Portada del sitio > Imperio y Resistencia > La triple racine du malaise en Occident
Par Mathias Delfe
Oulala, dimanche 21 décembre 2003,
Au-delà d’une injustice sociale bien réelle et des difficultés matérielles des couches populaires les plus défavorisées, pourquoi l’abondance vécue rend-t-elle tant de gens malheureux ou simplement insatisfaits au sein des classes moyennes ?
Des idéologies malades ou moribondes achevées par la résurgence de l’irrationnel
La crise des idéologies, au premier rang desquelles le marxisme et ses diverses déclinaisons socialistes, idéologies dont la critique est saine en soi puisqu’on sait que toute doctrine politique, si elle n’est contredite, porte en elle le germe d’un totalitarisme brutal ou insidieux, favorise le renouveau ou le retour de la religion, souvent dans son expression la plus orthodoxe, traditionnaliste ou fondamentaliste, comme explication et comme avenir de l’humanité en lieu et place d’une rationnalité philosophico-politique puisant son inspiration dans les sciences exactes comme dans les sciences sociales.
Qu’on s’afflige ou qu’on se réjouisse de cette inclination humaine à l’insatisfaction, les 90% de l’humanité, y compris au cœur des nations repues, qui ne possèdent ni le véritable pouvoir ni la vraie fortune, vivent dans l’espoir d’un monde meilleur qui ne serait pas que pure mécanique marchande, ici si possible, dans l’au-delà faute de mieux.
Certes, le discours néolibéral est bien idéologique quoi que prétendent ses thuriféraires pour qui il ne serait qu’un procédé économique aussi « naturel » qu’idéal, mais, d’une part, il ne promet rien d’autre qu’un bonheur matériel inaccessible à certains, découvre rapidement ses limites (son ennui, son inachèvement) à ceux qui en profitent et génère chez tous frustration ou déréliction, d’autre part, en assimilant le monde à un hypermarché, si on peut s’autoriser la métaphore, il conduit tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent l’appréhender de cette manière à se replier, dans un renfermement plus ou moins étroitement identitaire, sur l’épicerie du village.
La frayeur au quotidien au secours des laboratoires pharmaceutiques
Le citoyen surinformé, c’est-à-dire aussi bien éclairé que manipulé par les médias, sollicité en permanence par des représentations réalistes ou ciné-romanesques du mal, tandis qu’il vit dans un environnement objectivement de plus en plus sûr, à propos de tout s’angoisse tout le temps : de la voiture, du train, de l’avion, de la maladie comme de son traitement, des virus inconnus, de l’hôpital, de la nourriture, du terrorisme, du tabac, des catastrophes naturelles et industrielles, des fous, des violeurs, des pédophiles, des tueurs en série, des sectes, des ondes radios, du climat, des escrocs d’Internet, de sa propre normalité ou a-normalité …
Du sentiment d’être constamment menacé, ou pour certaines populations marginalisées d’apparaître systématiquement ainsi qu’une menace, découle un stress endémique qui favorise les pathologies physiques et mentales comme les conduites asociales et l’ultra-individualisme (moi d’abord, à la rigueur les miens, mais personne d’autre), ou encore le repli sur le confort moral et les attitudes d’entraide supposée du communautarisme.
La compétition permanente (tous contre tous toujours) est sœur de la précarité
De chômage de masse en déréglementation, de dévalorisation du travail (quand on est malin, il n’y a que la spéculation qui vaille) en survalorisation du travail (en dehors de lui, point de bonheur ni de socialisation des individus), la peur du lendemain, la nécessité quotidienne de se montrer compétitif, de produire toujours davantage de la marchandise toujours plus sophistiquée pour toujours moins cher, la mise à l’index des professionnels des services sociaux ou des fonctionnaires stigmatisés comme incompétents et coupables de gains modestes dans un système qui ne reconnaît que l’argent et la rentabilité aussi bien visible qu’immédiate, l’obligation de remettre en cause à un rythme de plus en plus soutenu son savoir-faire sous prétexte d’adaptation au marché, l’épuisant et coûteux souci de se distinguer d’autrui par des signes extérieurs toujours plus arrogants et vite démodés, le discours néolibéral dominant enfin qui suscite tout ce qui précède, en dépit ou grâce à ses contradictions (rien ne vaut le travail, mais le travail ne vaut rien ; l’atomisation comme la multiplication des entreprises est souhaitée, mais c’est l’émergence de nouveaux monopoles, de concentrations toujours plus étroites qui est réalisée ; la liberté individuelle s’accomplit dans l’aliénation à la marchandise), transforment chaque personne en schizophrène social chez qui cohabitent un loup pour les autres et un lapin apeuré pour soi-même.
Ces trois facteurs, l’absence d’alternative économique et intellectuelle à la marchandisation [1], la peur du monde et l’insécurité sociale et professionnelle expliquent largement le profond désarroi, l’agressivité ou l’angoisse plus ou moins manifestes d’une majorité de nos concitoyens. Aux individus responsables, la question se pose chaque jour avec plus d’acuité d’apporter au mal un remède ou bien de le laisser volontairement empirer.
[1] A notre avis, le défi altermondialiste n’échappera à terme au folklore contestataire, perturbant pour le pouvoir mais sans incidence réelle sur ses décisions, qu’à la condition de se poser comme une alternance électorale crédible.