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Par Jérôme Sgard
Le Monde, du 23 septembre 2003
Cette année, le Fonds monétaire international (FMI) a subi deux échecs graves. Au début de septembre, il a dû accorder un crédit de 12,5 milliards de dollars à l’Argentine, sans avoir obtenu aucune des concessions sur lesquelles il s’était battu depuis des mois. Avant cela, en avril, ses principaux actionnaires avaient rejeté son projet de "loi de faillite pour les Etats souverains" : une proposition qui, selon ses dirigeants, aurait été une pièce majeure de la nouvelle architecture financière internationale, évoquée rituellement, mais sans grands effets, depuis des années.
Deux défaites en rase campagne, donc, qui, au-delà des circonstances, illustrent un même constat : la difficulté à doter le FMI d’une règle d’action et d’instruments à la hauteur des fonctions exceptionnelles qu’on souhaite lui voir prendre en charge. A échéances régulières, il est appelé de toute urgence face à une nouvelle secousse de la finance internationale, mis en demeure de sauver au plus vite les marchés et les pays en crise, puis violemment contesté par l’opinion publique et ses commanditaires quand il échoue. Aussi, plutôt que de le présenter facilement comme un acteur démoniaque, qui dicterait de par le monde ses quatre volontés à des gouvernements élus, il faut poser une question désormais tout autre : celle de sa marginalisation, de sa perte progressive de pertinence.
Reprenons le cas exemplaire de l’Argentine. Une vieille histoire qui remonte aux années 1990, lorsque ce pays est devenu pour le FMI un modèle, présenté sans relâche comme un emblème de la globalisation réussie. Peu importait qu’il soit gouverné par une franche crapule - le président Menem - ou que l’intégrité des institutions publiques ne soit pas considérée comme nécessaire à toute économie libérale. Il n’était pas si important non plus que les objectifs économiques négociés avec le Fonds soient rarement atteints : un peu comme en Russie, la convergence idéologique permettait de suspendre les règles du jeu admises.
Vient, à partir de 1999, la fin lente du miracle. Pendant trois ans, au vu et au su du monde entier, le pays avance à petits pas vers la catastrophe, tandis que le G7 et le FMI rappellent inlassablement la nécessité d’une "réaction précoce" face aux crises émergentes. Apparemment, en Argentine, le problème n’était pas là : on a continué de négocier sur des bouts de chandelle, sans savoir ou sans vouloir rien faire pour échapper au désastre. Une autre forme de neutralisation de l’institution. Et quand la rupture est arrivée, on a laissé le pays se débrouiller dans une des pires crises sociales des dernières décennies.
On croyait pourtant que depuis la conférence de Bretton Woods (1944) le multilatéralisme financier avait d’abord pour objet d’aider les pays plongés dans les crises les plus dures, selon un principe de solidarité. En 2002, l’Argentine n’a pas reçu de crédits multilatéraux, elle en a au contraire remboursé.
De retour à Buenos Aires, le FMI s’est-il montré plus conciliant ? A-t-il laissé entendre, même discrètement, qu’il aurait pu faire mieux au cours des années antérieures ? Que tout n’était pas la faute de politiciens argentins, certes peu remarquables ? Aucunement. Au contraire, il allait faire une leçon. Il allait rétablir sa "crédibilité" après toutes ces années de réformes partielles et d’engagements rompus. Il s’est donc engagé dans une bataille de tranchées pour obtenir par exemple qu’un gouvernement provisoire, à quelques mois d’élections générales, réforme de fond en comble le système judiciaire. La chose était certes attendue depuis très longtemps mais, apparemment, elle ne semblait guère plus complexe à mettre en œuvre qu’une augmentation de la TVA.
Le résultat de cette triste séquence est maintenant visible : l’accord signé au début de ce mois renouvelle l’encours existant de crédits, sans apporter un euro d’argent frais à l’Argentine qui devra continuer de se débrouiller avec les moyens du bord. Corollaire, son gouvernement n’a pris aucun engagement tangible, y compris sur des éléments de réforme sur lesquels une certaine pression extérieure aurait été utile - par exemple la remise en ordre des banques. C’est le degré zéro du multilatéralisme financier : il n’y a ni aide ni conditionnalité. On se contente de gérer le passif des douze dernières années.
Par ses implications, cet échec du FMI est plus sérieux que ceux qu’il a connus en Asie en 1997-1998. Bien sûr, il contraste aussi avec des interventions réussies, au Brésil aujourd’hui ou en Europe centrale il y a quelques années. C’est pourquoi, au total, le plus frappant n’est pas cette volonté manifeste de nuire qu’on lui prête parfois, mais l’indétermination croissante qui marque son action.
Les règles admises peuvent ainsi être levées pour certains pays et appliquées avec rigueur avec d’autres. Parfois, les programmes se limitent à la politique économique au sens strict ; dans d’autres cas ils s’étendent à des réformes structurelles, sur les marchés du travail ou la justice. Enfin, on laissera faire le FMI selon ses préférences ou ses énervements, quitte à ce que ses grands actionnaires lui dictent ensuite son action au jour le jour, lorsqu’ils sont moins affairés à Bruxelles ou en Afghanistan.
Tout cela met en question un principe simple : le multilatéralisme repose sur un ensemble de règles préétablies par lesquelles la communauté internationale annonce à l’avance comment elle réagira devant l’invasion d’un pays par un autre, l’adoption de mesures protectionnistes ou une crise financière. Par définition, si de telles règles n’existent pas, si elles ne sont pas respectées, ou si on ne dispose pas d’instrument d’action efficace, alors on improvise. On se décide au cas par cas, en fonction de la loi du plus fort, de l’idéologie, des priorités du moment ou des pressions exercées par les uns ou les autres - gouvernements et groupes de pression privés. Au mieux, il s’agit d’un multilatéralisme faible.
Au cours des dernières années, le FMI a lancé sans résultat deux tentatives pour sortir de cette impasse et se doter d’une constitution plus ferme. Au lendemain de la crise en Asie, on a proposé d’abord de le couper de toute contrainte de négociation et de le laisser intervenir de manière très unilatérale et inconditionnelle, face aux marchés en crise. C’était l’idée d’un "prêteur en dernier ressort international", une chimère bien vite abandonnée : comme le confirme de mois en mois l’actualité, le monde est loin de pouvoir accepter cette sorte de super-banque centrale.
La seconde tentative ramène à la "loi de faillite pour les Etats souverains", rejetée avec fracas au printemps dernier. Nul doute qu’il y avait quelque chose de très radical dans cette proposition d’une cour d’arbitrage qui, après un défaut sur la dette extérieure d’un pays, aurait pu contraindre tous les acteurs publics et privés à s’accorder sur un programme de restructuration. Outre des interrogations opérationnelles, elle impliquait une forme de supranationalité qui a aussi contribué à son abandon.
Cela étant, au contraire des propositions de réforme empilées depuis dix ans, celle-ci prenait de front le principal problème en suspens : la réintégration, à l’intérieur d’une règle du jeu préétablie, des trois composantes autour desquelles se sont nouées, historiquement, toutes les stratégies multilatérales de gestion des crises de paiements :
– la renégociation de la dette (éventuellement sa réduction) ;
– les engagements de politique économique du gouvernement ;
– le blanc-seing multilatéral, appuyé par une aide financière exprimant la solidarité internationale.
Aujourd’hui, ces trois éléments flottent, sans aucune relation ferme entre eux. La restructuration de la dette est laissée au face-à-face avec les investisseurs privés, comme au XIXe siècle. Le lien avec la politique économique - le "partage du fardeau" - est indéfini. Quant à l’interaction complexe entre le pays et le FMI, elle n’a jamais été aussi fragile depuis 1944. Ce dernier navigue donc à vue, sans ligne de conduite précise et sans levier solide face aux pays en crise, aux pressions intéressées de ses actionnaires ou encore à l’opportunisme sans limite des investisseurs privés. C’est pourquoi le déclin du FMI renvoie moins à l’institution elle-même qu’au principe multilatéral que ses actionnaires n’ont pas su adapter à une ère de globalisation financière. Sans même évoquer les crises récentes de l’ONU et de l’OMC, le déclin de ce bien public international ne peut qu’inquiéter.
*Jérôme Sgard, est chercheur au Cepii et professeur associé à l’université Paris-Dauphine.