Portada del sitio > Nuestra América > Hermano Indígena > La rébellion de la nation aymara
Il faut "réindianiser" la société bolivienne et ses institutions, affirme le sociologue Alvaro García Linera. Les dernières émeutes représentent un épisode de plus dans la longue confrontation entre les Indiens et l’Etat.
Le siège de La Paz
Ce n’est pas la première fois que la capitale bolivienne se retrouve bloquée par les Indiens. Le siège de La Paz mené en 1781 par le leader indien Julian Apaza, dit Tupac Katari, est une référence de l’histoire nationale. La rébellion indienne contre la puissance coloniale n’avait pris fin qu’avec la capture de Tupac Katari, dont tous les Boliviens connaissent le sort atroce : il fut écartelé par les Espagnols le 15 novembre 1781.
Une fois encore, La Paz a été assiégée par des Indiens Aymaras. Ceux-ci, en état de rébellion générale, se sont opposés à la vente du gaz bolivien aux Etats-Unis, via le Chili (et aussi au profit du Chili). Mais qu’est-ce qui a poussé les Aymaras - qui, avec le peuple quechua, représentent 66 % de la population bolivienne - à se préoccuper du gaz ? Pourquoi ont-ils pris le risque d’être arrêtés, blessés ou assassinés ? Pourquoi les Indiens des villes et des campagnes sont-ils à l’avant-garde de la défense des ressources naturelles ? Le soulèvement indien et populaire d’avril et septembre 2000 contre la privatisation des ressources hydrauliques dans les vallées de Cochabamba et sur les hauts plateaux aymaras [qui avait obligé l’Etat à renoncer à son projet de privatisation de l’eau] a montré que les ressources naturelles faisaient partie intégrante du système de reproduction culturelle et matérielle des communautés agricoles. Toute tentative de mercantilisation ou d’expropriation privée de ces ressources collectives porte ainsi atteinte aux structures de ces communautés de paysans indiens. Le gaz est une ressource naturelle déposée dans les entrailles de la Terre et, partant, il s’intègre à l’ensemble de richesses, de forces et de pouvoirs qui assurent la perpétuation des communautés.
Pendant une quinzaine d’années, les élites politiques, l’intelligentsia courtisane et les organismes financiers ont diffusé, avec un succès relatif, l’idéologie selon laquelle les investissements étrangers allaient conduire le pays dans la voie de la modernité, de la croissance économique et du bien-être. L’ancien président, qui a désormais à son actif la mort de plus de 70 civils, légitimait son euphorie de privatisation en faisant miroiter à ses concitoyens 500 000 emplois et une croissance de 10 % par an. Sept ans plus tard, l’économie a plongé durablement dans la récession. La défense du gaz est, d’une certaine manière, un plébiscite en marche contre un modèle qui a livré l’économie aux investissements étrangers. Les gens ont compris, par expérience, que l’ouverture de l’économie n’allait leur rapporter aucun bénéfice.
Le soulèvement indien aymara témoigne aussi de l’impossibilité de faire perdurer pacifiquement un certain type d’Etat républicain monoculturel, colonialiste, qui exclut les identités indiennes. La Bolivie est un pays à population majoritairement indienne, mais ses institutions et son appareil d’Etat font tout pour ignorer les Indiens, pour les dénigrer, les exclure et, comme on vient de le voir à Warisata [le 19 septembre, lors des premières manifestations, sept personnes, dont une enfant, avaient été tuées par l’armée], pour les exterminer. Les officiers métis qui aujourd’hui enseignent le castillan à coups de pied aux conscrits indiens, qui déshabillent des Indiens sur les routes pour les humilier, qui utilisent des fusils à lunette pour "chasser" les Indiens des montagnes opposés à l’exportation du gaz via le Chili, qui tirent contre des écoles et sur des fillettes de 9 ans, sont les mêmes que ceux qui ont fait prêter serment aux Indiens dans les casernes pour qu’ils affrontent l’Etat chilien, qui a amputé la Bolivie d’une partie de son territoire*. Il s’agit d’une schizophrénie d’Etat séculaire, propre à des élites médiocres et complexées qui se veulent blanches, libérales et modernes, alors qu’en réalité le pays est éminemment indien, avec une culture communautaire et une structure de production traditionnelle.
Aussi, rien d’étonnant à ce que les Indiens, en particulier les Aymaras, se reconnaissent comme un autre peuple, une autre nation, et qu’ils aient entrepris depuis bien longtemps toute une stratégie pratique de réappropriation politique et symbolique du territoire pour consolider des formes d’autonomie indiennes. Ces dernières années on a vu apparaître une jeune élite intellectuelle aymara, porteuse d’un discours d’autonomie indienne, à des postes de direction de communautés sur tous les hauts plateaux, à Potosí, à Oruro et surtout à La Paz. Dans les villages des hauts plateaux, de plus en plus instables, les modes d’organisation indiens ont ainsi réussi à se substituer aux partis politiques et à assujettir les mairies.
La racialisation d’un Etat républicain qui vit du travail et de la richesse des Indiens, mais qui les méprise et les prive de leurs droits, donne lieu à la mise en place de facto d’une citoyenneté et d’un pouvoir indiens prenant appui sur des structures syndicales et communautaires. Les récents événements montrent que l’épreuve de force entre l’Etat et les communautés indiennes tend lentement à la confrontation guerrière. On est en présence à proprement parler d’une rébellion indienne dont les dernières manifestations ne sont qu’un épisode de plus d’une longue histoire. "Que les q’aras (Blancs) aussi meurent de faim !" Voilà ce qu’a lancé une vendeuse de légumes du marché Rodríguez, à La Paz, pour expliquer à ses camarades de travail pourquoi on fermait les étals, en signe de solidarité avec ses frères des hauts plateaux. Ce qui montre que la ville, le monde urbain populaire, jusqu’alors éloigné du discours indianisant et des appels à la mobilisation des fédérations paysannes, commence à s’intégrer au mouvement indien, offrant à la rébellion des alliances inédites.
En septembre 2000, outre les paysans aymaras, on a vu se mobiliser les chauffeurs routiers et les instituteurs ruraux. Trois ans plus tard, ce sont les petits commerçants, les vendeuses de la ville - indiennes mais aussi autrefois adhérentes du Condepa (parti populiste de droite) - qui ont répondu à l’appel à la mobilisation des Indiens de la campagne. De même que les élections de 2002 ont montré qu’il ne pouvait plus y avoir de politique partisane sans prise en compte des candidats indiens, les blocus de 2000 et de 2003 montrent que la stabilité politique et la légitimité de l’Etat ne pourront se construire qu’en prenant en compte l’identité culturelle des Indiens, leur conception de la politique et leur soif d’autonomie.
Les Indiens forment aujourd’hui le noyau des luttes sociales, du discours de changement et des forces de rénovation morale et intellectuelle du pays. La seule manière sensée et historiquement juste de répondre à leurs revendications passe par la transformation de l’Etat républicain, qu’il faudra adapter sincèrement à la réalité sociale. L’Etat monoculturel et colonial a fait son temps, il est devenu invivable, au même titre qu’un modèle économique où la richesse est aux mains de petites élites étrangères et "étrangérisantes". Faire l’économie de ce débat contemporain ne pourra qu’attiser le conflit, car, au fond, les luttes sociales ne sont jamais que des luttes pour le contrôle des excédents économiques dont dispose le pays. Tout indique, par conséquent, que la seule manière stable et consensuelle de maintenir le pays uni et d’élargir sa base démocratique est de réindianiser la société bolivienne.
* La Bolivie a perdu sa façade maritime au profit du Chili lors des guerres de 1866 et de 1879-1883.
Por Alvaro García Linera**
Brecha(extraits) Montevideo
Sociologue bolivien, ancien guérillero.
Courrier International
23/10/2003, Numero 677