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ENTRETIEN AVEC LE POLITOLOGUE GAËL BRUSTIER, AUTEUR DE « CHERCHE PEUPLE DESESPEREMENT »
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Brustier analyse les gauches européennes d’aujourd’hui sans concession tout en les différenciant de celles d’Amérique Latine. « La social-démocratie prétend changer l’Europe alors que dans le même temps elle adhère au cadre consensuel européen. »
La gauche européenne se dilue. La social-démocratie du vieux continent zigzague entre les idéaux de ses propositions et une action politique hyperréaliste qui ne se démarque pas des canons libéraux quand elle doit gouverner. Consensuelle, tiède, moraliste, rivée à ses conquêtes du siècle passé, mais incapable d’offrir une vision alternative qui mobilise la société, la social-démocratie est en crise. Les gauches européennes sont l’ombre de ce qu’elles ont pu représenter au cours des décennies passées. Certains analystes vont même jusqu’à lui attribuer une sorte de « phobie du prolétaire ». Au cours des vingt dernières années, la social-démocratie européenne a perdu ses bastions ouvriers et populaires, en même temps qu’elle gagnait la sympathie des nouvelles bourgeoisies urbaines. Cette transformation de la sociologie de son électorat a transformé la gauche ainsi que les rapports de forces dans le jeu électoral. Les ouvriers et les classes populaires votent en faveur de la droite, les « nouveaux modernes » votent pour la social-démocratie.
Le résultat est une indifférenciation croissante entre les deux secteurs. La social-démocratie peut être tout autant mondialiste, pro-rigueur et libérale que la droite. L’orthodoxie financière ne lui est pas indifférente ; bien entendu, en échange, les classes populaires quittent ses rangs, année après année. « Pourtant le peuple existe ! » dit le sociologue et politologue français Gaël Brustier dans son livre « Cherche peuple désespérément ». Cet analyste politique a écrit plusieurs livres sur les transformations politiques actuelles, en particulier sur le devenir incertain de la gauche et sur la droitisation des sociétés européennes. Dans l’un de ses derniers livres « La guerre culturelle aura bien lieu » Brustier définit le combat que la gauche doit mener à bien pour changer cet imaginaire collectif dans lequel la droite s’est installée confortablement en Europe.
Son analyse de la situation présente des gauches européennes est sans concession. Les réflexions de Brustier s’inspirent beaucoup de celles du philosophe italien Antonio Gramsci. Ce penseur incontournable de la gauche a été l’un des fondateurs du Parti Communiste Italien. Gramsci a été emprisonné par le dictateur fasciste Benito Mussolini et mourut en 1937, à sa sortie de prison. Dans une interview avec Pagina12, Gaël Brustier analyse la crise de la social-démocratie européenne, son manque préoccupant d’initiatives et son indétermination.
La division historique entre la gauche et la droite héritée de la Révolution Française paraît arriver en fin de cycle en Europe.
Effectivement. Cette division est en train de se reconfigurer, elle se reforme au moyen d’autres différenciations. En termes de contenus, la gauche de 2013 n’est pas la même que celle de 1981, ni de celle de 1936. La droite aussi a évolué. Les différences entre gauche et droite sont en pleine évolution, elles-mêmes déterminées par les évolutions économiques, par la désindustrialisation et par la rupture du schéma des classes sociales qui touche une grande partie de la population. Le Parti Socialiste français est aujourd’hui un parti de gens qui vivent dans les grandes métropoles, attirés par la mondialisation. La droite, tout comme l’extrême droite, a réussi à conquérir les milieux ouvriers, qui formèrent pendant très longtemps l’électorat captif des partis de gauche. Dans les années 80, se sont produits deux phénomènes : l’éclatement du vote de classe, du vote ouvrier en faveur de la gauche ; et, parallèlement l’adhésion d’une certaine technostructure de la gauche aux recettes libérales, à la libéralisation des marchés internationaux. Ce secteur de la gauche est convaincu qu’il est nécessaire de dérèglementer et de conduire la France au combat de la mondialisation libérale. Ces deux phénomènes conjugués définissent la situation actuelle.
Si nous avions à mettre en évidence la ligne qui sépare aujourd’hui la gauche de la droite, par où passerait-elle ?
C’est très compliqué. Mais nous pouvons dire que la ligne de fracture passe par la sociologie des deux camps. Un certaine bourgeoisie d’affaires est restée à droite, alors même que beaucoup d’ouvriers et employés sont passés de la gauche à la droite. A leur tour, beaucoup de jeunes diplômés, les gens qui travaillent dans le monde des idées, de la presse, de la communication, qui sont liés à la mondialisation, tous ces gens sont en phase avec la sociologie de gauche. Désormais la fracture entre la gauche et la droite ne passe plus autant par les questions économiques. Aujourd’hui, fondamentalement, pour ce qui est des questions économiques les politiques que mène la social-démocratie en Europe ne sont pas si différentes de celles menées par le bloc conservateur. Au Parlement Européen, par exemple, les blocs de droite, le parti populaire européen, le parti social-démocrate, le parti socialiste européen sont liés par le consensus européen.
Est-ce que par hasard, l’Europe aurait tué la gauche ?
Le problème de la gauche européenne tient au fait qu’elle a toujours fait appel aux idéaux pour justifier l’Europe réelle. Quand s’est construit le marché unique, la gauche a dit : « la prochaine fois nous construirons l’Europe sociale ». Mais cette Europe sociale ne s’est jamais réalisée. La gauche européenne a dit aussi que les institutions européennes sont largement oligarchiques et a promis, demain, de construire un Europe démocratique. Mais cela non plus ne s’est pas réalisé. En somme, l’évocation d’une Europe idéale a toujours servi à justifier l’existence de l’Europe réelle. Aujourd’hui nous arrivons au terme de cette contradiction. La social-démocratie prétend changer l’Europe tout en adhérant au cadre consensuel européen. Il suffit d’observer ce qui est arrivé avec le président français, François Hollande. Avant d’être élu, François Hollande a promis qu’il irait renégocier le fameux pacte fiscal européen signé par l’ex-Président Nicolas Sarkozy et la chancelière allemande Angela Merkel, le fameux pacte « Merkozy ». Mais il ne l’a pas fait et cela n’a pas permis de réorienter la politique économique européenne. En résumé, les gauches de l’Europe ont perdu la bataille idéologique. L’Europe a fonctionné pendant longtemps comme un mythe de substitution.
Cette situation conduit à un schéma très clair : les idéaux sont utilisés pour gagner les élections, mais on gouverne exclusivement en fonction des réalités financières. Cela fait partie du consensus européen.
Le problème est de savoir qui est capable de rompre ce consensus. Le Parti Socialiste français, par exemple, est le plus puissant d’Europe. Il tient la présidence, les régions les plus importantes, les deux Chambres du Parlement. Mais ce n’est pas le cas des autres partis sociaux-démocrates d’Europe. C’est pourquoi ils ne peuvent ni accepter ni appliquer un projet social-démocrate alternatif. La gauche européenne pourrait commencer à proposer un plan radicalement différent de celui de la droite. Mais elle ne le fait pas.
La gauche européenne est incapable d’opérer une vraie mutation ni de proposer un alternative.
La gauche n’est pas morte, la gauche est un géant blessé. Même les syndicats, qui ont toujours été le soutien de la gauche, sont affaiblis. Après un siècle de socialisme, la gauche s’est retrouvée incapable d’imprimer à la société une véritable vision mobilisatrice, un projet clairement identifiable. La social-démocratie est en crise. La gauche radicale, elle aussi, est en crise, parce qu’elle ne parvient ni à se substituer à la social-démocratie, ni à jouer un rôle de contrepoids efficace face aux dérives des socio-démocrates. Pour paradoxal que ce soit, il est beaucoup plus simple aujourd’hui d’être de droite que de gauche. La droite navigue sur les vagues de la panique morale et à l’occasion, sur la peur. C’est très simple. Mais il est évident aussi qu’à gauche le travail critique sur l’idéologie dominante n’a pas été fait. Il ne faut pas se leurrer plus longtemps : la gauche fait partie de l’idéologie dominante. La gauche ne parvient pas à transmettre un imaginaire alternatif. C’est sa grande difficulté. Si l’on observe ce qui se passe en France, les protestations les plus fortes ne viennent pas de la gauche, mais de la droite.
Cette crise et ces nouvelles démarcations que vous décrivez sont propres à la gauche européenne, elles ne touchent pas les gauches latinoaméricaines.
Depuis longtemps. Les gauches latino-américaines sont très différentes des gauches européennes. En premier lieu, les gauches d’Amérique latine ont assumé et façonné un projet géopolitique. Il y a quinze ans, personne n’aurait pu penser que l’Amérique latine parviendrait à l’autonomie qui est la sienne aujourd’hui. C’est une conquête majeure. Désormais les Etats-Unis [d’Amérique] ne peuvent plus donner des ordres aussi facilement qu’avant ni considérer non plus que l’Amérique latine est sa chasse privée. Kirchner en Argentine, Chávez au Venezuela, Correa en Equateur, Morales en Bolivie ou Lula au Brésil ont gagné des espaces énormes, ils ont imprimé l’affirmation d’une autonomie considérable par rapport aux Etats-Unis. Ces présidents ont eu une vision géopolitique et un programme d’action sociale. La situation des gauches européennes n’est pas comparable. Les gauches latino-américaines ont imposé leur calendrier, ont conquis des électeurs, ont développé leur vision du monde. Ce schéma fonctionne parce que cette gauche-là est capable de mobiliser la société. Par comparaison avec celles d’Europe, les gauches latinoaméricaines sont beaucoup plus dynamiques.
Eduardo Febbro pour Página12 (quotidien argentin)
Página 12. Depuis Paris, le 29 novembre 2013.
Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Paul Rouet
El Correo. Paris, le 30 novembre 2013.
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