes considérés comme ayant disparu, ou dont le processus d’extinction était si avancé qu’ils se réduisaient à quelques poignées d’individus "métissés", terme qui excluait toute possibilité de reconnaissance de la tradition culturelle d’origine, et qui correspondrait en somme, à un état originel de "pureté". Notre devoir, si telle culture subsistait, était de mettre en oeuvre une sorte "d’ethnographie de sauvetage", en essayant de réunir toutes les données linguistiques et culturelles que pourraient-nous apporter les derniers survivants de ces cultures condamnées à disparaître. [8]. Ce qui explique l’effet de surprise produit ces dernières années face à l’existence et les revendications ethniques de membres de groupes que l’on croyait disparus ou au bord de l’extinction. Tout d’un coup, les tehuelches, mythifiés mais jusqu’alors ignorés ; les huarpes du Cuyo, qu’on croyait disparus depuis le XVII ème siècle ; les selk’nam de Terre de Feu, dont l’extinction était tenue pour certaine par Anne Chapman, depuis la mort de Angela de Loij en 1973 ; les ethnohistoriques agriculteurs tonocotes du NO ; ou encore les anciens chasseurs mocovies du sud du Chaco, que l’on ne considérait que comme appartenant à une banale paysannerie, commencèrent à réclamer un droit de présence et une reconnaissance identitaire qui surprennent tous les témoins de cette ethnogenèse.

Le concept d’ethnogenèse a été utilisé traditionnellement pour rendre compte du processus historique de la configuration de collectivités ethniques, comme résultat de migrations, d’invasions, de conquêtes ou de regroupements. En d’autres circonstances, on y a eu recours pour désigner l’émergence de nouvelles communautés qui se désignent elles-mêmes en termes ethniques, pour se différencier d’autres sociétés ou d’autres cultures qu’elles considèrent socialement différentes. Dans d’autres cas, il arrive aussi que ces processus de classification ethnique soient le résultat de migrations d’un état à l’autre, et qui a pour conséquence le développement d’une collectivité différente au sein d’une société majoritaire, qui s’en distingue sur les plans linguistiques, culturels et religieux. Souvent, dans la littérature européenne actuelle, on a eu recours à ce terme pour désigner l’essor des nationalismes distinctifs au sein d’états pluriethniques. Ce thème n’a rien de nouveau dans la réflexion anthropologique (E. Barreto,1994), mais signalons toutefois le récent et intéressant essai de Antonio Pérez (2001) qui essaie de l’aborder de façon comparative. L’auteur parle même d’une typologie initiale dans laquelle il distingue, entres autres, les ethnies reconstruites, c’est-à-dire celles qui ont perdu il y a peu leurs racines culturelles et identitaires, mais qui maintiennent une continuité territoriale, parentale ou historique, des ethnies ressuscitées, dont le rapport avec le passé provient en partie de la mémoire et en partie de la littérature existante sur le groupe. Quant à moi, je propose d’utiliser ce concept de façon restreinte, pour désigner les processus d’actualisation identitaire de groupes ethniques qui se considéraient éteints sur les plans culturel et linguistique et dont l’émergence actuelle représente une réalité nouvelle, tant du point de vue de la réflexion anthropologique que de celui des politiques publiques dans des contextes multiculturels. [9].

Mais ce qui m’intéresse aussi c’est de différencier l’ethnogenèse des processus de redynamisation ethnique des groupes ethnolinguistiques, historiquement organisés comme des sociétés polysegmentaires, c’est-à-dire, sans structure politique étendue. Ceci renvoie aux actuelles dynamiques ethnopolitiques, qui proposent la construction ou la reconstruction de sujets collectifs définis en termes ethniques, interprétées par des groupes ethnolinguistiques qui ont perdu, ou n’ont jamais eu, l’expérience d’une mobilisation commune en quête d’objectifs mutuels. L’analyse des propositions qui s’orientent vers la constitution des groupes ethnolinguistiques en terme de sujets collectifs, doit garder à l’esprit que ces sujets-là n’étaient pas représentés politiquement auparavant. La logique socio-organisatrice traditionnelle des sociétés du Chaco, basée sur les processus de fission et de fusion de groupes de chasse et de cueillette, n’assurait pas le développement des identifications collectives beaucoup plus importantes que celles qui avaient été générées par les groupes moteurs étendus dans un environnement territorial. Les mapuches, dont la tradition de société de lignages associés en clans territoriaux a été partiellement substituée par le développement des collectivités résidentielles, n’avaient pas non plus de réelle identification collective au-delà des autorités et des liens linguistiques et culturels qu’ils avaient en commun. C’est-à-dire que les sociétés segmentaires sont celles qui n’ont pas tendance à développer des systèmes politiques généralisés qui incluent tous les membres d’un même groupe. On peut appliquer la même absence de définition dans la notion de collectivité ethnique aux grandes familles élargies (ty’y) que constituent les unités de production, de résidence et de culte guaranis, ainsi que les communautés villageoises des éleveurs et des agriculteurs du NO. En fait, ce qui se passe, c’est que l’identification mutuelle d’une série de collectivités, bien que linguistiquement et culturellement similaires, est toujours le résultat de la présence d’une organisation politique unificatrice. Il faut comprendre que dans le passé, les "nations" tehuelche, toba, mapuche ou guarani, n’existaient selon la définition des optiques nationalistes du XIXème siècle ; selon F. Barth (1976), on les considérait alors comme des groupes ethnolinguistiques divisés intérieurement en groupes ethniques d’organisation, qui pouvaient avoir très peu de relations entre eux. C’est pour cette raison que les étiquettes ethniques généralisantes, telles que guaranis, tehuelches, tobas ou mapuches, sont davantage des dénominations ethniques identitaires extérieures que des ethnonymes propres, bien qu’aujourd’hui, on y ait recours pour se désigner les uns les autres comme des collectivités inclusives ou exclusives. Les cultures actuelles combattent donc pour s’organiser en collectivités, en tant que sujets collectifs, afin de pouvoir s’articuler ou de se confronter à l’Etat avec de meilleures conditions politiques, puisque l’ampleur en nombre et les revendications communes ont accru leurs possibilités de succès. Il s’agit de la création d’une nouvelle entité historique que l’on pourrait appeler Peuples Indiens [10], et que l’on doit considérer comme des "nations sans états" (M. Bartolomé, 2002).

Pour en revenir à l’ethnogenèse, on s’aperçoit que les plus surpris furent parfois les anthropologues eux-mêmes, parmi lesquels plusieurs ont prétendu avoir recours aux littératures à la mode, sur le thème de "l’invention des traditions", afin de discréditer les prétentions ethniques de ces indiens ressuscités. Même surprise et même méfiance face à l’autodéfinition ethnique que se sont mis à afficher soudain des dizaines de milliers de kollas du nord-ouest, gens que l’on avait voulu classer comme une paysannerie pittoresque aux traditions andines dépassées. Mais il était aussi surprenant de voir des milliers d’éleveurs de moutons et de péons ruraux ou urbains de Patagonie, se réclamer comme étant mapuches, et aborder encore "l’époque de l’invasion" pour parler des "hauts faits" de la Conquête du Désert [11]. On a même fait remarquer, me semble-t-il avec inquiétude, que la religion imposée par les anglicans dans le Chaco ne suffisait pas non plus pour que les tobas, les pilagas, et les guaranis cessent de l’être. Toutes les prévisions, basées sur le paradigme de l’acculturation de la moitié du XXème siècle ou de "l’économicisme" qui a envahi les sciences sociales depuis les années 1960, se sont avérées insuffisantes pour expliquer cet inespéré printemps ethnique dans lequel affleurent des visages indiens considérés comme perdus, aux yeux du faible registre ethnographique existant.

Nous nous trouvons face à des processus que l’on pourrait qualifier de "réethnisation", dérivée de l’expérience de participation politique acquise les années passés et survenue grâce à l’influence des organisations ethnopolitiques, qui ont contribué à donner de la dignité à la dimension ethnique et à attribuer un sens positif à la condition indigène. C’est ainsi qu’on pu se dérouler des processus sociaux d’identification, qui expriment désormais l’émergence de nouvelles identités, considérées comme fondamentales par leurs acteurs, au sein de contextes historiques et contemporains dans lesquelles subsistent des frontières entre des groupes perçus comme différents. La persistance d’un "nous" différent provient également de l’existence d’un autre groupe qui les considèrent comme "d’autres" ; l’ethnogenèse propose alors un nouveau contenu et une dénomination ethnique possible à la différentiation historiquement constituée. Dans ce type de cas, les identifications ne "s’inventent" pas, mais se mettent à jour, même si cette actualisation n’a pas forcément recours a un modèle précolombien déjà inexistant. Il s’agit de récupérer un passé propre, ou assumé comme tel, pour reconstituer une famille communautaire qui permette d’accéder plus dignement au présent. La récente (1994) législation qui reconnaît les droits spécifiques aux groupes ethniques, en leur autorisant de nouvelles alternatives et de nouvelles possibilités par rapport à leurs identités indiens, n’est vraisemblablement pas non plus étrangère à ce climat de vitalité ; mais ce serait réducteur à l’extrême de considère qu’elle est la seule cause de cette émergence.

Voyons maintenant quelques cas d’ethnogenèse. En 1880, le nombre de selk’nam (onas) a été estimé par Martin Gusinde à environ 4000 individus. Après cette date, "les chasseurs d’indiens", engagés par des grands propriétaires terriens créoles et britanniques qui désiraient voir leur nouvelles possessions "débarrassées des indiens", commencèrent à investir la zone. Curieusement, ces chasseurs recevaient leur paye sur présentation des testicules ou des seins des onas assassinés, en livres sterling. Certains des chasseurs étaient créoles, d’autres étaient roumains, et certains mêmes ont été amenés des Etats-Unis et d’Angleterre ; si je sais cela, c’est que l’un d’eux à accepté de m’en faire récit, dans ses vieilles années. Je ne voudrai pas entrer dans les détails ; des banquets offerts aux indiens, qui s’achevaient par des décharges de fusil, des parties de chasse sportives dans les bois de Terre de Feu avec pour gibier des hommes et des femmes, des baleines échouées empoisonnées et ajouté à tout cela, des plages contaminées délibérément [12]. Seul suffira d’en dire le résultat : on supposait en 1918 qu’il restait 279 Selk’nam alors qu’en 1973 (op. cit.) Anne Chapman a consigné la mort de celle qu’elle considérait être la dernière Ona. Bien des années avant, en 1925, un groupe de survivants avait négocié un traité avec l’Etat, parvenant à récupérer quelques 45.000 hectares de leurs anciennes terres, en 1929. Mais comme, selon les rapports des chercheurs, l’état les considérait comme un peuple éteint, il fut décidé en 1990 que ces terres redevenaient propriété d’état. L’état n’a donc pas été le seul surpris lorsque des centaines de personnes, qui se déclaraient selk’nam, ont fait appel à la justice, réussissant à ce qu’on leur restitue légalement 36.000 hectares en l’an 2000. Et grâce à la médiation d’une députée de province qui s’assume comme une selk’nam, ils ont même pu mettre sur pied le projet de déclarer patrimoine historique et culturel de leur peuple, la lagune Taps, lieu sacré où l’on réalisait auparavant la cérémonie d’initiation kloketen, dont on semblait avoir oublié l’existence [13]. Ainsi, en novembre 2001, on a pu inaugurer à Rio Grande la Maison de la Communauté Rafaela Ishton, qui regroupe les actuels selk’nam. Apparemment, ce sont 450 personnes qui revendiquent leur filiation ethnique qui, même si elle manque d’un fondement linguistique, se basent sur la mémoire historique, sur leurs anciens droits territoriaux, et sur une famille communautaire méconnue.

Le cas du peuple huarpe qui occupait (qu’occupe ?) la région du Cuyo, une des frontières sud de l’empire inca, est tout aussi significatif. Ce peuple d’agriculteurs sédentaires aux remarquables influences andines a été considéré comme disparu au XVII ème siècle, suite à une rébellion qu’ils ont déclenché en 1684. Or, dans les dernières années, des centaines de personnes se réclament d’une ascendance ethnique issue des huarpes, ce qui les amena notamment à participer activement à l’Assemblée Nationale Constituante [14] en 1994, tout comme les soi-disant disparus selk’nam. On considère que dans la province de Mendoza, il existe quelques 200 personnes de cette filiation, citadins pour la plupart, ce qui fait que pour eux, les revendications par rapport à la terre ne sont pas de première importance, préférant se tourner plutôt vers des projets de revitalisation culturelle et linguistiques, en menant des actions telles que l’édition de vocabulaires et de chants dans leur ancienne langue milcayac, retrouvée dans les dictionnaires. Mais il existe également 11 autres communautés qui se reconnaissent comme huarpes, et qui revendiquent la possession de terres (Huanacache, Lavalle, Uspallata,etc.). Et bien qu’ils aient commencé à se réunir lors d’évenements folkloriques, tels que la Fête de la Pachamama, sous l’égide de l’institution de tourisme locale, ils ont rapidement fait en sorte de se différencier de la culture néo-andine, tel qu’en atteste, preuve à l’appui L. Slavsky (1998). Cette anthropologue a retrouvé la trace à Mendoza de la célébration d’un rituel appelé Pekne Tao -Terre Mère en langue milcayac- consistant à réaliser des offrandes à la terre, et donc les propres protagonistes assuraient qu’il ne s’agissait pas de sauver une vieille tradition perdue, mais qu’il s’agissait d’un rite nouveau, qui selon l’officiante, avait pour but d’encourager les relations entre huarpes, "comme des fragments d’une potiche brisée qu’ils devraient reconstituer". Des représentants d’autres peuples indiens participèrent aussi à la cérémonie, en faisant des offrandes à la terre selon leurs propres traditions, tandis que les huarpes chantaient en castillan et en milcayac, invoquant l’ancienne divinité Hunuc Huar, Seigneur des Collines. Ce type de cérémonie de reconstitution communautaire, qui rappelle les Pow Wow des natifs nord-américains, propose précisément la construction d’une collectivité, qui ne soit pas résidentielle mais idéologique, et qui encourage la solidarité entre ses membres. Dans les provinces de San Juan et San Luis (d’autres provinces du Cuyo), la présence de ceux qu’on appelle les "neohuarpes" s’est aussi manifestée, en dépit du refus des secteurs dominants de toute présence indigène dans ces régions, depuis au moins 150 ans, renforçant ainsi l’homogénéité voulue par l’état (D. Escolar, 1997). Et en réalité, ils sont parvenus à obtenir leur reconnaissance comme groupe ethnique, vu qu’ils jouissent d’une reconnaissance juridique nationale attribuée en 1996, ainsi que d’une législation locale spécifique de 1994, pour la province de San Juan. D’autre part, L’Université de Cuyo a également accepté cette nouvelle présence, en offrant 10 bourses d’études à ceux qui s’identifient comme huarpes. Cependant, cette ethnogenèse a suscité une certaine polémique. Un anthropologue de San Juan a analysé différentes théories par rapport à l’identité ethnique et est arrivé à la conclusion que ces soi-disant huarpes, ne remplissent pas les conditions pour l’être réellement, puisqu’ils ne correspondent pas aux anciennes conceptualisations existantes (A. García, 2002). La question a même été débattue dans une éminente rencontre d’institutions scientifiques de Patagonie, qui a eu lieu à Puerto Madryn en 2001. Les "experts" sont tombés d’accord pour faire en sorte que la législation d’un des provinces du Cuyo comporte une loi qui restitue aux huarpes le territoire de Huaco et proposent aujourd’hui qu’ils soit privatisé(C.Briones,2001). Malgré ce débat théorique et ses retombées possibles, on n’a toujours pas mené de recherches ethnographiques, qui pourraient rendre compte de laconstructionhistoriquede l’auto rattachement ethnique huarpe, ni identifié les données de références sur laquelle elle est basée, au sein de la proposition invoquée par ses protagonistes.

La question de l’ethnogenèse, entendue comme reconstruction identitaire, est extrêmement complexe et ne peut se prêter à une interprétation univoque. Dans ce sens, je crois qu’il nous faut nous éloigner des explications traditionnelles basées sur des perspectives des "communautés imaginaires" de B. Anderson (1993), ou de "l’invention de la tradition", défendue par E. Hobsbawn (1987) ; formulations qui ont été en réalité proposées pour analyser des processus nationalistes d’état et dont l’application au cas des cultures indigènes peut être tenue pour douteuse ou insuffisante, puisqu’elles ne disposent pas de systèmes de communication et d’homogénéisation idéologiques d’état. Nous nous trouvons donc face à un champ de phénomènes sociaux extraordinairement riche pour la réflexion anthropologique. En premier lieu, nous pourrions retenir qu’il est possible qu’il s’agisse de cas de méconnaissance des réalités préexistantes, tant de la part des spécialistes de sciences sociales que de la part des institutions d’état et de la société civile. Mais comment est-il possible que la présence des collectivités ethnoculturelles soit restée invisible pendant des décennies, et même pendant des siècles, au contraire de celles que l’on connaissait déjà ? Si tel est le cas, il convient de souligner deux réponses possibles. D’un côté, on peut attribuer ceci à l’aveuglement ontologique imputable aussi bien à la société civile qu’à la société nationale, qui n’ont pas su ou n’ont pas voulu reconnaître cette présence. D’un autre côté, on peut proposer l’hypothèse du développement d’une "identité clandestine" par les collectivités sociales et que la stigmatisation ethnique a incité au développement d’une "culture de résistance" (M. Bartolomé, 1997), qui aurait rendu possible leur expansion historique et social en marge de la société environnante. Dans un pays qui se dit blanc et où les esprits racistes subsistent encore, être indien est une offense, mais ne pas l’être suffisamment peut être aussi une manière inadéquate d’être. Une anthropologie recherchait à ses débuts l’exotisme, puis le folklore nationaliste (les "origines nationales") et finalement l’exclusion des indigènes du monde professionnel, n’était pas prête à reconnaître des existences ethniques qui ne correspondent pas à leurs modèles idéologiques, aux ceux que l’on pensait basés sur des principes académiques.

Cela dit, s’il s’agit de processus inédits d’ethnogenèse, les interrogations sont bien plus nombreuses et laissent le champ libre aux futurs travaux de recherches, sur la base de la coexistence et d’une communication équilibrée et dépourvue d’apriorismes. A ce propos, il convient de signaler que la langue ne constitue pas le seul indicateur diacritique de l’identité ethnique [15] , puisqu’elle peut avoir recours à un très large ensemble de référents historiques ou culturels, pour s’affirmer comme telle et définir l’appartenance de ses protagonistes. Cela ne veut pas dire qu’il existe des traits culturels essentiels qui donnent corps à l’identité, mais tout juste le contraire, puisque ces éléments sont soumis au caractère historique qui leur est propre. On peut être mapuche et ingénieur atomique, ou toba et architecte. Cela dit, l’ethnogenèse surprend ceux qui voient des ouvriers, des artisans, des professionnels ou des employés publics, se manifester personnellement en termes ethniques, et ayant parfois recours à des caractères visibles de la filiation, tels que des plumes ou des vêtements traditionnels, qui ont tendance habituellement à les considérer en termes de performances, selon la terminologie en vogue. [16]. Dans les processus d’affirmation ethnique, en en particulier lors des rencontres interethniques, il est fréquent d’avoir recours à des emblèmes identitaires, c’est-à-dire, à des éléments matériels ou idéologiques, propres ou assimilés, qui prouvent de façon explicite l’identité de ses propriétaires : ainsi, les vêtements et les objets d’artisanat (ponchos, ceintures, chapeaux, etc.) sont pleines de sens, et revêtent un caractère hautement symbolique, qui fait défaut dans leur vie quotidienne. Cet aspect extérieur, cette exposition publique de l’identité, est souvent factice aux yeux des observateurs, qui n’y voient guère plus qu’un exhibitionnisme ethnique intéressé. Et cette vision des choses apparaît clairement dans la perspective instrumentaliste de l’identité qui, depuis l’ouvrage de Glazer et Moyniham (1975), a eu la curieuse chance de faire un grand nombre d’adeptes. Ceux qui perçoivent l’ethnicité, non pas comme l’affirmation de l’identité, mais uniquement comme un moyen de profiter de la situation, doivent garder à l’esprit que toute action humaine est motivée par tel ou tel intérêt spécifique. Mais l’intérêt n’implique pas l’obligation de motivations erronées. On peut mobiliser des mohines linguistiques ou culturels pour arriver à telle ou telle fin, mais cela suppose donc que les moyens existent, et que l’on ne les a pas inventés. La manipulation de l’identité ethnique ne va pas forcément de pair avec le mensonge ou la falsification de celle-ci, bien qu’il ne fasse aucun doute que ce moyen serve à l’action. Ainsi donc, le fait que l’ethnogenèse puisse servir dans un contexte déterminé à obtenir quelque chose de crucial, tel que la terre, ne suppose pas que la collectivité ethnique se soit constitué uniquement à cette fin-là, ou n’aurait pas fait de revendications à propos de la reconnaissance des lieux sacrés, à propos de la redynamisation linguistique ou de la création de Maisons de la Culture huarpe ou selk’nam [17].

Ce qui se passe c’est que malgré tous les efforts faits par l’état, on n’est jamais parvenus à la construction d’une Argentine blanche parfaitement homogène. Les processus actuels, au-delà de leurs transformations conjoncturelles, inaugurent la possibilité d’un pays multiculturel, qui n’a pas besoin de mythifier les aspects ethniques de son passé et de son présent, mais qui les accepte tels qu’ils sont. Mais cette acceptation ne peut être seulement verbale, mais doit également se concrétiser dans un nouveau modèle de collectivité de l’état, dans laquelle les Peuples Indiens pourraient avoir le droit au développement culturel et à l’autonomie politique. L’émergence actuelle indigène propose donc la configuration d’un Etat résolument multiethnique. Et il est à souhaiter que l’on évite qu’en Argentine, de telles lignes, extraites d’un rapport (Sola y Guzmán, 1977) écrit pendant la sanglante dictature militaire des années 1976 à 1983 et destiné à attirer des colons sud-africains -et qu’honteusement, je reproduis ici-, viennent à se répéter :

"… Pour ces populations aux origines européennes qui ont colonisé des pays sur le continent africain et qui aujourd’hui voient compromis la stabilité de leur résidence, due aux pressions des différentes groupes ethniques, qu’ils s’assurent que le Chaco Occidental se présente comme un lieu sans problèmes raciaux ni minorités indigènes, dans une nation aux mêmes origines européenne, et dans des conditions qu’on peut difficilement trouver ailleurs…".

Les Cahiers ALHIM. 2004

Traduction pour El Correo de l’espagnol de : Pierre Molines


Notes :

Notes

[1La théorie de l’évolutionnisme a suscité d’intenses débats, mais a rapidement élu domicile en Argentine, comme l’atteste la nomination de Charles Darwin en tant que membre honoraire de la Société Scientifique Argentine en 1877 ; un an avant qu’elle ne fût acceptée par l’Académie Française

[2Une espèce de théorie du "destin manifeste" s’est ainsi développé, soutenue notamment par José Ingenieros, un des précurseurs de la sociologie argentine, qui entre les années 1910 et 1920, s’essayait à comparaître les possibilités hégémoniques du Brésil et du Chili, par rapport à celles de l’Argentine, et concluait que « … le Chili manque d’espace et de fertilité. Le climat et la race font défaut au Brésil. L’Argentine, elle, réunit les quatre : territoire étendu, terre fertile, climat tempéré, race blanche… » (dans Montserrat, 1980:808).

[3A partir de documents, G. Madrazo a soutenu qu’à l’époque coloniale « le processus de répression et d’appropriation qui a suivi la défaite, avec ses chapitres de dispersions tribales, de déplacements massifs, de rupture des groupes de parenté et de métissage biologique, a conduit les populations à une lente dissolution ethnique… » (1991:201). Celui-ci fait également remarquer qu’après l’indépendance, la situation a empiré avec l’expansion des haciendas créoles sur les terres communales, face à laquelle les indigènes ne purent fournir une réponse uniforme, en raison de leur fragmentation politique, qui les poussait à de fréquents conflits avec les autres haciendas (1994:128).

[4A partir de documents, G. Madrazo a soutenu qu’à l’époque coloniale « le processus de répression et d’appropriation qui a suivi la défaite, avec ses chapitres de dispersions tribales, de déplacements massifs, de rupture des groupes de parenté et de métissage biologique, a conduit les populations à une lente dissolution ethnique… » (1991:201). Celui-ci fait également remarquer qu’après l’indépendance, la situation a empiré avec l’expansion des haciendas créoles sur les terres communales, face à laquelle les indigènes ne purent fournir une réponse uniforme, en raison de leur fragmentation politique, qui les poussait à de fréquents conflits avec les autres haciendas (1994:128).

[5Leurs principes fondamentaux ont été les suivants :

 1) Restitution de la terre à l’Indien ;

 2) Respect de la personnalité culturelle indigène ;

 3) Education et santé ;

 4) Libre usage des langues indigènes

 5) Reconnaissance juridique des communautés indigènes comme personnes au mode de vie correct et ;

 6) Diffusion de la question indigène sur tous ces aspects (Document CCIIRA).

[6- 1) Le problème immuable des terres a été abordé, et pour y remédier, on a sollicité l’élargissement des réductions et la priorité des indigènes dans les plans de colonisation ;

 2) Pour la première fois, on a revendiqué la nécessité d’une éducation bilingue et biculturelle, revendication qui bien qu’étant inspirée de certains principes de l’indigénisme mexicain, était en Argentine une véritable nouveauté ;

 3) Accès aux ressources forestières et minières existantes dans les réductions, que la législation jusqu’alors en vigueur réservait au seul Etat ;

 4) Diverses demandes vis-à-vis de la situation sanitaire précaire et vis-à-vis de l’application des lois sur le travail et des lois nationales ;

 5) En fin, on a réclamé la représentation juridique des communautés, en même temps qu’on a revendiqué la nécessité de la participation indigène dans chaque organe de décision lié à des questions qui les concernent ; c’était là que résidait que le véritable scandale : les plantes voulaient se soigner elles-mêmes, rejetant les soins des propres botanistes.

[7A ce propos, on peut consulter les essais documentés de M. Carrasco (1996, 1997, 2002), de C. Briones (2002) ou de C. Buliubasich et H. Rodriguez (2001). Mais de toutes les publications, les plus nombreuses sont celles des propres membres des organisations indigènes, sous la forme de symposium, de conférences, de manifestes, de communiqués, de témoignages, de documents électroniques et d’informations de tous type.

[8En 1959, un anthropologue de l’Université de Buenos Aires énonçait ainsi, ce qui semblait s’avérer être un phénomène naturel et inévitable : "un destin surprenant m’a permis de voir mourir de mes propres yeux deux des plus grandes souches des chasseurs du sud : les Gününa-këna et les Teushen..." (Bórmida, 1959 : 154). Vraisemblablement, le dernier des Tehuelches septentrionaux, nommé Kqlaqaqpa, est décédé en 1960.

[9Le lecteur notera qu’en sciences sociales, l’utilisation de concepts restreints peut être tenue de recours instrumental, dans la mesure où elle permet d’attribuer un prédicat univoque aux processus qu’elle désigne, ce qui ne signifie pas que c’est la seule dimension qu’elles aient ou qu’elles puissent avoir. Au-delà de précisions épistémologiques complexes, ce que je propose c’est de recourir à un terme qui a été défini par l’auteur et compris par le lecteur, de manière à ce que l’un et l’autre sachent avec le plus de clarté possible ce que l’on veut nommer.

[10De nos jours, ce terme est fréquemment employé pour tenter d’obtenir plus de reconnaissance juridique et de dignité culturelle en faveur des groupes ethnolinguistiques. Mais je proposerai ici de l’utiliser dans son sens strict, dans un sens d’une communauté de communication et de reconnaissances mutuelles, qui rende possible une orientation et une action commune dans le but de réaliser des objectifs publics. Ainsi, les communautés d’organisation seraient alors des Peuples, bien que n’étant pas organisés en états, ce qui est pourtant la caractéristique distinctive des nations.

[11Les tentatives de discréditation des groupes indigènes peuvent vite devenir grotesques. En Patagonie, il est commun d’entendre la police des frontières, la gendarmerie, ou les propriétaires terriens, parler des mapuches comme "d’indiens chiliens", puisque la majeure partie des membres du groupe ethnolinguistiques réside au Chili, essayant ainsi -en les considérant comme des étrangers- de discréditer leurs revendications territoriales. La récente campagne (1993-1998), menée par des médias de la province de Salta contre les membres de la communauté kolla, depuis leurs luttes pour la restitution de leurs terres et contre la construction d’un important gazoduc nord-andin, est tout aussi grotesque. L’accusation la plus radicale, venant du gouvernement provincial, a été de dire qu’ils étaient des indigènes aymaras boliviens (bien qu’ils soient des kollas de Salta) et la plus fréquente était de faire passer devant leur condition d’argentins celle de kollas, avec pour intention de créer un état multinational indien qui s’approprie les ressources naturelles de la région (A. Schwittay, 1999)

[12Il ne faut pas croire que l’Armée Argentine est restée étrangère à cet effort civilisateur, bien qu’elle n’y ai pas eu une place prépondérante. Le 21 novembre 1886, un détachement militaire, dirigé par le commandant Ramón Lista, a fusillé toute une communauté de selk’nam "pour vérifier s’ils étaient agressifs ou non" (E. Frites, 2000).

[13Je dois certaines de ces informations à mon vieil ami Eulogio Frites, remarquable pionnier de la lutte indigène, appartenant au peuple kolla, qui en même temps, et grâce à sa condition d’avocat, exerce la fonction d’assesseur juridique de la Communauté "Rafaela Ishton" du Peuple Selk’nam, établie sur la Grande Ile de la Terre de Feu.

[14Cette Assemblée avait notamment pour projet d’introduire dans la Constitution des réformes par rapport aux peuples indiens, ce qui explique la présence et la pression de membres indiens issus des différents groupes ethniques, ainsi que celle de quelques organisations de soutien, dont la capacité d’appel a permis l’approbation de l’article 75 Inc.

[15Qui reconnaît la préexistence ethnique et culturelle des peuples indigènes (L.Slavsky,1998). Il existe une importante littérature ethnologique à ce propos, mais parmi les cas que je connais personnellement, je peux citer celui des tuxa, des pataxo et des kiriri du Brésil ou celui des chochos, des chontales, des zoques ou des ixcatèques du Mexique. Et ce n’est pas un processus exclusif à l’Amérique Latine, puisque nombre d’indigènes nord-américains, parmi lesquels leurs dirigeants, connaissent mal la langue de leurs aînés. Et si nous voulions exposer un cas plus grave, nous soulignerions le fait que la plupart des membres de l’ETA du Pays basque ne parlent pas le basque, qui fait pourtant partie de l’identité pour laquelle ils ont à tuer et à mourir.

[16Qui a contemplé la photographie de la représentante des tonocotés -considérés comme ayant disparus- au cours d’un symposium sur les connaissances ethnologiques indigènes réalisé à Montréal en juin 2002, a pu être surpris par son costume apparemment fabriqué à partir de pièces de tissus de différentes traditions natives. Cependant, cette apparente "falsificación" n’exclue pas le fait que des membres du Conseil de la Nation Tonocoté Llutqui, qui réunirait 12 communautés indigènes, aient participé activement à la Journée Nationale de la Rébellion, le 11 octobre, aux côtés d’autres organisations politique en lutte.

[17Les visions instrumentalistes à faible portée ne peuvent pas non plus expliquer la communication étonnante, ou la "conspiration", qui a du se mettre en place entre les communautés huarpes des trois provinces, éloignées les unes des autres de centaines de kilomètres, et qui aurait produit l’éclosion commune de la nouvelle affirmation identitaire.

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